Quelle curieuse association que celle que propose Inflexions dans ce numéro ! L’humour sévirait au sein des armées… Il est difficile en effet d’imaginer un combattant prêt à risquer sa vie pour défendre son pays être adepte des traits d’esprit. Un militaire, ça s’occupe de choses graves, incompatibles avec une telle pratique ! C’est plutôt lui qui est la cible des rires. Pour exemples certains sketches d’humoristes (soldat Morales de Didier Bénureau, le Colonel de Pierre Palmade, Vive l’armée de Dany Boon…) ou certaines comédies cinématographiques (La Septième Compagnie, Les Charlots…). Jean-Michel Frodon analyse ici un comique en situation militaire, qui se divise en films en temps de paix et films en temps de guerre. Les premiers, représentés en France par le comique troupier, sont généralement médiocres, mais leur nombre et leur succès illustrent l’importance de la conscription dans la vie des Français durant de longues années. Les seconds, surtout anglo-saxons, sont le plus souvent des charges contre l’absurdité de la guerre. Il existe également un humour antimilitariste dont le regretté Cabu fut le meilleur exemple, comme le rappelle Patrick Clervoy. Il s’estompe aujourd’hui, ou ressurgit de façon épisodique, comme s’il était désormais impossible de se moquer de l’institution militaire, triste illustration de la gravité de notre époque.
Et pourtant… L’humour chez les soldats n’a rien d’anecdotique. Ce n’est pas un épiphénomène, mais bien un trait prégnant de la culture militaire. La plaisanterie, le jeu de mots, la caricature, le canular… autant d’attitudes qui remplissent, explicitement ou non, une fonction sociale, voire politique ou psychologique, jusqu’à devenir un principe de vie. C’est ce que démontre André Thiéblemont, exemples à l’appui. Un humour très spécifique, à la fois discret, référencé, circonstancié et ne se partageant qu’entre pairs ou proches, ceux à même de le comprendre et de le goûter.
Mais un humour présent partout : Aurélien Poilbout présente les cahiers de marche humoristiques réalisés par les promotions d’élèves de l’École de l’air de Salon-de-Provence, Jean-Philippe Bourban étudie le cas de la Légion étrangère, Caporal stratégique partage son expérience de sa pratique sur les réseaux sociaux… Sans oublier les dessins provenant de régiments, d’états-majors… L’humour fut également pratiqué par les poilus au front, comme le montrent Chanda Barua et Annabelle Mathias avec une étude des journaux de tranchées conservés au musée de l’Armée, ou par les troupes françaises stationnées dans l’immensité saharienne à l’origine de décorations et ordres de fantaisie mis en lumière par Tom Dutheil. Il s’agissait de lutter contre les dangereux ennemis que sont l’inaction et l’isolement, et de renforcer les liens entre soldats.
Plus encore : Bertrand Ract-Madoux, ancien chef d’état-major de l’armée de terre et « crobardeur » lui-même, n’hésite pas à affirmer que l’humour est « un complément nécessaire à un commandement humain, juste, rigoureux et efficace ». Avis que ne peuvent qu’approuver les Anglais pour lesquels, comme le dévoile Fiona Burlot, le sens de l’humour est un atout militaire. Dans cette ligne, Rémy Hémez montre comment sa pratique peut devenir une arme. Car il implique la capacité à imaginer les intentions et les réactions d’autrui – ce qui se distingue de l’empathie qui est la capacité à partager les émotions d’autrui. Ainsi les opérations de déception et les canulars ont de multiples interactions. Les deux partagent la même tournure d’esprit lorsqu’il s’agit de les concevoir. Plus encore : l’humour nourrit la ruse, en particulier à travers son apport à la créativité, l’un des facteurs de la réussite.
Peut-on pour autant rire de tout ? Pierre Desproges avait en son temps apporté une réponse définitive à cette question : « On peut rire de tout, mais pas forcément avec tout le monde. » Mais quand il s’agit de guerre ? Les dessins de Plantu comme ceux des caricaturistes ukrainiens, tel Vladimir Kazanevsky, montrent au quotidien que le dessin d’humour peut à la fois dénoncer l’intolérable et faire rire. Merci à eux de nous avoir autorisés à reproduire deux de leurs œuvres. Quand le talent et le style s’associent, tout est possible. Julien Hervieux, plus connu sous le pseudonyme d’Odieux connard, et son comparse le dessinateur Monsieur le chien – qui nous a confié un dessin original, réalisé spécialement pour ce numéro d’Inflexions – parviennent dans Fluide Glacial à susciter l’amusement de leurs lecteurs sur de l’histoire militaire. On rit des exploits des fusiliers marins à Dixmude en 1914, des tankistes français à Stonne en mai 1940… Aucune moquerie, si ce n’est contre l’absurdité ou la bêtise.
Ce qu’il y a peut-être à craindre, c’est la disparition de la pratique de l’humour. Il semble que dans les armées, canulars et autres blagues, mises en scène et caricatures soient aujourd’hui moins pratiqués. La faute à un rythme toujours plus rapide des engagements ? À de nouvelles pratiques (téléphones, tablettes…) ? Affaire à suivre…
En guise de première conclusion, permettez-moi d’évoquer une anecdote familiale : mon fils m’a demandé pourquoi je devais écrire cet éditorial alors que je suis, selon lui, dépourvu d’humour. Au-delà du sarcasme, il met le doigt sur un risque qui se présente lorsque l’on veut traiter de ce sujet : être trop sérieux, trop grave, ou au contraire être trop léger. Nous espérons que ce numéro soit parvenu à cet équilibre délicat entre articles « sérieux » et « crobards », entre humour d’initié et vulgarisation. La seconde et définitive conclusion sera à lire avec la voix de Claude Piéplu : « Il vaut mieux mobiliser son intelligence sur des conneries que mobiliser sa connerie sur des choses intelligentes » (Les Shadoks).
Nous remercions tous ceux qui nous ont autorisés à reproduire certains de leurs dessins : Olivier d’Astorg, Aloys Berge, Barthélemy Canal, Xavier Cuny, Michel Fruchard, Vladimir Kazanevsky, Jean-Marie et Pierre Lambert, Bénédicte Leray, Jean-Michel Meunier, Monsieur le chien, Plantu, Bertrand Ract-Madoux, Martin Renard, Thierry Tricand de La Goutte. Ainsi que l’École de l’air et de l’espace de Salon-de-Provence, la Légion étrangère, le 2e régiment étranger d’infanterie (rei), le musée de l’Armée, le musée Carnavalet, le musée de la Légion d’honneur et des ordres de chevalerie.
Ce numéro consacré à l’humour est un projet ancien d’Inflexions. Un (alors) jeune lieutenant-colonel du génie, Olivier d’Astorg, était venu assister à une réunion du comité de rédaction pour croquer les membres présents. Certains ne sont plus des nôtres aujourd’hui. Nous avons plaisir à retrouver ici Monique Castillo.
