Cet article a été écrit à quatre mains à partir de témoignages de couples de militaires que nous avons volontairement rendus non identifiables, mais aussi de notre expérience personnelle qui n’a pas vocation à être généralisée.
Pénélope est une caricature de femme de militaire. Elle attend son mari en assurant la gestion du quotidien : entretien de la maison, éducation des enfants… tout en se refusant aux prétendants qui peuvent, légitimement, penser que son mari est mort, et cela depuis vingt ans. Inversons la situation et imaginons que ce soit Pénélope qui ait laissé son royal époux à Ithaque avec un tout jeune enfant. Aurait-elle erré si longtemps sur le chemin du retour, s’attardant dans les bras de l’équivalent masculin d’une nymphe, d’un sorcier ou de quel qu’autre exotique mâle ? Ulysse aurait-il résisté aux galants assauts des prétendantes ?
L’Odyssée et la littérature en général peignent des guerres qui sont des histoires d’hommes et que les femmes doivent subir passivement en demeurant sagement chez elles. Des femmes, il y en a pourtant toujours eu avec les soldats, partageant leur vie d’errance, sans statut. Ainsi l’étude des inscriptions latines expose une autre réalité que celle du légionnaire romain célibataire : beaucoup vivaient en concubinage et les familles les accompagnaient, de la Calédonie à la lointaine Dacie. Prostituées, lavandières, vivandières, elles suivaient leurs hommes parfois jusque dans la bataille. Leur éviction se fit progressivement et s’acheva avec la disparition des vivandières au début du xxe siècle1. Depuis, la guerre était un lieu exclusivement masculin, et l’arrière un lieu féminin2. Mais depuis près de vingt ans, les armées accueillent des femmes à tous les niveaux de la hiérarchie. Comme les hommes, elles sont projetables et, comme eux, elles partent en opex, même si leur présence au plus près des opérations terrestres, au sein des compagnies de combat, reste rare. L’armée française serait l’une des armées occidentales les plus féminisées. Aujourd’hui, des femmes commandent des navires, des avions de chasse, des hommes et des femmes sur le terrain. Un rapport de 2013 sur les femmes et les familles de militaires estimait le nombre de femmes dans les armées à cinquante mille, soit 15 % des effectifs (les pourcentages varient de 10 à 20 % en fonction des armées et des services, le Service de santé étant le plus féminisé)3.
Certes les femmes sont des militaires comme les autres. Mais la féminisation des armées a eu des conséquences que les différentes directions des ressources humaines n’avaient pas vraiment envisagées. Prenons l’exemple de l’École du service de santé des armées. Jusqu’en 1997, un quota limitait le nombre de femmes à environ 10 % des effectifs des élèves officiers médecins. La longueur des études, la mixité et la nature humaine faisaient que beaucoup se mariaient entre eux4, ou avec des militaires rencontrés en stage… En 1998, les quotas disparaissent. Le concours d’admission ne comportant pas d’épreuves sportives, la proportion de femmes est passée brutalement de 10 % à plus de 60 % ! Actuellement, le Service de santé des armées compte le plus grand nombre de couples homogames, c’est-à-dire où les deux conjoints sont militaires.
En 2010, près de 70 % des militaires étaient mariés et 61 % des femmes militaires vivaient en couple. Parmi elles, 60 % avaient pour conjoint un militaire. Ce même rapport estimait à dix-huit mille le nombre de couples homogames, avec des proportions variables en fonction des armées et des services. Il y a donc une majorité de Pénélope portant l’uniforme et qui, comme leurs époux, sont susceptibles de partir en opération. Comme eux, elles sont amenées à laisser leur famille et la charge de cette dernière à leur conjoint. Cette situation, même pour la société civile, est inédite, non seulement parce qu’elle met à mal les stéréotypes de genres, mais aussi parce qu’il s’agit d’un nouvel enjeu pour les couples de militaires ou mixtes.
- Mais qui va garder les enfants ?
