Voyage au bout de l’enfer (1978) de Michael Cimino est un film marquant. On y trouve dans la dernière partie une scène fondamentale : le héros, joué par Robert De Niro, est un chasseur assidu ; de retour du Vietnam, il renoue avec cette passion et a dans son viseur un daim (d’où le titre du film en anglais : The Deer Hunter) ; il s’apprête à tirer mais s’arrête et pleure. Il est incapable de tuer. Un comportement qui n’est pas une licence du cinéaste mais une réalité qui n’a rien d’exceptionnel chez les vétérans.
Audie Murphy (1925-1971) est l’un des soldats américains les plus décorés de la Seconde Guerre mondiale, aujourd’hui encore considéré comme un héros – et il mérite cette qualification. Il reconnaissait avoir tué une dizaine de soldats allemands directement. Mais toutes les nuits, il dormait avec un pistolet sous son oreiller. Sa première épouse raconta après sa mort survenue accidentellement qu’il lui arrivait de pleurer devant des photos d’orphelins allemands ou de soldats morts au combat.
Le sergent X est engagé depuis plusieurs années. Il sert avec fierté au sein de son régiment. Il a d’ailleurs été plusieurs fois récompensé pour ses actions et a connu sa part de feu. Lors de sa dernière mission, en Afghanistan, il a été blessé par balle. Une blessure qui n’a jamais engagé son pronostic vital bien que nécessitant des soins immédiats et une évacuation. Depuis son retour, il est gêné par des manifestations étranges. Il ne supporte plus de voir des personnes se disputer. Il ne peut plus voir un film d’action ou jouer à un jeu vidéo violent. Une image de cadavre provoque une sensation de dégoût. Il ne s’imagine plus utiliser une arme. Il ressent une sorte d’impuissance qui finit par l’inquiéter.
Le caporal Y est tireur de précision. Sa mission est de soutenir l’action de ses camarades. Il s’est beaucoup entraîné, mais n’a jamais tiré sur un ennemi. Ce jour-là, en Afghanistan, il voit deux insurgés se préparant à utiliser un rpg contre son groupe. Les ordres sont clairs : neutraliser toute menace. Il tire deux fois et tue les deux hommes. Confronté quelque temps plus tard à la mort de l’un de ses camarades et à la douleur de sa famille, il prend conscience qu’en tuant il a causé les mêmes souffrances. Il est depuis incapable de toucher une arme et reste chez lui à contempler le plafond, perdu dans sa culpabilité.
- Vaccination à la violence
Grâce aux nombreuses descriptions dont il fait l’objet ou aux représentations populaires, beaucoup pensent que le cauchemar est le symptôme maître du trauma. Un cauchemar est facile à désigner et à décrire. Or il n’est pas ce que l’on trouve le plus fréquemment chez les patients. L’hyper vigilance est en effet bien plus courante. Il s’agit d’une forme de suractivité attentionnelle. Des stimuli, parfois anodins, sont perçus comme menaçants et provoquent une angoisse pouvant se manifester par des réactions physiques (tachycardie, sueur…) jusqu’à des réactions comportementales : évitement, fuite ou recours à des toxiques pour réduire la charge anxieuse. Je compare souvent cet état à un « mode guerre » du cerveau : on a l’impression que le patient n’est pas capable de retrouver une sorte d’indifférence au monde que caractériserait un « mode paix » ; il reste dans un état d’attention élevé malgré un contexte a priori non menaçant.
Il est intéressant de constater que la violence est le stimulus qui provoque une réaction exacerbée chez ces patients. Beaucoup disent ne plus supporter une scène de violence et, chez certains, une simple dispute provoque un évitement actif. La confrontation à des images en rapport avec la mort ou l’idée même de la mort est aussi source d’angoisse. Typiquement, ces sujets vont éviter tout ce qui pourrait les mettre face à la violence ou à ses conséquences. Caricaturalement, ils ne regardent plus les films d’action ou de guerre ou encore les journaux télévisés.
Le phénomène est comparable à une sorte de vaccination à la violence et à la mort. La comparaison avec la vaccination s’arrête au fait que l’agent vaccinateur est soit atténué soit inactif ; dans le cas de ces patients, au contraire, il y a eu confrontation directe et intense à l’horreur. Une étude menée dans les années 2010 auprès de participants au génocide au Rwanda montrait une diminution très nette de leur appétence à la violence1. Ils semblaient devenus incapables d’être eux-mêmes violents. Les auteurs concluaient qu’il s’agissait d’une forme d’évitement de stimuli pouvant réactiver le trauma. Un comportement souvent rencontré chez les sujets souffrant de phobie et qui évitent au quotidien ce qui est la cause de leur angoisse.
