La nostalgie a été la première maladie psychique spécifique des soldats. Décrite au début du xviie siècle par Hoffmann, qui crée d’ailleurs le mot, elle touche à l’époque les soldats suisses qui, loin de leurs vallées, développent une sorte de langueur et d’apathie. Les premières notes d’un chant traditionnel les plongent dans ce que nous désignerions par dépression. Or les Suisses sont alors réputés être les meilleurs soldats d’Europe et sont nombreux à servir le roi de France. La seule solution trouvée fut d’interdire les chants. C’est ainsi que, jusqu’à une époque récente, la nostalgie appartenait à la nosologie propre à la médecine militaire et que les Bretons, les Alsaciens ou encore les Provençaux étaient réputés pour leur vulnérabilité…
Les émotions posent un problème au combattant. D’abord, parce qu’elles nuisent à son efficacité, comme ce fut le cas pour ces Suisses. Un soldat doit en effet être résistant, endurant et, finalement, insensible. Ce stéréotype renvoie à celui de la virilité développé tout au long des xixe et xxe siècles : un soldat qui pleure ne peut être qu’un lâche. Les seules émotions tolérées sont la joie, la colère et, pour le vétéran, ironiquement, la nostalgie… Elles doivent donc être contrôlées, ou en tout cas orientées afin de ne pas modifier le comportement du combattant dans un sens non souhaité. La panique, par exemple, a toujours été crainte par les états-majors.
Depuis la Première Guerre mondiale, on sait que l’intensité des émotions ressenties est à la hauteur de la brutalité et de la violence du champ de bataille. Or l’irruption de la technologie, en particulier celle ne concernant pas les armes, a profondément changé le visage du combat. Il y a un siècle, un chef devait trouver un lieu propice pour diriger ses hommes et faire confiance aux estafettes. Aujourd’hui, il peut le faire de façon individuelle sur une reproduction informatique d’une carte d’état-major : le rêve de Napoléon !
En accélérant les relations, la technologie modifie rapidement le monde matériel mais aussi le monde social ; la question de la transformation des émotions se pose alors. Le milieu militaire n’échappe pas à ce phénomène. Avec la même interrogation que pour le monde civil : quel rôle joue la technologie dans le vécu du soldat quand, en mission à des milliers de kilomètres du territoire national, il peut voir sa famille en temps réel, être commandé à partir d’un ordinateur par son chef de section, se voir appliquer des techniques de relaxation pour être moins stressé et prescrire un psychotrope pour réguler son sommeil ? Quelle place pour les émotions chez le soldat augmenté ?
- Raison des sentiments
- À quoi servent les émotions
Définir de façon claire ce qu’est une émotion est complexe. De façon étonnante d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un phénomène partagé par tous quelles que soient l’époque ou la culture. La difficulté tient au fait qu’elle est à l’intersection de plusieurs dimensions proprement humaines : le langage, la subjectivité, mais aussi le contexte dans lequel elle s’inscrit.
C’est René Descartes qui, le premier, a tenté une théorie philosophique et scientifique des émotions en décrivant leur origine, leur fonction et leur mécanisme interne. Pour de longs siècles, l’habitude va être prise d’opposer émotion et raison, la seconde devant inhiber la première. Mais il revient à Charles Darwin d’avoir véritablement fait entrer les émotions dans le champ de la science avec L’Expression des émotions chez l’homme et l’animal. Il s’agissait pour lui de comprendre leur rôle à partir de la méthodologie fondée avec L’Origine des espèces. D’un point de vue évolutionniste, les émotions permettent de partager une information dont la plus évidente est celle du danger à travers l’expression de la peur. Elles sont donc des informations portant sur le contexte, mais aussi sur les états internes des sujets. Chez les espèces sociales, cette capacité se double de celle de percevoir et de partager une émotion. L’empathie permet d’identifier et de ressentir en partie l’émotion d’autrui. La tristesse comme la joie.
Mais si les émotions sont utiles pour la vie en société, la capacité à les inhiber l’est encore plus. Il est ainsi culturellement admis que certaines d’entre elles peuvent s’exprimer alors que d’autres, perçues comme dangereuses, doivent être tues car elles excluent la raison, donc la maîtrise en public. Le contrôle et la répression sont la règle, l’expression émotionnelle l’exception réservée à certaines circonstances : sacrées, événementielles ou encore existentielles. L’éducation a ainsi pour but d’obliger l’enfant à contrôler ses émotions et à intégrer les règles sociales d’expression des affects.
Mais on ne peut réduire les émotions à leur aspect social. Elles concernent en effet d’abord l’individu. Une émotion colore la vie comme un mode en musique : une même mélodie, qu’elle soit en mode mineur ou en mode majeur, n’aura pas la même résonance émotionnelle.