- Colonel le jour, maréchal du logis la nuit
Il y a quelques années, alors que nous étions parents d’un enfant de dix-huit mois, mon épouse partit pendant deux mois pour sa première opération extérieure. Elle me laissa le soin de gérer le quotidien. Le fait de me retrouver en tant qu’homme isolé à m’occuper de mon fils, à préparer les repas, changer les couches… n’avait provoqué ni appréhension ni même angoisse. Faisant le même métier et devant chacun assurer des astreintes parfois exigeantes, nous avions l’habitude de changer de rôle. Un matin, mon chef de service me demanda, sans arrière-pensée, si mes parents ou mes beaux-parents étaient là pour m’aider. Certes, ils avaient pu venir les week-ends où je devais être à l’hôpital, mais j’assumais la majorité du temps seul mon rôle de père. Il s’étonna que je gère le quotidien seul, surtout avec un jeune enfant. Mais la situation suscita l’admiration de nombreuses infirmières…
La question de mon supérieur, au premier degré innocente, recèle de nombreux non-dits sur les fonctions des genres, dont le premier est l’idée qu’un homme ne peut assumer seul le quotidien. C’est oublier que de nombreux divorcés optent, quand ils le peuvent, pour la garde partagée, qui oblige donc les hommes à s’occuper des tâches ménagères et de leurs enfants. Depuis le jour où ils ont pu assister aux accouchements, les pères ont réclamé une place de plus en plus importante auprès de leur progéniture. Jusque dans les années 1970, en effet, ils étaient généralement écartés des salles de travail sans raisons objectives, si ce n’est la tradition visant à leur épargner ce « moment pénible » (sic). Seules quelques maternités progressistes les y acceptaient. Cela pose la question de ce qui apparaît comme un acquis. Lorsqu’aujourd’hui on interroge les couples sur cette présence durant le travail, la réponse la plus courante est l’importance de vivre ensemble ce moment et, par extension, pour l’homme d’assumer totalement sa responsabilité dans la venue au monde de l’enfant.
Dans la vie quotidienne d’un couple, le partage des tâches ménagères, par exemple, procède de l’idée qu’il faut une stricte égalité en son sein. Chacun doit vivre la même chose. Le couple serait une dyade de pairs et si la femme travaille, l’homme doit être capable de changer les couches, donner le bain et préparer le repas du nourrisson. Une interopérabilité qui, lorsque Pénélope s’en va en opération, facilite évidemment les choses. Les hommes sont moins démunis, même si la famille vient bien souvent prêter main-forte. Mais pour certains, cette idée d’une indispensable et stricte égalité dans les tâches peut s’étendre jusqu’à l’existence elle-même : il faudrait partager la même expérience, et cela tout le temps.
- La grande illusion
La vie du couple devrait donc être synchrone. Cela est possible dans le quotidien et nécessaire quand mari et femme travaillent tous deux. Il suffit, par exemple, de s’accorder sur les emplois du temps. Les technologies de la communication ont fait disparaître le Post-It sur le frigo et permettent d’échanger rapidement et d’ajuster ses activités en fonction de la vie de famille. Mais il en va autrement en opération, ne serait-ce qu’en raison des fuseaux horaires différents qui obligent chacun à une gymnastique d’esprit pour trouver les moments adéquats pour communiquer. Néanmoins, le quotidien au foyer familial et la vie en opération ne sont pas deux lignes temporelles qui s’excluent l’une l’autre. N’est-il pas illusoire d’ailleurs de croire qu’un couple vit la même chose ? Les trajectoires sont liées mais ne forment pas une seule ligne. Le départ de l’un des conjoints crée un éloignement, et c’est valable pour les femmes comme pour les hommes, mais parfois il y a intersection.
Certains militaires font, eux, le choix de l’ignorance : « Je ne veux rien savoir. » C’est une façon de se protéger de l’angoisse. En ignorant ce qui se passe en opex ou dans le quotidien familial, l’un comme l’autre ne se sentent ni concerné par ce que vit l’autre, ni envahi par ses soucis. Mais sur quoi alors se fonde le couple si le temps de la mission ne permet pas de raconter un récit commun ?
Certes, certains événements vécus en opex demeurent en opex. Cela est possible parce que ce n’est pas le couple qui est concerné, que seul l’individu est touché. Tout dire ou ne rien dire ne sont pas des solutions ; il existe un juste milieu entre l’étalage de son vécu, qui implique son propre vécu anxieux, et le mensonge par omission. Tous les couples interrogés expliquent qu’un quant-à-soi est nécessaire pour préserver le conjoint, mais aussi pour se préserver soi-même. Une expérience que nous avons nous-mêmes partagée. Car exprimer son angoisse, c’est aussi la faire advenir. Mais il est parfois nécessaire de s’épancher ; il est important d’avoir une oreille attentive loin du tumulte de la mission.
