Depuis quarante ans, la question est posée régulièrement : faut-il laisser les enfants jouer à la guerre ? Et plus précisément : peut-on laisser les petits garçons jouer à la guerre ? Cette question est pleine de sous-entendus psychologiques et politiques. Dès les années 1930, de nombreux intellectuels pacifistes professaient l’idée qu’il fallait supprimer du champ de l’éducation toute allusion à la violence. Maria Montessori, fondatrice de l’école qui porte son nom, est l’une des plus connues.
Dans le même temps, les parents constatent régulièrement l’agressivité que peuvent montrer les tout-petits et que les garçons sont bien plus portés aux jeux violents ou à ceux mettant en scène des affrontements que les petites filles. Les enfants seraient-ils naturellement violents, en particulier les garçons, où s’agit-il de promouvoir certaines valeurs viriles comme le pensent les féministes ?
Le spectacle de la guerre fascine. La télévision, le cinéma ont radicalement transformé les représentations de celle-ci en la mettant en scène. Mais il serait faux d’imputer l’attrait pour les spectacles violents à la période moderne. Sans remonter aux jeux de gladiateurs, dès la fin du xixe siècle, dans les écoles de garçons, on exaltait la guerre à travers les valeurs d’héroïsme et de sacrifice. En France, il s’agissait de promouvoir le citoyen et en Allemagne une certaine idée de l’homme allemand. La question du jeu de guerre et de l’enfance se pose donc de façon lancinante, d’autant plus dans les sociétés occidentales où la guerre est devenue obscène et l’enfant une innocence à protéger.
- Les enfants d’Artémis
Dans Mythe et Société en Grèce ancienne1, Jean-Pierre Vernant rappelle que dans la Grèce antique, les enfants étaient placés jusqu’à l’adolescence sous la protection d’Artémis, déesse de la nature, parce qu’ils étaient considérés comme des sortes de bêtes sauvages (sic). Aujourd’hui encore, on s’interroge sur la nature de l’enfant. Est-il un adulte en miniature, un être immature réclamant soin et protection, argile à modeler ou un individu déjà déterminé ? Car s’intéresser à l’enfant revient à comprendre ce qui fait de nous des adultes.
La question de la violence et de l’agressivité ramène irrémédiablement vers l’opposition classique entre nature et culture. Pour les tenants de l’innéisme de l’agressivité qui, grossièrement et pour la période moderne, vont de Thomas Hobbes à Konrad Lorenz en passant par Sigmund Freud, l’agressivité de l’enfant est inscrite dans sa nature. L’être humain est agressif et ce de façon essentielle. Freud évoque des pulsions agressives qui seront sublimées et qui aboutiront à son concept, contesté et contestable, de pulsion de mort. De façon hobbesienne, pour le père de la psychanalyse, la société inhibe l’agressivité, qui trouve à s’exprimer par d’autres voies comme la guerre ou le jeu. Pour les éthologues, l’agressivité chez l’enfant est une nécessité évolutive et assure la survie de l’espèce. L’enfant naît agressif et le but de la culture est d’inhiber ou de sublimer cette tendance.
Pour les partisans d’une approche culturelle où les comportements sont acquis, l’agressivité est construite par la société. In fine, on pourrait supprimer la violence en évitant d’induire ce comportement chez l’enfant. En supprimant les représentations de violence, en évitant ce qui promeut l’agressivité comme les compétitions, on pourrait pacifier l’humanité.
L’approche constructiviste, elle, a connu un certain succès ces dernières années parce qu’elle refuse tout déterminisme (tous les garçons sont agressifs et toutes les petites filles sont douces) et que son usage permet d’asseoir des revendications de minorités. Les féministes, par exemple, voient dans la promotion de l’agressivité chez les garçons le signe d’une société patriarcale qui vise à imposer le pouvoir sur les plus faibles, dont les femmes, par la violence.