- Maladie des émotions
Pour la psychiatrie, les émotions appartiennent aussi au champ du pathologique. Les troubles bipolaires sont peut-être les plus connus. Le sujet souffrant de cette maladie alterne des phases souvent longues d’exaltation intense et de dépression profonde. Beaucoup de maladies identifiées par la psychiatrie sont en effet une exacerbation d’une émotion : la dépression et la tristesse, par exemple. Dans d’autres cas, c’est l’absence de contrôle des émotions qui est pathologique. Nous avons évoqué la nécessité de réguler et souvent de réprimer certaines d’entre elles. Dans certaines formes de troubles de la personnalité, ce contrôle n’est pas possible. C’est le cas pour le psychopathe, qui est incapable d’inhiber des émotions comme la colère et peut donc rapidement céder à cette dernière. L’absence d’émotions constitue également une forme pathologique. Désignée sous les termes d’anesthésie affective ou encore d’athymhormie, elle s’observe dans certaines formes de dépression et de façon paradoxale dans des troubles (trop bien) traités. L’individu ne ressent rien, mais conserve néanmoins la mémoire des émotions et reconnaît donc cette absence. C’est l’origine de souffrances majeures.
La dimension pathologique des émotions s’inscrit donc à la fois dans l’excès, le défaut et l’absence de régulation. Mais sans émotion, pas de véritable humanité (dans son sens social). Certains autistes sont ainsi incapables d’empathie, ce qui les exclut de fait d’une intégration satisfaisante.
- Augmentations et émotions
Imaginer que la technologie ou les transformations de la société n’ont aucune influence sur les émotions est une illusion. D’ailleurs, l’apparition d’une nouvelle technologie provoque souvent des débats passionnés autour des émotions qu’elle suscite. Ce fut le cas pour la télévision balbutiante : n’allait-elle pas avoir une « mauvaise influence » ; les images ne seraient-elles pas nocives, en particulier sur les jeunes et les personnes influençables ? La classification actuelle des programmes est héritière de cette idée qu’une image peut provoquer des émotions négatives, notamment sur les plus jeunes. Quelle est donc la portée d’une technologie sur les affects des êtres humains ? On peut en établir une typologie simple selon qu’elle va modifier le contexte, par exemple les drones, ou tenter de contrôler directement les émotions.
- Informations et émotions
Une émotion est une information. La psychologie se fonde d’ailleurs sur cette idée simple. Son objet est de reconnaître cette information, son origine et son destinataire, qui peut être l’individu mais aussi son entourage. La peur, par exemple, signale une menace pour soi avant que la conscience ne l’analyse, mais aussi alerte les proches par un rictus, un cri. On peut alors proposer un postulat simple : toute technologie qui modifie une information va modifier une émotion. Le cinéma a appris cette leçon depuis très longtemps. Eisenstein le démontre magistralement par son art du montage : en juxtaposant de simples images – une femme qui crie, un landau qui dévale des escaliers, des soldats qui chargent… –, il parvient à créer une émotion puissante chez le spectateur de cette célèbre scène du Cuirassé Potemkine.
L’apparition des drones est un exemple intéressant. L’opérateur de l’engin se trouve souvent à des milliers de kilomètres de l’action. Il peut observer, mais également tirer sur des cibles. Il n’est pas émotionnellement engagé de la même façon dans l’action qu’un pilote dans son avion. Ici, le problème n’est pas l’image mais le contexte : il effectue un travail quotidien, partant de chez lui le matin et y rentrant le soir. On peut donc l’imaginer plus détaché émotionnellement que, par exemple, un commando sur le terrain.
Mais la technologie peut aussi avoir l’effet inverse. En Afghanistan, les pilotes rapportaient le stress transmis par les troupes au sol. Ces dernières demandant et guidant l’appui des avions au sol se trouvaient souvent dans des situations difficiles. Les pilotes étaient directement en lien radio et entendaient donc les bruits des combats. C’était pour eux une pression supplémentaire, car la nature de l’action changeait : il ne s’agissait plus de tirer sur des coordonnées, mais d’aider des camarades en détresse ! Grâce au progrès des viseurs, les pilotes d’hélicoptères Tigre pouvaient suivre et voir l’impact de leur missile tout en restant relativement éloignés. Si observer la destruction d’un compound ne provoquait pas vraiment de stress, il en allait tout autrement quand il s’agissait d’un groupe d’insurgés. De façon moins dramatique, l’apparition des téléphones portables a profondément modifié la gestion des familles des militaires. Certains pachas de la Marine nationale choisissent même de rapprocher leur bâtiment des côtes afin que leurs marins puissent capter un signal !
La technologie, principalement celle de l’information, peut donc éloigner mais aussi rapprocher. Sa capacité à mettre à distance émotionnelle le militaire est sans doute la plus souhaitable pour les armées. Le drone permet d’opérer en toute sécurité sans craindre de pertes et pour un coût limité. Les robots du champ de bataille, même s’ils demeurent à l’état de projet, procèdent du même raisonnement : il vaut mieux perdre un robot qu’un soldat !