Un homme, officier, raconte par exemple qu’un jour qu’il était au téléphone avec son épouse, officier elle aussi et alors en Afrique, il a entendu un vrombissement et comme une explosion, et sa femme lui dire calmement : « Il se passe quelque chose, je raccroche. » Il a alors allumé la télévision et appris que la position où elle était venait de subir un bombardement. Il n’aura d’ailleurs pas de nouvelles pendant plusieurs jours. Une situation évidemment génératrice d’angoisse. Être un homme ou une femme ne change rien sur ce point : le conjoint, quel qu’il soit, s’inquiète. Pour un couple de militaires, la situation est complexe : ne pas avoir de nouvelles de l’autre est une chose connue, presque habituelle, mais, en même temps, l’événement inquiète car chacun connaît les risques réels encourus pas l’autre. L’imaginaire a ici peu de place et c’est peut-être là l’enjeu, car un couple de militaires est familier de la réalité du terrain.
Face à de telles situations, certaines réactions sont étranges. Je n’ai ainsi jamais entendu un soldat s’interroger sur le fait que des « féminines » veuillent partir en opération. En revanche, certaines femmes peuvent faire preuve d’agressivité, estimant qu’il y aurait quelque chose de pathologique dans cette volonté de partir : comment une femme peut-elle laisser ses enfants et son mari seuls ?
- Treillis et jupons
- Lysistrata
Au-delà de la farce politique, Lysistrata, la comédie d’Aristophane, rappelle quelques vérités aux hommes et aux femmes. Souvent traduites avec beaucoup de prudence pour ne pas dire de pruderie, les références à la sexualité sont crues et directes dans la version originale. La pièce raconte comment les femmes d’Athènes ont décidé de faire la grève du sexe afin d’arrêter la guerre qui opposait leur cité à Sparte. L’héroïne éponyme convainc d’ailleurs les femmes des autres cités grecques de rejoindre le mouvement. Une pièce étonnante dans le contexte spécifique à l’Antiquité grecque réputée machiste, mysogine et phallocrate. Aristophane y montre la force des femmes. De nombreux auteurs l’ont adaptée et d’autres l’ont même mise en pratique, notamment en 2004 au Soudan. Avec quelques résultats…
Le sexe opère en effet comme un pacificateur. Dans le cas de la pièce d’Aristophane, la grève provoque des tensions au sein des couples et oblige les hommes à faire la paix. Il y a là une spécificité de l’espèce humaine, seulement partagée par les bonobos. Le sexe crée du lien car il oblige au dialogue.
Le départ en opération met chacun des conjoints face au manque physique mais aussi affectif. C’est une nouvelle expérience du manque. Et l’absence affective met aussi chacun face à d’autres questionnements : que fait l’autre sans moi ? que vit-il sans moi ? Il faut être capable d’aménager ce manque. Chez Aristophane, les hommes tentent de convaincre les femmes d’abandonner leur résolution par divers moyens, mais ce sont bien eux qui « craquent » en premier.
Il est difficile d’évoquer cet aspect de l’intimité fondatrice du couple qu’est le sexe. Chaque couple invente une façon de conserver cette part d’intime, même de façon symbolique. Mais il faut avant tout comprendre, comme dans le cas de l’illusion d’être synchrone, que le vécu de chacun est différent. L’opex a tendance à abraser la libido. Dans les quelques entretiens où la question a été abordée, hommes comme femmes disent qu’en opération il y a peu de place pour le désir ou la séduction. Dans certains cas, l’insistance des questions de celui resté en métropole sur ce sujet peut être perçue comme malvenue et inadaptée.
- Opération jupons
Dans l’imaginaire, et spécifiquement quand elle fait irruption dans un environnement essentiellement viril, la femme est une perturbatrice de l’ordre et c’est au sexe, ou plutôt à la tension qu’il crée, qu’est attribué le chaos. Dans Operation Petticoat (Opération jupons5), l’équipage d’un sous-marin, commandé par le débonnaire Cary Grant, recueille à son bord cinq infirmières officiers. Sur l’une des affiches du film, l’allusion sexuelle est mise en exergue : on y voit le commandant, posté en bas d’une échelle, un soutien-gorge dans la main, regarder l’une de ces infirmières descendre celle-ci. Après avoir provoqué quelques catastrophes, tout cela sur le ton de la comédie, ces jeunes femmes finissent par se marier avec les officiers célibataires du bord.
