« Une route est près d’ici/ J’entends le bruit des voitures/ Le vent, les pas indécis/
D’une lourde créature/ Qui va, qui vient, qui soupire/ Trébuche sur les cailloux/
Implore, mendie, expire/ Est-ce un dieu ? Est-ce un voyou ? »
Robert Desnos (Contrées)
Lors de sa sortie en salle en 1982, année exceptionnelle pour le cinéma avec notamment Blade Runner, Tootsie, E. T., Tron, Honkytonk Man, rien ne laissait présager le succès de Rambo (First Blood), film de Ted Kotcheff adapté du roman éponyme de David Morrell, et la propulsion de son acteur principal, Sylvester Stallone, au rang de superstar, de héros, d’icône de l’Amérique de la fin de la guerre froide – qu’aurait donné le film si Steeve McQueen avait tenu le rôle comme cela avait été envisagé quelques années auparavant ?
Comment expliquer ce succès ? Tout d’abord parce que Rambo sort dans le contexte bien particulier du début des années Reagan où l’on commence à parler de la guerre du Vietnam autrement que par la seule contestation, et parce qu’il évoque une réalité : la difficulté pour les vétérans de ce conflit de se réintégrer dans la société.
Ensuite parce qu’il s’agit d’une variation d’un thème s’inscrivant dans une tradition ancienne. Un vagabond, John Rambo, erre sur une route. À l’entrée d’un village de l’Amérique profonde, le shérif lui déconseille de s’y arrêter et d’y chercher des ennuis, mais il décide tout de même d’y faire halte car il espère y trouver le dernier de ses frères d’armes. Emprisonné pour vagabondage et refus d’obtempérer, les brimades que lui inflige l’adjoint du shérif déclenchent des flash-backs : il se croit à nouveau torturé comme lorsqu’il était prisonnier au Vietnam – rares sont les films qui représentent des syndromes psycho-traumatiques –; Rambo va permettre au public de se familiariser avec le concept de Post-Traumatic Stress Disorder (ptsd). Il s’enfuit et se réfugie dans la forêt où il va mener sa guerre d’abord contre la police puis contre la garde nationale. Car Rambo est un guerrier surentraîné, un ancien des forces spéciales, qui fait vivre à ses assaillants ce que les gi ont subi dans la jungle vietnamienne. Finalement, grâce à l’intervention de son ancien chef, le colonel, il libère le shérif qu’il avait capturé et se rend. Notons deux divergences entre le film et le roman car elles sont de taille : le shérif est lui-même un vétéran, mais de la guerre de Corée, et Rambo et lui meurent tous les deux… Le premier appartient à ces vétérans de la guerre oubliée, le second à ceux de la guerre perdue.
En quelques années, John Rambo devient une nouvelle figure archétypale : l’ancien combattant rejeté, machine de guerre, victime et aliéné cherchant la guérison et la rédemption au sein d’une population indifférente ou hostile. Il incarne aussi le vagabond sans nom qui surgit de la route.
- Sur la route
La route est un objet ambivalent. Les hommes y prêtent peu attention, mais ils ne se déplacent presque jamais en dehors des routes. Celles-ci sont profondément humaines d’abord comme objets, fruits de la technique, mais aussi parce qu’elles structurent l’expérience de l’espace dans lequel nous évoluons. Il est ainsi difficile de penser hors de la route. Nous choisissons un itinéraire, même en terrain libre, en fonction d’une intention : le plus court, le plus long, celui qui rapproche d’un centre d’intérêt ou qui éloigne d’un danger supposé. La route s’inscrit dans le paysage avant même d’exister du fait des contraintes physiques ou humaines.
