« La bravoure absolue, qui ne refuse pas le combat même à chances inégales,
s’en remettant à Dieu ou à la destinée, cette bravoure n’est point naturelle à l’homme ;
elle est le résultat de la culture morale, elle est infiniment rare. »
Charles Ardant du Picq (Études sur le combat)
Quand on pense au courage, on imagine le pompier qui brave les flammes, le soldat qui va chercher son camarade blessé sous le feu ennemi ou des hommes célèbres tels de Gaulle partant pour Londres ou Rosa Parks s’asseyant dans la partie du bus réservée aux Blancs. Nous y reconnaissons le courage, celui des anonymes comme celui des héros. Mais peut-on parler du courage au singulier ? Dans Carnage et culture, Victor Davis Hanson analyse le choc culturel vécu par les Aztèques face aux Espagnols de Cortés. Chacun des adversaires considérait l’autre comme lâche alors que lui-même était un brave. Les Aztèques avaient l’habitude de mener des guerres « fleuries » : l’important était de capturer des ennemis vivants afin qu’ils soient sacrifiés aux dieux. Les conquistadors étaient eux rompus à la guerre à l’occidentale : courte et extrêmement violente. Pour les premiers, la démonstration du courage était suffisante, alors que pour les seconds, seul comptait l’affrontement du danger. Il faut donc admettre qu’il existe plusieurs types de courage. Mais est-il si différent en fonction des cultures et des époques ? Le courage recèle quelques particularités, et cela tout au long des époques et des cultures. Il n’est pas une simple vertu. Il appartient au contraire à une économie morale et sociale complexe que nous détaillerons à travers différents oxymores.
- Déclinaison historique et sociale du courage
- La vertu des héros
Depuis que les hommes se racontent des histoires, des épopées, le courage est la vertu des héros. D’ailleurs, les termes « héroïsme » et « courage » sont dans l’imaginaire suffisamment proches pour qu’ils soient interchangeables. Georges Dumézil chez les Indo-Européens comme Maurice Godelier chez les Baruyas de Papouasie-Nouvelle-Guinée ont montré que le guerrier occupe une place à part dans ces sociétés. Les héros mythologiques des épopées indiennes ou grecques ne sont pas des hommes ordinaires. Ils sont les enfants d’une divinité : Achille est le fils de Thétis, les Pandava sont les enfants de différents dieux védiques, Siegfried est le petit-fils de Wotan… Leur ascendance les sépare donc du monde commun et les dote de qualités extraordinaires. Certes, il s’agit de mythologie, mais chez les Baruyas, les « grands hommes », les guerriers, échappent eux aussi au lot commun. Ainsi certains interdits traditionnels ne peuvent leur être appliqués, notamment dans le choix des partenaires. Cette division traditionnelle se retrouve dans l’Inde védique avec le système des castes : la deuxième, celle des kshatriyas, les « guerriers », n’a ni les mêmes obligations rituelles, ni les mêmes interdits que celle des brahmanes, par exemple. On ne devient donc pas un guerrier, on naît guerrier. Et si ce guerrier se trouve en partie exclu de la société, celle-ci attend de lui un certain nombre de choses. Il est celui qui porte les armes, qui fait la guerre, qui assure des fonctions rituelles. Il doit aussi montrer du courage. Il ne saurait être lâche.
Le courage est donc ontologique à la fonction guerrière. Il n’est pas acquis mais inné. Cette conception semble absurde. Néanmoins, pendant quelques centaines d’années, ont été exclues des forces armées un certain nombre de minorités (femmes, Noirs, homosexuels) sous prétexte qu’elles ne montreraient pas suffisamment de bravoure. Les Noirs américains, par exemple, avaient la réputation de fuir au son des coups de feu. Et lorsque les premières femmes ont intégré des compagnies de combat au début des années 2000, certains se sont émus de savoir si elles ne craqueraient pas face au danger, si elles ne seraient pas lâches…
Le guerrier, le héros est donc par nature courageux. Conséquence : ce courage flirte souvent avec la témérité. Comparons Achille et Hector. Le premier recherche le combat, la gloire. C’est un personnage assez vain. Le second est plus humain. Il sait Troie condamnée par l’irresponsabilité de son frère Paris. Mais il continue à se battre pour une cause autre que la gloire : sa famille et sa cité. Avec lui se dessine la véritable valeur du courage : l’engagement envers le groupe, envers sa communauté. Achille n’a véritablement fait preuve de courage qu’une seule fois, lorsqu’il a dû choisir entre une vie courte mais glorieuse ou une vie longue mais terne.