- Spéculations sur l’utilité évolutive du trauma
Les idées que je vais développer n’ont qu’une valeur heuristique et spéculative, et n’engagent donc que moi. D’un point de vue conceptuel, elles s’inscrivent dans le courant de la psychologie évolutionniste, avec toutes les précautions épistémologiques qu’il faut prendre envers cette théorie qui prétend chercher une étiologie, et parfois une solution, aux maladies mentales à travers le passé évolutif de notre espèce.
Comment donc replacer l’état de stress post traumatique (espt) dans le cours évolutif ? On peut partir de plusieurs faits simples et facilement vérifiables. D’abord, le stress comme réaction d’adaptation existe chez la plupart des espèces de vertébrés et le stress psychologique est présent chez presque tous les mammifères. L’éthologie montre des voies privilégiées, mais si on prend l’exemple des grands singes, on constatera des ressemblances frappantes avec Sapiens Sapiens. Ainsi les expérimentateurs sont capables de créer chez le rat notamment des modèles d’état de stress post traumatique qui permettent de tester in vivo certaines molécules à visée thérapeutique.
D’un point de vue évolutionniste, la proximité des mécanismes du stress entre les espèces de mammifères et la possibilité de créer expérimentalement un traumatisme permettent de penser que nous partageons des mécanismes communs. La question est : pourquoi chez l’être humain l’état de stress post traumatique (espt) est-il si répandu (environ 4 % dans la population générale, ce qui en ferait un trouble mental majeur à comparer au 1 % de schizophrénie) et semble-t-il être un processus acquis même si on peut repérer des facteurs vulnérants ?
Une idée simpliste de la psychologie évolutionniste est que si nous observons un comportement, c’est qu’il a une utilité soit dans le processus de sélection naturelle soit dans le processus de sélection sexuelle. Il faut remarquer que l’on s’intéresse là à des populations et non à des individus. Les maladies mentales sont soit le signe d’une inadaptation au milieu soit utiles dans la mécanique évolutive.
Examinons maintenant la question de la violence. Ce comportement est très utile dans le processus de sélection puisqu’il permet d’assurer la survie. Darwin avait repéré très tôt l’importance de l’agressivité et entraîné un malentendu avec d’autres auteurs comme Spengler qui confondirent la survie du plus fort avec celle du plus adapté2.
Pouvoir être agressif permet d’être plus efficace à la chasse et de se défendre contre les autres prédateurs ou des groupes homologues mais concurrents. Mais c’est aussi un problème. Pour des animaux sociaux, il faut pouvoir limiter ou même inhiber la violence dans le groupe et la diriger vers l’extérieur. La socialisation implique donc des mécanismes de régulation de la violence et de l’agressivité. Konrad Lorentz3 remarque d’ailleurs que la violence et le meurtre sont extrêmement rares au sein d’une même espèce, et que les comportements agressifs sont régulés et, notamment entre mâles chez certains mammifères à la saison des amours, arrivent rarement à la mort de l’un des protagonistes. Un groupe d’animaux sociaux doit donc faire face à un paradoxe afin d’assurer sa survie : être suffisamment agressif et violent vers l’extérieur, et être capable de contenir, neutraliser ou détourner ces comportements à l’intérieur. Les chimpanzés ont ainsi développé une série de comportements dits de grooming afin de neutraliser les violences dans le groupe, ce qui ne les empêche pas de chasser ou d’agresser d’autres groupes de semblables. Les loups ont développé une hiérarchisation au sein de la meute, qui se trouve remise en cause quand le mâle dominant est vulnérable. Contrairement à ce qu’imaginait Hobbes, il n’y a pas dans la nature d’état de guerre permanent. La violence existe, mais elle est régulée par des mécanismes complexes. Voici pour les faits. Je le répète : ce qui va suivre est une spéculation.
Projetons-nous à une époque reculée, vers 100 000 avant notre ère, quand, depuis l’Afrique, Sapiens se répand dans le monde entier. Sapiens est un prédateur intermédiaire : c’est un chasseur moyen et une proie plutôt facile ; il ne court pas vite, ne voit pas très bien dans le noir et est relativement vulnérable au climat. Mais la maîtrise du feu et la fabrication d’objets de plus en plus élaborés lui apportent un avantage sur ses concurrents. De plus, une socialisation probablement ancienne permet de déployer des techniques et des comportements de plus en plus élaborés qui assurent efficacement la survie du groupe. C’est la combinaison de techniques de plus en plus élaborées, de leur transmission et de la vie en société qui a assuré son succès.