Il est donc difficile de dépasser ce clivage inné/acquis, nature/culture, Rousseau/Hobbes. L’approche moniste, sur laquelle se fonde de nombreux neuroscientifiques, a choisi… de ne pas choisir. On pourrait la croire porter vers l’innéisme, or ce n’est pas le cas, car le monisme considère que les individus ne peuvent être séparés du contexte historique, social et culturel. Si un comportement a, et c’est un fait, des bases biologiques, son expression dépend du lieu et de l’époque, le contexte induisant lui-même un feed-back.
Les êtres humains sont donc des animaux agressifs… mais de façon variable en fonction du contexte ou si ce comportement a été plus ou moins inhibé2. Les études menées sur les gangs de jeunes filles aux États-Unis, par exemple, montrent que ces dernières n’ont rien à envier aux garçons. Néanmoins, il semble que, lors de leur développement, les petits garçons passent par une phase plus agressive que les petites filles. Mais que l’agressivité peut être modulée et même inhibée. Il est donc quasiment impossible de répondre sur la violence des enfants et sa source. Il faudrait plutôt dire qu’ils sont à la fois les enfants d’Artémis et d’Athéna.
- La paix est-elle amusante ?
- Aux sources du jeu
Il y aurait une anthropologie des jeux d’enfants à faire. Il est intéressant de constater que si les noms changent et les règles varient, les jeux qui se déroulent dans les cours de récréation sont à la fois coopératifs et compétitifs. Généralement deux équipes s’affrontent et l’une doit capturer le plus de membres de l’équipe adverse, cette dernière tentant de les délivrer. Les noms sont multiples et les variations aussi, mais la structure est identique. En dehors de la fonction d’exutoire et de développement physique, ces jeux développent la coopération entre les enfants et les obligent à concevoir une stratégie soit offensive soit défensive. Notons aussi qu’ils sont souvent mixtes. Mais quel est le rapport avec l’agressivité, la violence et la guerre ?
Les populations précolombiennes d’Amérique centrale ont pratiqué les guerres « fleuries », des affrontements très ritualisés dont le but n’était pas de tuer, mais de capturer le plus d’adversaires possibles vivants, pas de vaincre, mais de trouver le plus de victimes sacrificielles. En Australie, les Aborigènes pratiquaient des guerres « réglées », là encore ritualisées, où il s’agissait de faire un grand nombre de prisonniers.
Les jeux, la chasse et la guerre entretiennent des liens très proches. En anglais, la proie se dit d’ailleurs game. L’activité cynégétique est passée de la nécessité alimentaire à un passe-temps où se retrouvent tous les critères du jeu tels que peut les définir Roger Caillois. Les jeux de cour de récréation sont ainsi des formes de chasse symbolisée où l’on est successivement proie et chasseur.
- « C’est pour de faux »
À côté de ces jeux de récréation, les enfants mettent en scène des jeux de rôle où la violence tient une place plus importante. Les petits garçons s’emparent d’un bâton qui devient un fusil et vont affronter soit un autre groupe d’enfants soit un ennemi imaginaire. Leur imaginaire est celui qui est à leur disposition. Les cow-boys et les Indiens ont aujourd’hui disparu (le western ne fait plus partie de la mythologie infantine) et ont été remplacés par les pirates. Mais la structure des jeux est la même : on se menace, on se tue. Ils prennent pourtant rarement une forme comparable à La Guerre des boutons3. Il s’agit d’un espace imaginaire consensuel où les enfants improvisent une scène qui conduira à une autre scène et où chacun pourra apporter des éléments, sa part de l’histoire – « on n’a qu’à dire que ».
En observant ces jeux, la première remarque est que la violence est mise en scène et fait rarement l’objet de passage à l’acte. Il peut y avoir des désaccords, de l’énervement, mais ce qui est mis en scène n’est pas la cause de l’agressivité. C’est la mimesis d’Aristote en action : l’enfant fait comme si. Il sait d’ailleurs très bien qu’il ne s’agit que d’un jeu puisqu’il s’inscrit dans le temps du jeu – cour de récréation, temps de loisir, vacances – et à tout moment il peut demander une trêve – le fameux pouce. La violence est ici métaphorique, symbolique et exempte de son caractère obscène.
