La stratégie s’occupe de la façon dont les armées s’approchent les unes des autres. La tactique a pour objet la manière dont elles s’affrontent. Mais il n’existe aucune discipline qui traite de la façon dont une armée retourne chez elle. Les raisons sont d’abord historiques. Les soldats s’engageaient pour une longue période. Il s’agissait alors d’un changement radical de condition. La recrue rompait avec son environnement d’origine. Le légionnaire romain, par exemple, contractait un engagement de près de vingt ans et ses missions l’entraînaient aux confins de l’empire. Un Hispanique pouvait fort bien mener une campagne en Dacie et finir par fonder une famille près du mur d’Hadrien. Le soldat n’appartenait plus à son terroir. Son terroir était devenu la troupe. À partir du milieu du xixe siècle, le besoin de plus en plus important en hommes a obligé les États à engager des soldats pour une période déterminée. Au début de la guerre de Sécession, l’Union recrutait pour quatre-vingt-dix jours. Contrairement aux soldats de l’Ancien Régime, ces engagés rentraient chez eux une fois leur période terminée. La condition de combattant était donc vécue comme transitoire. Le retour dans les foyers a commencé à compter. Aujourd’hui, l’éloignement des théâtres d’opérations rend ce problème plus important encore. Comment rentre-t-on de la guerre ? Comment chacun négocie-t-il le passage de la guerre à la paix ? L’histoire a retenu trois exemples.
- À pied
Xénophon, auteur de l’Anabase, le banquet, est l’un des écrivains les plus célèbres de l’Antiquité. Ce mercenaire, élève de Socrate, a laissé une œuvre importante, notamment l’un des premiers récits d’opération extérieure. À cette époque, les Grecs sont réputés pour leur vertu guerrière. La phalange est invincible. Celle à laquelle appartient Xénophon a été engagée par un prétendant au trône de Perse. Celui-ci est malheureusement défait, et les Grecs se trouvent brutalement sans employeur et isolés en pays hostile. Plusieurs semaines leur seront nécessaires pour rallier la côte à pied. L’histoire a retenu leurs cris de joie quand ils aperçoivent la mer : Thalassa !
l’Anabase, qui raconte ce retour, peut se lire comme un récit d’aventures. Il est aussi une leçon d’art militaire. Il rapporte comment les chefs grecs entretiennent l’espoir des hommes tout au long du chemin du retour. Pour eux, la patrie et son sol sont sacrés. Pour beaucoup, la mer est un horizon familier. Aucun n’imagine finir sa vie en Asie Mineure. Des années plus tard, Alexandre, aux portes des Indes, sera obligé de rebrousser chemin : ses hommes refusaient d’aller plus loin et exigeaient de regagner la Grèce. La retraite des Dix Mille illustre le fait que tout retour est pour une armée un moment périlleux et semé d’embûche. l’Anabase en montre aussi les enjeux psychologiques.
- En bateau
La Seconde Guerre mondiale terminée, les États-Unis songent à ramener les gis chez eux. Or, en 1945, pour traverser l’Atlantique, il faut encore six jours aux meilleurs paquebots et une dizaine pour les autres. Ces soldats viennent de démontrer qu’ils étaient parmi les meilleurs au monde. Certains se sont battus sans discontinuité des plages de Normandie jusqu’aux plaines d’Allemagne. Ils ont subi des combats d’une rare violence dans le bocage normand. Ils ont montré des qualités exceptionnelles de résistance et de pugnacité dans les Ardennes pendant l’hiver 1944-1945. Il est temps de rentrer ! Les hommes sont fatigués et il tarde à l’Amérique de retrouver ses enfants.
Ceux qui embarquent savent qu’ils rentrent en héros. Les articles d’Ernie Pyle ont fait du simple fantassin venant d’un coin perdu du Nebraska l’un d’eux. Ils commencent à comprendre qu’ils ont vécu une période extraordinaire, qu’ils viennent de faire l’histoire. Ils ont hâte de rentrer et de retrouver leurs proches. Certains ne les ont pas vus depuis 1942. Ils savent aussi qu’ils vont devoir se séparer de leurs camarades alors que, pendant toutes ces années, ils ont passé tout leur temps ensemble et ont tout vécu ensemble : l’entraînement, les débarquements, la peur, l’angoisse, les blessures, la mort d’un copain…
Le voyage aller vers l’Angleterre avait été marqué par l’angoisse et l’excitation. La question de sa valeur, la peur de la blessure ou de la mort taraudaient chacun. Il y avait aussi l’espoir, secret, de vivre une grande aventure, de devenir un héros. Le retour est différent. Cette semaine passée en mer va leur permettre de passer un dernier moment tous ensemble. Ils vont se raconter encore une fois leur guerre. De ce pot-pourri de souvenirs va naître un récit commun que chacun emportera avec lui. Cette histoire dite, ils peuvent songer au futur. À l’aller, l’avenir se limitait à espérer rentrer vivant. Pour l’immense majorité d’entre eux, ils ne se reverront jamais. L’exemple de la compagnie E du 506e régiment de la 101 Airbone est exceptionnel : la plupart de ses membres sont restés en contact. Les témoignages de cette traversée concordent tous pour dire qu’elle fut particulièrement inconfortable mais qu’elle fut aussi le dernier moment qu’une bande de copains passa ensemble.