Sapiens était à l’origine un nomade qui, au paléolithique, suivait les troupeaux de grands mammifères. La voie existait avant son invention par l’homme : une trace laissée par les animaux – certains (fourmis, troupeaux d’herbivores…) empruntent toujours les mêmes itinéraires. Mais quand moins d’un million d’individus se partage plusieurs continents, il est difficile de reconnaître l’ami de l’ennemi. L’échange est nécessaire à la survie : aliments, objets, techniques et femmes, comme le prouve la génétique… Mais l’autre peut aussi choisir de s’en emparer sans contrepartie. De la route peut ainsi surgir le bien comme le mal. Avec la sédentarisation, le phénomène a pris sans doute plus d’ampleur, d’autant que subsistaient (et aujourd’hui encore) des groupes nomades. Qui est celui qui surgit de la route ? Un marchand, un camelot, comme dans le mythe indien de Kokopelli1, qui apporte objets et informations, et fait quelques enfants, ou un malandrin, un voleur, un violeur et un assassin ?
- Lonesome cowboy
La route est un lieu dangereux où le destin s’abat sur les mortels. C’est là qu’Œdipe rencontre un vieil homme, qu’ils se disputent et qu’il le tue ; la suite est connue. C’est sur la route d’Emmaüs que les disciples rentrant de Jérusalem croisent un homme étrange qui se révélera être le Christ. Sur la route de Damas, Saül deviendra Paul. Bien plus tard, David Vincent, perdu, y découvrira des extraterrestres.
Les scénaristes et les réalisateurs de westerns des années 1950 à 1970 n’ont pas oublié cette leçon. La route est l’accoucheuse de l’homme du destin. Un homme arrive dans une bourgade, c’est un vagabond qui ne donne pas son nom ; méprisé par les notables, il va affronter et éliminer celui ou ceux qui détiennent le pouvoir de façon illégitime puis repartir. Telle est la trame de bien des films, notamment de la « trilogie du dollar » avec Clint Eastwood2. C’était déjà celle de l’Odyssée – on notera le coup d’œil appuyé à Homère dans Mon nom est Personne3. Le cinéma japonais a produit des récits analogues – Pour une poignée de dollars est un remake de Yojimbo d’Akira Kurosawa. La tradition du guerrier errant, le fameux rônin, est ancienne ; elle date de la décadence de la caste des guerriers au cours de l’ère Tokugawa (ou période Edo, 1600-1868). Le rônin est semblable au héros de western : il arrive par la route, tue les représentants du pouvoir illégitime et s’en va. L’avatar ultime de ce type de héros est sans doute Mad Max, créé par George Miller, qui erre dans un monde post-apocalypse au volant de sa voiture : nul ne sait qui il est ni où il va, mais, souvent contre son gré, il aide une communauté tout en provoquant un bouleversement de l’ordre établi.
Car ces héros sont les porteurs d’une violence brutale et sans limite, mais aussi des perturbateurs de l’ordre établi. Ils recherchent la paix, mais celle-ci n’est pas pour eux. Ils sont aussi des révélateurs. Le meilleur exemple se trouve sans doute dans Un homme est passé4. L’action se déroule dans l’Ouest américain profond des années 1950. Un homme descend d’un train dans une ville où celui-ci ne s’arrête habituellement jamais. Il est manchot et recherche un homme au patronyme japonais. Il est rapidement l’objet de l’hostilité et de l’agressivité des habitants, mais il se révèle un adversaire tenace, mettant au jour leurs lâchetés et leur silence après qu’en 1941, suite à Pearl Harbor, quelques-uns d’entre eux ont tué le vieux Japonais par dépit ou par vengeance. Ironie de l’histoire, le manchot recherchait le vieil homme pour lui remettre une médaille que son fils s’était vu décerner à titre posthume pour acte d’héroïsme.
- Delirare
Génératrice de violence, la route accouche aussi parfois d’hommes étranges. Délirer vient du latin delirare, qui signifie littéralement « sortir du sillon ». Ainsi l’homme qui délire est celui qui sort du sillon de la conscience et de la réalité. Le fou, le vagabond, l’errant possèdent la même dangerosité, le même potentiel de violence, de remise en cause de l’ordre, d’anomie.