Cette comédie, en partie fondée sur des faits réels, est parfaitement oubliable même si elle se visionne avec plaisir. Si on s’affranchit des stéréotypes propres aux années 1950, elle montre que le problème que rencontre une femme dans un milieu masculin n’est pas sa compétence mais son sexe. Aujourd’hui encore, certains officiers de Marine critiquent, à titre personnel, l’arrivée des femmes dans les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (snle). Ils ne contestent pas leur compétence, mais le fait qu’elles vont bousculer l’équilibre du bord en créant une tension sexuelle. Il est bien connu qu’où il n’y a pas de femmes, il n’y a pas de sexe…
Et si les hommes sont inquiets de la présence de femmes en mission, leurs épouses le sont tout autant : elles craignent que dans la solitude du bord ou de l’opex il y ait des rapprochements. L’inverse est tout aussi vrai, mais pour d’autres raisons : les maris, s’ils n’ont globalement pas peur de l’infidélité de leurs compagnes, se méfient en revanche de leurs congénères et de leur instinct de prédation ! Les femmes sont donc imaginées comme des victimes et les hommes comme des prédateurs. Se dessinent des stéréotypes dont les locuteurs n’ont pas vraiment conscience, et cela des deux côtés. Pour les uns, les femmes sont des victimes potentielles et leur rôle est de les protéger. Pour les autres, les hommes sont vulnérables sur le plan affectif et pourraient donc se rapprocher d’une autre femme.
Bien évidemment il n’existe pas de statistiques sur les aventures extra conjugales en opex. Elles existent ; nous en avons été témoins, et cela à tous les niveaux de la chaîne hiérarchique. Un cas, resté célèbre, est celui du général Kœnig et de sa conductrice. Mais si ces rapprochements ne sont pas exceptionnels, ils ne sont pas non plus fréquents. Dans certains cas même, des célibataires, parfois endurcis, ont trouvé là l’occasion de se séduire et se sont mariés de retour en France.
- La chambre du roi d’Ithaque
L’histoire d’Ulysse ne s’arrête pas avec le massacre des prétendants. Il lui reste une dernière épreuve à affronter. Il avait jusqu’alors le soutien d’une partie des dieux et le droit pour lui. Nul ne pouvait lui reprocher d’avoir tué les prétendants qui, pour certains, avaient usé de ruses pour convaincre Pénélope de les épouser. Certes, le sang a été versé dans le palais, mais c’était au nom de la justice – scène étrange d’ailleurs, où père et fils communient dans un massacre qui semble si étranger au personnage.
Cette dernière épreuve est la plus humaine et peut-être la plus difficile : après vingt ans d’absence, Pénélope le reconnaîtra-t-elle ? Le récit est réaliste : elle ne veut pas voir son époux dans cet homme vieilli par le temps et les épreuves. Certes, il est déguisé, mais sa nourrice a reconnu la blessure qu’il se fit enfant. Pénélope, elle, doute. Les chants 22 à 24 rapportent que parfois elle semble voir son visage, puis celui d’un étranger. Alors elle décide de tester cet homme en lui disant que le lit conjugal a été bougé. Or le pied de celui-ci est en fait la souche de l’olivier qui en occupait autrefois l’emplacement et qu’Ulysse a lui-même coupé pour en faire un lit. Ils sont les seuls à le savoir. Ulysse s’exclame qu’il est impossible que le lit ait été déplacé et Pénélope, enfin, reconnaît son époux.
De tous les épisodes de l’Odyssée, il s’agit sans doute du plus émouvant, car il évoque une réalité intemporelle de la condition humaine : comment reconnaître l’autre après une absence ? Vingt années ont en effet passé. Ulysse a connu la guerre et enduré de nombreuses épreuves. Quant à Pénélope, elle a élevé seule leur fils et a déployé autant de ruses que son mari pour éloigner les prétendants. On devine aussi qu’elle a souffert de l’absence, car l’insistance des prétendants ne fait que souligner une évidence : où est Ulysse alors que la guerre est achevée depuis longtemps ? Tous deux ont changé et vieilli – ce thème a été brillamment exploré dans Le Retour de Martin Guerre6. Pourquoi Pénélope ne reconnaît-elle pas son mari ? Qui d’autre pouvait avoir la blessure que reconnut sa nourrice ? Qui d’autre pouvait être reconnu par son chien ? Qui d’autre pouvait tendre son arc ? Elle le teste peut-être pour une autre raison : le souvenir qu’ils partagent est en fait une façon de se réaccorder, de se reconnaître mutuellement.
Pour un couple, la question est certes moins poignante que dans l’Odyssée, mais si l’enjeu du réaccordage n’est pas celui de la reconnaissance du visage, il se situe néanmoins dans un apprivoisement d’autrui. Tous les couples que nous avons interrogés ont rapporté des moments de doute, ponctuels ou plus durables : l’autre aura-t-il changé ? sera-t-il comme avant ? Un couple vieillit ensemble et c’est parfois une prise de conscience douloureuse de s’apercevoir que son conjoint est devenu un autre, comme le chante fort bien Léo Ferré dans Avec le temps. Une absence plus ou moins longue opère comme un révélateur plus radical.