- Jeux de guerre
À l’adolescence, ce type de jeu, alors considéré comme immature, finit par disparaître. L’adolescent, il est vrai, s’intéresse à d’autres formes de « proie »... Néanmoins, depuis trente ans, de nouveaux types de jeu ont pris une importance majeure dans les loisirs : les jeux vidéo. Au début des années 1970, ceux-ci étaient tellement abstraits et demandaient tellement de temps pour les mettre en œuvre qu’ils ne suscitaient pas beaucoup d’interrogations. Avec le temps, ils sont devenus de plus en plus sophistiqués. Aujourd’hui, le budget de certains d’entre eux dépasse ceux des blockbusters. C’est désormais une industrie rentable.
Des psychiatres, psychologues et psychanalystes ont dénoncé l’influence exercée par les écrans en général et les jeux vidéo en particulier. Serge Tisseron4 est sans doute le plus connu, tant par ses ouvrages que par ses interventions. Ce qui est reproché aux jeux vidéo, comme à la télévision, c’est la passivité qui serait induite chez le spectateur contrairement à un livre ou au jeu d’échecs. Il est vrai que l’image possède un puissant pouvoir de fascination, bien plus que l’écrit ou le son – la vision est un sens essentiel à la vie, car nous sommes immergés dans un foisonnement de stimuli visuels qui sont plus faciles à discriminer que des signaux sonores par exemple.
Les écrans auraient donc une influence néfaste sur les jeunes esprits et certaines associations de psychologues conseillent de ne pas exposer un enfant avant trois ans. Mais les études menées depuis de très nombreuses années sont généralement contradictoires. On peut même se demander si cette influence néfaste existe si on observe les cohortes d’Américains qui y sont exposées depuis les années 1950 ou de Français depuis les années 1980 (période d’apparition des chaînes privées et d’augmentation du temps d’antenne). La génération Goldorak5, les quadras actuels, par exemple, qui a été téléspectatrice de la première vague de dessins animés japonais, ne semble pas avoir produit plus de psychopathes ou d’actes de violence… Pour ce qui est des jeux vidéo, notamment ceux mettant en scène la violence, il est sûr qu’ils exercent une certaine fascination sur les adolescents, qui sont à la recherche d’excitation et d’exutoires aux frustrations qu’ils rencontrent. On a souligné aussi que certains pouvaient flatter les mauvais instincts. Ainsi, dans les années 2000, un jeu bien connu mettait le joueur dans la peau d’un délinquant qui pouvait commettre des actes délictueux…
Le problème n’est pas tant la violence en elle-même, mais la façon dont elle est mise en scène. Les critiques sont bien différentes, par exemple, pour un jeu rigoureux sur le plan historique et qui fait vivre l’expérience d’un combat pendant la Seconde Guerre mondiale.
Dans l’état actuel des connaissances, rien ne prouve que les jeux vidéo aient une quelconque influence nocive sur le psychisme humain. Mais à la condition que le temps passé soit raisonnable et désigné comme un temps de loisir, mais aussi que l’adolescent puisse investir d’autres domaines.
- Peut-on laisser les enfants jouer à la guerre ?
Dans le roman graphique L’Arabe du futur6, où il décrit son enfance passée en Syrie, Riad Sattouf raconte qu’encouragés par les autorités, les petits Syriens jouent beaucoup à la guerre, et plus particulièrement à la guerre contre Israël. Ainsi les petits soldats en plastique représentent soit des soldats syriens dans des poses courageuses, soit des soldats israéliens lâches ou fourbes… Il rapporte comment ces jeunes esprits sont déjà conditionnés à haïr le voisin israélien. Dans un jeu à la mode dans nos contrées, le soft air, des équipes s’affrontent avec des armes factices qui lancent des billes de plastique. On trouve chez les revendeurs des armes parfaitement reproduites et modernes comme le famas, l’ak47 ou encore des rpg7. L’équipement est celui de militaires actuels. Il y a quelques années, une revue consacrée à ce loisir (sic) présentait même en couverture un pratiquant habillé en taliban. Nous étions en 2010… La caractéristique commune à ces jeux est de vouloir coller à la réalité, que ce soit par goût du réalisme ou par volonté de propagande. Dans ce dernier cas, l’idée est bien de transformer les enfants en de futurs guerriers. L’armée américaine utilise d’ailleurs des jeux vidéo de combat et le slogan « Engagez-vous, c’est comme dans les jeux ! » pour attirer les jeunes.