Il y a de nombreux avantages à être agressif envers ses semblables à une époque où les ressources sont restreintes et où il est donc intéressant de s’emparer des possessions des autres groupes. Or l’agressivité a tendance à s’entretenir. Caricaturalement : la violence crée la violence. Notre cerveau est construit pour apprendre et s’habituer. Le passage répété à l’acte violent est donc en théorie de plus en plus facile. Dave Grossman montre d’ailleurs comment on peut conditionner sans trop de difficulté un individu à la violence4. Tout le problème est donc la régulation du comportement.
Et si le trauma était une façon de court-circuiter la violence ? On peut spéculer que la confrontation à l’horreur rend progressivement insensible à cette dernière. Il faut pouvoir la neutraliser. Le langage, la complexification de la société et le contrôle qui s’exerce sur les individus permettent en partie cette neutralisation. Mais à une époque où la communication était limitée, la capacité de notre cerveau à se « déconnecter » pouvait constituer un avantage pour le groupe en limitant la violence interne.
Les Martyrs
« Vous qui dîtes : “Mourir, c’est le sort le plus beau”
Et qui, sans le connaître exaltez le tombeau,
Venez voir de plus près, dans ses affres fidèles,
Cette mort du soldat qui vous semble si belle.
Vingt hommes à la file, au fond d’une tranchée,
Coltineurs d’explosifs sur leur tête penchée.
Tout à coup, c’est la mort qui passe : un tremblement,
Un souffle rauque, un jet de flamme. En un moment
Les soldats ont fondu dans la rouge fumée,
Et la terre en sautant sur eux s’est refermée.
Quand le brouillard puant s’est enfin dégagé,
Le néant : aux débris du boyau mélangés
Des parcelles de chair et des bouts de capote,
Un bras nu, une main crispée sur une motte,
Des cheveux arrachés, de la boue et du sang.
On retrouverait d’eux, en les réunissant,
Morceau de chair salie, de cervelle ou de moelle
De quoi remplir à peine une moitié de toile. »
Henry Jacques, La Symphonie héroïque (1921)
- Trauma et pourriture, même combat ?
Comme il serait rassurant de penser que l’humanité est protégée d’elle-même par des mécanismes neurophysiologiques ! Nous n’aurions plus rien à craindre : dans notre cerveau se cacherait un interrupteur qui nous protégerait des conséquences de la violence. Une étude réalisée auprès d’enfants soldats en Ouganda montre des résultats inverses. Chez ces adolescents, l’appétence à la violence est plus grande et le recours à celle-ci plus importante. Encore une fois, comme dans certains cas de phobie, ces sujets semblent s’engager dans une fuite : en entretenant l’excitation violente, ils évitent d’affronter leur angoisse. La violence s’auto entretient dans un processus d’accélération comportementale.
Cette observation doit inviter à la prudence. Dans une approche moniste qui intègre à la fois culture et nature, on ne peut se satisfaire d’un déterminisme simple. Les hypothèses que j’ai exposées sont d’abord une fiction visant à la réflexion et n’ont donc aucune valeur scientifique. Mais ce qu’il faut en retenir, c’est que la violence n’est pas une spirale incontrôlable. Il existe probablement des moyens de la réguler, comme l’ont montré plusieurs travaux5.
Livrons-nous pour conclure à une autre spéculation, en commençant par une comparaison qui pourra sembler hasardeuse. Après avoir mangé un aliment avarié, le tube digestif réagit en tentant de l’expulser soit par voie haute soit par voie basse. Mais on constate aussi que la mémoire garde en partie la trace de la confrontation à cet aliment, entraînant généralement une sensation de dégoût qui fait que l’individu s’en détourne. On pourrait imaginer que le trauma soit une forme de dégoût, non pas d’un aliment mais de la violence. Un dégoût présent chez de nombreux auteurs ayant connu le feu : Sassoon, Owen pour les Anglais, Barthas (avec une arrière-pensée politique), Céline chez les Français. Ils ont été sans doute suivis par une foule d’anonymes à la fin de la Grande Guerre, ce qui pourrait expliquer la vivacité des mouvements pacifistes.
1. Roland Weierstall, Susanne Schaal, Inga Schalinski, Jean-Pierre Dusingizemungu et Thomas Elbert, « The thrill of being violent as an antidote to posttraumatic stress disorder in Rwandese genocide perpetrators », European Journal of Psychotraumatology, vol. 2, 2011.
2 Darwin n’a jamais défendu l’idée de survie du plus fort, qui est d’ailleurs en contradiction avec la théorie de l’évolution. En revanche, l’idée de la survie du plus fort a permis à Spengler de justifier la supériorité de l’Allemagne dans les années 1930.
3 Konrad Lorentz, L’Agression. Une histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion, 1983.
4 Dave Grossman, On Killing Back Bay Books, 1995.
5 Voir la plupart des ouvrages de Pascal Picq sur le comportement des singes et les relations qu’il établit avec l’éthologie humaine.