Pourquoi le guerrier se doit-il d’être courageux ? Le courage n’est pas encore une valeur individuelle. Il doit être démonstratif. Deux situations le mettent en scène : le duel et l’exemplarité. Que ce soit à l’époque archaïque ou dans le Japon d’avant le xviie siècle, la plupart des batailles commençaient par une série de défis opposant les guerriers les plus éminents. Ce rite se retrouve jusque chez certains peuples amérindiens et recouvre des fonctions multiples. Les guerriers démontraient leur valeur, donc leur courage en s’affrontant. La victoire assurait aussi un ascendant moral sur le camp adverse. On imagine qu’ainsi un camp pouvait vaincre l’autre en faisant l’économie d’une bataille. Le combat des Trente1 pendant la guerre de Cent Ans n’avait pas d’autre but. L’exemplarité du courage, elle, a pour fonction d’entraîner la troupe derrière soi. On suit l’homme courageux, on se laisse emporter par son élan. C’est ce que préconisait Ardant du Picq. La valeur du chef devient la valeur de la troupe. Le guerrier doit entraîner les autres hommes par son ardeur au combat, son mépris de la mort et son courage. Le courage du guerrier est donc d’abord un courage démonstratif, un courage qui s’exhibe.
- Le courage existentiel
Aujourd’hui, les héros ont disparu et les guerriers sont rares. On sait aussi que les sociétés dites traditionnelles ont souvent recours à des substances psychotropes pour provoquer des comportements téméraires. Faire la démonstration de son courage n’est plus considéré depuis longtemps comme une preuve de cette vertu. Le courage est devenu individuel, existentiel.
Cette conception surgit dans l’histoire occidentale avec Platon. Dans un dialogue peu connu, le Lachès, Socrate s’interroge sur l’éducation. Il est accompagné par deux généraux athéniens : Lachès, donc, et Nicias. Cet échange soulève une question qui nous intéresse : le courage s’apprend-il ? Platon rompt avec la conception homérique du courage. Il s’oppose à la vision de Sparte. Pour lui, le paradigme du courage est l’hoplite qui tient sa place dans la phalange lors du choc. Le courage est donc un acte individuel. Pour resituer le débat, il faut rappeler que les Athéniens étaient des hommes libres, persuadés depuis les guerres Médiques que c’était cet état qui leur apportait une supériorité sur les autres peuples. À l’époque de Platon, le courage n’est donc plus une valeur propre à quelques-uns, il n’est plus inné. Socrate fait d’ailleurs remarquer que le marin ou le médecin peuvent eux aussi être courageux en dehors de toute situation de combat.
L’autre conséquence de l’abandon de la naturalisation du courage est qu’il n’existe pas de courage a priori. C’est un acte en lien avec un danger, qui s’inscrit face à un risque vital. Ce lien entre danger potentiellement mortel et comportement courageux a été problématique pour les premiers ethnologues, notamment Darwin. Comment expliquer le courage qui semble en totale contradiction avec l’« instinct de conservation ». On sait aujourd’hui que la plupart des espèces réagissent de trois façons face à un danger. Dans le premier type de réaction, les animaux sont agressifs, ils font mine de se préparer au combat. Le chat hérisse son poil, le chimpanzé crie et montre ses dents ; il s’agit de dissuader l’agresseur d’attaquer en lui laissant penser que le risque est trop grand. Dans le deuxième, ils prennent la fuite, un comportement qui peut être simple ou plus élaboré. Mais il s’agit toujours de mettre le plus de distance possible entre eux et le prédateur. Le poulpe, par exemple, utilise un nuage d’encre comme leurre. Dans le troisième, il adopte la simulation, celle de la mort. La souris capturée par un chat devient flasque, ses signes vitaux diminuent ; le félin se désintéresse alors d’elle et elle peut bientôt reprendre son activité.
Ou placer le courage ? Ce n’est pas un comportement de défi. Au contraire même. L’individu affronte délibérément le danger. Ce n’est pas non plus un comportement de fuite ou de sidération. Il est en outre éminemment humain. Il ne se rencontre pas chez les autres espèces qui, en revanche, peuvent montrer des comportements téméraires, notamment chez les jeunes individus.
L’homme courageux, contrairement au téméraire, sait qu’il doit faire face à une menace où sa vie est potentiellement en jeu. Cette conscience du danger est la raison pour laquelle nous qualifions ce courage d’« existentiel ». Le langage populaire parle de courage physique parce qu’il met en jeu l’intégrité corporelle. Mais il ne s’agit pas seulement du corps. Nous rejoignons l’idée développée par Heidegger dans Être et Temps : le courage est une forme particulière de l’être-au-monde, celle où le sujet prend conscience qu’il est « être-pour-la-mort » (Sein zum Todt). Il accepte le risque de la mort au contraire du téméraire qui le dénie.