Le problème est donc le réalisme. Moins un jeu est symbolisé, plus il peut avoir des effets néfastes sur le psychisme de l’enfant. Celui-ci trouvera un écho entre ses jeux et l’actualité, et il lui sera alors de plus en plus difficile de faire la part entre l’imaginaire et le réel. La notion de temps du jeu s’estompe et se fond avec celui du réel. Dans ce cas, il ne faut pas laisser les enfants jouer à la guerre.
C’est bien le problème posé par les jeux vidéo actuels, qui sont de plus en plus réalistes et immersifs. On pourra objecter que les échecs ou encore les wargames sont des jeux de guerre et qu’ils simulent au plus près la réalité. Sauf qu’ils sont abstraits et réclament un apprentissage long. Ce n’est pas le cas des jeux à la première personne où le joueur se trouve immergé dans la réalité du combat, et plus encore avec les procédés actuels de réalité virtuelle. Un adulte peut faire la part des choses, pas un enfant ou même un adolescent.
La violence et la guerre appartiennent malheureusement à notre monde. On peut les exclure de la vie d’un enfant en supprimant tout esprit de compétition ou toute agressivité. C’est faire le pari qu’il sera épargné par les fléaux de la guerre. On peut aussi considérer que la mise en scène de la violence est une façon de l’amadouer, d’en faire l’expérience, et donc de la reconnaître. Mais le jeu doit être imaginaire, éloigné de la réalité – nous ne pourrions accepter que nos enfants jouent à « gign contre djihadistes » ! On peut donc laisser les enfants jouer à la guerre tant que celle-ci demeure du domaine de l’imaginaire et le plus loin possible du réalisme.
- Les monstres existent
Selon certains psychologues, il ne faudrait pas exposer les enfants à la violence. Les violences scolaires, notamment leur avatar qu’est le harcèlement, sont prévenues et réprimées. On apprend aux enfants que la violence est une mauvaise chose ; le sport, d’ailleurs, est promu comme une émulation à travers le concept de dépassement de soi plutôt que comme un conflit et une compétition. Mais les monstres existent. Il y a des prédateurs contre lesquels la société doit se défendre et que les enfants doivent savoir reconnaître. La figure du policier ou du gendarme comme symbole d’un ordre juste est ainsi toujours rassurante pour eux. Elle leur montre qu’il existe en dehors de la famille des personnes qui assurent la sécurité de tous en une sorte de métonymie de la société. Certes la coopération est une valeur importante à enseigner aux enfants, mais s’il ne faut pas les laisser seuls face à la violence, il est tout aussi important qu’ils prennent conscience que celle-ci existe et que certains en usent contre autrui. Le jeu devient alors un apprentissage de cette réalité.
1 Paris, La Découverte, 2004.
2 L. Workman et W. Reader, Psychologie évolutionniste. Une introduction, Paris, De Boeck, 2007.
3 La Guerre des boutons, roman de ma douzième année, est un roman de Louis Pergaud publié en 1912, qui décrit la « guerre » que se livrent les bandes d’enfants de deux villages rivaux à la fin du xixe siècle. Le titre vient du butin de cette guerre, constitué en majorité par les boutons dont les vaincus sont dépouillés par les vainqueurs.
4 Notamment dans Rêver, fantasmer, virtualiser. Du virtuel psychique au virtuel numérique, Paris, Dunod, 2012.
5 France culture qualifiait ce dessin animé de fasciste.
6 Trois tomes chez Allary Éditions.