- En avion
Vingt ans plus tard, le transport aérien a profondément transformé les sociétés occidentales. Dès le début des années 1960, pour peu qu’on en ait les moyens, on peut se rendre en quelques heures de l’autre côté de la Terre. Les enfants des gis de 1945 sont désormais des conscrits. Ils servent pendant une année, au Vietnam pour les plus malchanceux. Quand leur père ou leurs oncles passaient en moyenne une cinquantaine de jours au combat, eux sont exposés pendant presque deux cents. Mais il y a des compensations : en quelques heures, ils peuvent se retrouver en permission à Bangkok. Il suffit d’une heure pour être amené de la ligne de feu à Saigon. Quelques heures de plus pour se retrouver à Hawaï et, de là, rallier n’importe quel point des États-Unis pour peu qu’il soit desservi par un aéroport. Un matin, un gi partage une ration K avec ses potes dans une rizière sous la pluie ; le lendemain, il coupe la traditionnelle dinde de Thanksgiving avec sa famille à Fargo, dans le Dakota du Nord. C’est la révolution des transports appliquée au bien-être du soldat.
En quelques heures aussi, le soldat quitte son groupe de combat, celui avec lequel il s’est entraîné, a patrouillé et traqué le Vietminh. Il abandonne aussi ce qui est devenu son environnement quotidien : la jungle, les rizières, les potes, les embuscades, les virées en ville. Brutalement, il se retrouve dans un aéroport, paroxysme de la modernité des années 1960. Avec un peu de chance, il échappera aux insultes des pacifistes, mais devra affronter l’indifférence. Là-bas, chacun se souciait de l’autre, car tous avaient peur de mourir. Ici, chacun vaque à ses occupations quotidiennes et ne s’intéresse pas au devenir d’autrui. Au front, chaque soldat songe à ce qu’il fera après. Et le voilà brutalement propulsé dans cet après idéalisé qui ne correspond pas du tout à ce qu’il imaginait.
Entre 1965 et 1975, la guerre du Vietnam a connu le plus faible taux de pertes psychiques, soit environ 2 %. Mais aujourd’hui, on estime que près de 30 % des vétérans de ce conflit souffrirent de troubles psychiques.
- Rentrer de la guerre
Peu de sociologues, d’anthropologues, d’historiens ou de médecins se sont intéressés à la question du retour du soldat chez lui après un conflit. Soulignons l’exception de quelques cinéastes américains tels Michael Cimino avec The Deer Hunter (Voyage au bout de l’enfer), Ted Kotcheff avec First blood (Rambo), Oliver Stone avec Born on the Fourth of July (Né un 4 juillet), Paul Haggis avec In the Valley of Elah (Dans la vallée d’Elah), ou français comme Bertrand Tavernier dans La Vie et rien d’autre. Ces films soulignent les paradoxes du retour du vétéran : après avoir connu l’horreur des combats et la peur de mourir, il semble naturel que le soldat ne demande qu’à rentrer chez lui et que, cela fait, il soit heureux d’être vivant, ce qui est une récompense sans prix. Or on ne passe pas d’un temps d’exception à celui du quotidien sans en payer un prix. Mircea Eliade, spécialiste des religions, distingue deux temps dans les rites : celui du rite lui-même et le temps ordinaire. Entre les deux, il faut un temps intermédiaire qui signale à l’assistance que celui mis entre parenthèses par le rite est terminé. Ainsi, avant Vatican II, le prêtre indiquait la fin de l’office en se tournant vers l’assistance et en disant : « Ite missa est » (« La messe est dite »). Il marquait ainsi la fin du temps du culte et le retour dans l’ordre ordinaire.
Mais suffit-il de placer un temps intermédiaire entre les opérations et le retour à la vie civile ? Être combattant est une identité. Un soldat ne l’est pas en permanence. Il possède diverses identités en fonction du contexte social et des circonstances. Qui n’a jamais été surpris de découvrir le décalage entre la façon d’être de son supérieur au travail et en famille ? L’intensité et la durée des opérations militaires obligent les individus à adopter beaucoup plus longtemps et de façon plus durable une identité qui n’est pas celle du temps ordinaire. Passer de l’une à l’autre réclame un travail. Celui-ci se pose justement dans le temps intermédiaire. Les rites clôturent symboliquement le temps des opérations. Pour les groupes élémentaires, il s’agit de se raconter des anecdotes, les coups durs comme les joies, de permettre à chacun de les mettre en intrigue, intrigue qui transforme un récit décousu en histoire où chacun se reconnaîtra. Ce temps est également nécessaire au « détricotage » du groupe. Il faut en effet que chacun fasse le deuil des relations qui se sont nouées et de l’identité commune. Si le temps du retour est trop long, il sera plus difficile d’abandonner ce lien. S’il est trop court, le groupe s’atomise trop rapidement et chaque membre se trouve amputé.
Certains font le choix de ne pas rentrer. Ils vivent dans leurs souvenirs. L’identité qu’ils se sont forgée leur colle à la peau. L’enjeu pour les sociétés est de trouver un moyen de les faire rentrer. L’archétype du vétéran du Vietnam en est un exemple : les États-Unis les ont transformés en représentation populaire dans la littérature et le cinéma. On dépense beaucoup d’argent pour envoyer des combattants sur des théâtres d’opérations lointains. Ne négligeons pas leur retour !