- Le courage éthique
Nous avons largement évoqué le courage des guerriers et des militaires. Mais il existe une dernière forme de courage qui n’est ni démonstrative ni existentielle. Ce courage a la particularité de ne pas être totalement en lien avec une menace immédiate et vitale. On en trouve de nombreux exemples dans l’histoire. Ils sont d’ailleurs exaltés. On doit sans doute aux Romains d’avoir les premiers mis en avant cette conception. Il n’existe pas de mot en latin pour courage. Le concept peut être désigné par le terme Vir (« force », « impétuosité ») ou Animus (« esprit », « volonté »). Au courage guerrier, les Romains préféraient pour leurs armées la Disciplina, la « discipline ». Mais ils exaltaient aussi le courage civique tel que celui de Cincinnatus. On trouve beaucoup plus de citoyens exemplaires à Rome que de guerriers héroïques.
Dans la culture occidentale, et particulièrement française, le courage le plus valorisé est sans aucun doute celui du résistant. On songe à de Gaulle, à Frenay et à tant d’autres. Nous évoquions Rosa Parks en introduction. Les ressorts de ce courage sont complexes. On trouve chez Platon et Aristote ainsi que chez les philosophes des Lumières les prémices d’une explication. Le courage, ce n’est pas seulement se tenir droit face au danger. C’est aussi une prise de conscience et un acte face à l’injustice, à l’absurde. Camus est le penseur le plus lucide de ce courage. Contre ses antécédents idéologiques, contre ses proches amis, il défend par exemple une autre vision de l’Algérie. Ce courage n’est pas sans risque. Celui-ci est même consubstantiel à toute forme de courage. L’homme courageux, dans ce cas, ne craint pas immédiatement pour sa vie, mais il risque d’être emprisonné, de subir des vexations, de la violence, d’avoir honte. Il met en jeu son intégrité sociale autant que physique.
C’est cette forme de courage qui est aujourd’hui la plus valorisée. Elle est l’aboutissement d’un processus qui a commencé avec les épopées et qui s’est de plus en plus resserré sur l’individu pour finir par aboutir à une valeur éthique où la dimension physique du courage est peu à peu évacuée. Et si ce courage éthique est largement représenté dans le monde civil, il n’est pas étranger non plus au monde militaire. Le premier exemple est évidemment celui du général de Gaulle. Nous pourrions multiplier les illustrations de ce type de bravoure. Les témoignages, qui proviennent pour la plupart des Français libres, décrivent d’abord un sentiment de révolte suffisamment puissant pour faire basculer la vision du monde (Weltschauung, pour reprendre le terme technique de phénoménologie). Ce qui était tenu pour acquis ne l’est plus. La décision d’agir apparaît alors clairement. Le courage opère comme un révélateur d’une autre vision du monde. En changeant de posture, l’individu modifie son projet-au-monde de façon irrémédiable.
- Les trois oxymores du courage
Le courage est multiple. Et sa généalogie se déploie depuis l’aube de l’histoire. Il a connu des métamorphoses, des variations. L’étymologie nous égarerait et pourrait nous faire croire qu’il s’agit d’une passion. Or le panorama que nous en avons dressé laisse plutôt penser qu’il est le fruit d’un processus complexe qui a beaucoup plus à voir avec la raison. Mais le courage est une valeur contradictoire par bien des aspects. C’est un acte individuel mais à haute valeur sociale. Il est absurde parce que dangereux mais aussi raisonnable. Par ses conséquences, il peut provoquer le scandale ou être valorisé. D’un point de vue psychologique et sociologique, on peut le résumer à travers trois oxymores.
- Un individualisme social
Le courage n’est pas une valeur communautaire. Il est l’affaire d’un seul. Le groupe n’est pas en soi courageux ; il peut facilement céder à un mouvement incontrôlé stimulé par la peur. Ce constat valide l’idée que le courage est un comportement qui inhibe les réactions profondes (agressivité, fuite, sidération) face à une menace. Il n’y a de courage qu’individuel. Cela ne veut pas dire que l’exemple ne puisse pas insuffler au reste du groupe l’élan suffisant pour faire face. C’est ce qu’affirme Platon dans le Lachès : chaque hoplite, par son comportement, permet à la phalange de tenir face à l’ennemi.
Le courage est un comportement social. L’exemple du courage doit suffire à le transmettre. L’héroïsme en est le meilleur exemple : le héros sert d’exemple aux autres. La défection d’Achille jette le camp achéen dans l’expectative et redonne du courage aux Troyens. L’homme qui se lève et s’élance seul en entraînant avec lui le reste de son groupe fait preuve d’un comportement individualiste et à la fois social. C’est le premier oxymore du courage.