- Demain est un autre jour
Un couple doit sans cesse réinventer son histoire pour donner l’impression d’une permanence. Un couple, c’est aussi un projet et une histoire que l’on se raconte à deux. Tous ceux que nous avons rencontrés racontent que le départ de l’épouse a été réfléchi en amont et accepté comme un projet commun et pas celui d’un seul. Un couple d’officiers, tous deux marins, explique comment leurs choix de carrière relèvent d’une véritable horlogerie : quand l’un navigue, l’autre occupe un poste sédentaire. Une telle gestion n’est hélas pas possible pour tous les couples de militaires. Mais cet exemple montre comment les relations dans le couple sont aujourd’hui de plus en plus symétriques. Il y a encore quelques années, la famille ne faisait pas partie du paquetage ; les militaires étaient priés de laisser femmes et enfants à l’entrée des régiments, sur les quais ou sur le bord des pistes. Les progrès des communications et les évolutions de la culture occidentale font qu’il est désormais difficile de séparer privé et public. La porosité est de plus en plus grande et il est quasiment impossible de faire accepter aux femmes comme aux hommes de sacrifier leur vie de famille pour leur métier.
Certes, il y a encore des progrès à faire. Nous avons conscience que les exemples que nous avons donnés dans cet article, y compris ceux issus de notre expérience personnelle, sont marqués par un biais. Ces conjoints ont fait des choix et ont accepté d’assumer la carrière de l’autre. Pénélope n’est donc plus condamnée à attendre vingt ans son héros de mari. À notre époque, ils auraient sans doute alterné les séjours au pied des murailles de Troie…
Mais accepter que la femme puisse elle aussi partir au loin implique pour le couple une capacité à se réinventer régulièrement. C’est particulièrement vrai au retour. Nous avons évoqué la désynchronisation qui s’installe progressivement dans le couple, inévitable certes, mais dont chacun doit avoir conscience. La capacité à se réinventer s’avère nécessaire car elle permet de se resynchroniser plus aisément.
Les couples que nous avons interrogés disent tous que l’erreur ou l’illusion est de penser qu’au retour on peut faire comme si l’opex n’avait été qu’une parenthèse, comme si rien ne s’était passé. Or chacun a vécu des expériences qui doivent être intégrées dans le récit commun. Et chacun doit accepter qu’il y ait eu un temps sans l’autre, une expérience personnelle qui lui restera propre. Quand chaque conjoint reconnaît cela chez l’autre, le temps singulier de l’opex peut alors prendre place dans l’histoire du couple et de la famille.
Paul Ricœur distingue deux types de reconnaissance : celle sans fin et celle avec fin. La première ouvre sur un cycle de demandes et de récriminations, alors que la seconde le clôt. Il fait par ailleurs remarquer que cette dernière forme de la reconnaissance, la plus souhaitable, ouvre sur la fête. Le retour doit être une fête. Il y a quelque chose de l’ordre d’une nouvelle rencontre amoureuse : beaucoup d’attentes, d’interrogations, d’espoirs et d’appréhensions mêlés. Tous les couples interrogés disent bien qu’un retour réussi est l’occasion de se séduire à nouveau.
Finalement, Pénélope est bien rentrée de la guerre. Elle n’a pas trouvé son foyer vide et Ulysse a bien pris soin de Télémaque. Les prétendantes ne rôdaient pas dans le palais déserté. La guerre est finie et demain est un autre jour.
1 Cette éviction est secondaire à la fondation du service de santé moderne et au début du secourisme de combat, rôle qui était souvent tenu par ces femmes.
2 Nous n’oublions pas les merlinettes, les rochambelles et bien d’autres encore qui servirent avec courage et dévouement, mais durant des périodes ponctuelles comme la Seconde Guerre mondiale ou encore la guerre d’Indochine. Nous leur rendons hommage.
3 « Les femmes dans les forces armées françaises », 7e rapport du hcecm, 2013.
4 Situation facilitée par la géographie de l’école et une tolérance relative de l’encadrement. D’autres développements sont à envisager avec l’arrivée de l’école des paramédicaux des armées, où la proportion de jeunes femmes est encore plus forte.
5 Film de Blake Edwards avec Cary Grant et Tony Curtis, 1959.
6 Film de 1982 réalisé par Daniel Vigne avec Gérard Depardieu, Nathalie Baye et Bernard-Pierre Donnadieu dans les rôles principaux, et inspiré du livre de Janet Lewis qui s’appuie sur des faits réels.