- Don’t talk, shoot, shoot !
Le contrôle émotionnel d’un individu ou d’une troupe est fondamental. Il est donc indispensable de pouvoir, dans une certaine mesure, conditionner un combattant afin qu’il puisse résister aux effets vulnérants du stress. La sélection, l’entraînement ou l’aguerrissement sont autant de moyens pour limiter cet effet. En lisant Samuel Marshall, les Américains ont décidé de modifier leurs méthodes d’entraînement. Après avoir mené plusieurs interviews auprès de combattants américains, l’historien avait en effet constaté, que seule une poignée d’entre eux (environ 25 %) faisait réellement usage de leurs armes. L’idée était de dépersonnaliser le futur soldat et de créer un fort sentiment de cohésion au sein du groupe. Les émotions n’avaient pas de place ; elles nuisaient à l’efficacité militaire. Persiste néanmoins une marge ; le conditionnement n’est jamais total. Et la prise de conscience des effets pathologiques du stress à court (stress aigu) ou à long terme (syndrome psycho traumatique) pose la question de la possibilité d’une prévention.
Peut-on influencer les émotions d’autrui ? Nous aimerions croire que non, mais l’autonomie totale de l’individu est un mythe. Les émotions sont épidémiques : la tristesse comme la joie se transmettent. Et l’empathie est un moyen qui donne de la cohérence au groupe en faisant « résonner » les affects de chacun de ses membres. On peut donc agir sur les émotions par des moyens simples, comme le conditionnement opérant. Néanmoins, comme tout conditionnement, ce dernier s’épuise et nécessite un entretien. L’entraînement et l’aguerrissement en sont des exemples.
L’idée de certains scientifiques est d’agir directement sur les émotions. Jusqu’à présent, cette action s’effectuait par la prescription de psychotropes comme, par exemple, des antidépresseurs ou des amphétamines. Les progrès de la connaissance du fonctionnement du cerveau permettent aujourd’hui d’imaginer influer directement sur lui. En janvier 2016, une équipe de chercheurs a ainsi annoncé vouloir lui connecter une puce et ainsi réguler ses réactions. L’espoir est de parvenir à traiter in situ un certain nombre de maladies : par exemple, la stimulation ou l’inhibition de certains groupes de neurones jouent un grand rôle dans le traitement des formes graves de maladie de Parkinson ou encore d’épilepsie. Ce qu’il reste à franchir pour agir sur le reste semble maintenant étroit.
Il ne semble désormais pas très complexe d’arriver à limiter les effets de la peur et du stress. Le rôle de l’amygdale et sa cartographie sont suffisamment bien connus. Agir sur elle permettrait de prévenir ou de traiter le stress dépassé ainsi que les syndromes psychotraumatiques. Ce serait un véritable progrès et un espoir pour des patients très handicapés. Mais on pourrait aussi supprimer la peur, ou encore provoquer la joie ou l’exaltation, grâce à de microscopiques électrodes stimulant la zone voulue du cerveau. Il serait alors possible de créer un combattant ignorant la peur et même heureux d’aller au combat. C’est Ardant du Picq mis ko par les neurosciences !
Les implications éthiques sont vertigineuses. Les armées des démocraties fondent leur légitimité (mais c’est en fait aussi vieux que l’Anabase de Xénophon) sur le fait que les soldats qui les constituent sont volontaires et se soumettent à un certain nombre de règles de leur plein gré. Si on agit sur le cerveau directement, où se trouve le libre arbitre ? Cela revient à remettre en cause la légitimité même de nos armées…
Conserver un vécu émotionnel apparaît comme un véritable garde-fou à une technicisation toujours plus grande. C’est peut-être parce qu’il éprouvera un peu d’empathie que le pilote de drone s’apercevra qu’il se trompe de cible et retiendra son tir. Le trauma psychique crée une sorte d’anaphylaxie : les patients sont incapables d’être confrontés à une scène violente. S’agit-il d’un système de protection profondément engrammé et protégeant le groupe ? Une spéculation, mais qui replace l’émotion au centre de l’humanité comme signal de celle-ci.
Il ne faut pas non plus céder au romantisme. Une des critiques faites aux drones est qu’il s’agit d’une façon peu honorable (sic) de faire la guerre. Mais il faut être réaliste : la technologie appliquée au monde militaire permet de protéger les soldats, d’améliorer leurs conditions de vie, d’augmenter leur capacité à se battre grâce aux systèmes d’information. L’hubris serait de croire pouvoir se passer des émotions par la metis qu’est la technologie. Ce qui fonde la force du combattant, c’est le groupe et sa cohésion. Sans émotion à partager, pas de groupe, et sans groupe, pas de soldats.