- Une vertu scandaleuse
Le courage est un scandale. Particulièrement à une époque qui promeut des valeurs ayant comme fondement la recherche de son propre intérêt. Le courage éthique évidemment est scandaleux : il s’oppose à ce qui est communément admis par l’ensemble du corps social. Refuser la ségrégation à une époque où elle était une norme défendue par tous jusque dans les rangs mêmes de ceux qui la subissaient implique une lucidité et un courage importants.
Les ressorts sont identiques à celui de l’enfant qui s’écrit : « Le roi est nu ! » Cela dit, la raison de chacun se dessille et il devient alors évident que ce qui était tenu pour acquis est injuste, choquant, et doit être combattu. Le courage redevient ce qu’il était à l’époque de l’épopée : démonstratif. Il invite le reste du corps social à prendre conscience et à s’engager dans la lutte quelle qu’elle soit. C’est le courage d’Hector qui inspire le reste de ses compatriotes. Il suffit d’un seul pour faire basculer une situation. Cet acte de courage devient alors un symbole. On peut y voir la motivation du geste de Jan Kovacs ou encore celle de ce Chinois anonyme qui, en 1989, sur la place Tien An Men à Pékin, fit stopper une colonne de chars. On n’est plus courageux pour soi. L’acte s’adresse à autrui, il est dirigé vers les témoins jusqu’alors passifs.
Le scandale se métamorphose en vertu. Il oblige à reconsidérer ce qui était tenu comme évident soit par conformisme soit par soumission. Il est illusoire de croire qu’un seul acte de courage puisse avoir le pouvoir de faire basculer un monde. Il ne faut pas mépriser non plus l’action d’un petit nombre. Toutes proportions gardées quant aux motivations des terroristes du 11-Septembre, il a suffi d’une dizaine de personnes pour altérer durablement les relations entre les États et jusqu’à l’état d’esprit de certaines nations.
Le courage est une vertu, un idéal. Nous souhaitons tous être courageux si l’occasion devait se présenter. La société promeut ce modèle. Les récits portant sur la lâcheté sont rares ou bien le personnage lâche trouve une nouvelle rédemption par un comportement courageux et meurt le plus souvent. Les films de guerre américains des années 1950 regorgent de tels exemples. La plus vieille histoire de l’humanité, celle de Gilgamesh, raconte l’histoire d’un homme qui affronte la mort elle-même. Depuis toujours et dans le monde entier, les récits valorisent le courage, en font la valeur suprême. L’oxymore se constitue donc dans le conflit qu’il peut y avoir entre cette valeur, souhaitée et valorisée par le corps social, et le scandale que le courage peut provoquer en mettant en crise d’autres valeurs et jusqu’à la société même.
- Une absurdité raisonnable
Le courage est foncièrement absurde. Nous sommes tellement conditionnés à le concevoir comme une valeur que nous ne voyons pas qu’il nuit à tous nos intérêts. D’un point de vue strictement individuel, tout nous pousse à ne pas affronter le danger et même à s’en protéger. On apprend d’ailleurs aux sauveteurs à d’abord se protéger avant de porter secours. Car un comportement courageux peut conduire à la mort. L’individu courageux prévoit cette possibilité. C’est un raisonnement utilitariste conduit ab absurdo. Dans le Japon du xve siècle, le prince de Mito pointait déjà cette absurdité. Selon lui, le plus humble des paysans était apte à mourir pour une cause, mais il était plus difficile de faire que ce sacrifice soit utile. Il est même des situations où il vaut mieux rester en vie. C’est ce qu’illustre l’histoire célèbre des quarante-sept rônins que l’on peut lire aussi comme une histoire de courage éthique. Ces samouraïs déchus préférèrent en effet la honte afin de pouvoir venger leur maître. Le courage va donc à l’encontre du comportement « instinctif » face à une menace. Il fait appel à des processus cognitifs élaborés. Il est foncièrement raisonnable, au contraire de la témérité qui, elle, est un déni du danger. Il ne peut y avoir de courage sans raison et sans danger.
Annuler la peur ne rend pas les hommes plus courageux, elle les rend téméraires. L’homme courageux connaît la peur mais est capable de la dépasser. Spéculons un peu. Nous évoquions le problème posé en éthologie par le courage. On peut imaginer qu’il a assuré un avantage évolutif majeur. Les hommes, ou les hominidés, ont pu ainsi affronter des dangers que les autres mammifères n’auraient pu affronter. Le troisième oxymore du courage se formule ainsi : le courage est absurde mais il est aussi raisonnable. Il n’y a de courage qu’en pleine conscience du danger et de la peur.
1 Trente chevaliers anglais et bretons se sont affrontés lors de la guerre de Cent Ans dans un champ clos pour savoir quel parti serait vainqueur.