Une proximité qui se retrouve dans la figure des Ménades, en latin les Bacchantes, ces nymphes qui prirent soin de Dionysos enfant, dont le nom est utilisé pour désigner des groupes de femmes prises de folie ou d’extase et qui errent dans la campagne. Gare à l’homme qui les croise : comme Penthée ou Oreste, il sera mis à mort. Le mot ménade partage une étymologie avec manie : la mania des Grecs, le « délire » et la « folie ». Dans la Grèce antique, la Ménade est doublement dangereuse, car elle incarne la folie destructrice, mais aussi la femme redevenue sauvage, sortie de la prison qu’est le gynécée. Elle s’attaque à l’ordre des pères et des hommes par la destruction et le meurtre. Elle incarne l’anomie : en quittant le lieu policé (sic) de la cité, la femme retourne à la sauvagerie et donc à la folie.
Ainsi le fou errant serait par nature dangereux. Comme le fait remarquer Michel Foucault dans son Histoire de la folie à l’âge classique5, la seule solution serait de l’enfermer. Pourtant le fou n’est pas le seul à voir ses libertés limitées. Dans les années 1830, alors que sont élaborées les lois sur l’hospitalisation sous contrainte, les vétérans des guerres napoléoniennes, les fameux demi-soldes, sont eux aussi soumis à un contrôle de leurs déplacements, soupçonnés de conspirer ou de fomenter quelques mauvais coups.
À la fin du xixe siècle, les aliénistes vont s’intéresser à une nouvelle forme de patients : les fous voyageurs. Bien intégrés, ils ont une famille, un travail, et un jour, impulsivement, ils quittent tout dans une sorte d’état d’altération de la conscience, parcourant parfois des milliers de kilomètres. Ian Hacking6 remarque avec justesse que cette « épidémie » émerge à un moment où il est socialement acquis qu’il faut enfermer les fous et que se développent les voyages. Le fou voyageur inquiète par l’étrangeté de son comportement. Que fait-il sur la route ? Cette méfiance se retrouve en Allemagne dans les années 1920, après la défaite : les vétérans rendus inaptes à la reprise d’une vie ordinaire pour ce que nous nommerions des raisons psychiques sont soupçonnés d’avoir été à l’origine des troubles de 1918 et 1919. Une opinion qui amènera la Wehrmacht à revoir ses procédures de prise en charge de ses anciens soldats et à considérer la névrose de guerre comme une blessure comme les autres.
À la fin des années 1960, mais surtout durant les années 1970, se construit l’idée qu’il existe une association entre désinsertion sociale, folie et anciens combattants. Des études menées alors montrent que ces derniers ont plus de mal que d’autres à trouver un travail et à avoir une vie de famille, que beaucoup deviennent sdf ou sont sujets à la violence. C’est l’époque où des psychiatres font émerger le concept de Vietnam War Syndrom, redécouvrant en fait le trauma psychique. Dans la fiction, le vétéran du Vietnam, à l’instar de Rambo, est un déraciné. Il ne parvient pas à rester en place, il cherche à faire durer le groupe de camarades qui s’est substitué à la famille. Il prend alors la route, comme le héros de Né un 4 juillet d’Oliver Stone (1989) ou le capitaine Willsdorf du Crabe-Tambour7, qui, lui, choisit la mer, le lieu ultime du déracinement.
De la route, nul ne sait ce qui va surgir. Il en est de même pour le voyageur : « Qui vais-je rencontrer ? », « que va-t-il m’arriver ? ». Car le voyage entraîne une modification de celui qui l’entreprend. C’est un écrivain, Jack Kerouac, qui popularisera l’idée que ce qui compte, c’est le voyage et les transformations qu’il induit : « Rien derrière, tout devant. » Un thème né à la fin du xixe siècle lorsqu’il devient plus facile de voyager.
Dans Le Héros aux mille et un visages, le « mythologue » Joseph Campbell8 théorise l’idée que dans tous les contes, légendes ou histoires, le personnage débute un périple qui, après un certain nombre d’étapes, fait de lui un héros. Le Magicien d’Oz9, chef d’œuvre du cinéma américain, utilise ce thème : afin de pouvoir rentrer chez elle, Dorothy doit obtenir l’aide du fameux magicien ; sur la route de briques jaunes qu’elle emprunte, elle rencontre différents personnages qui ont également besoin d’aide et qui l’accompagnent dans sa quête10. Dorothy passe ainsi par les douze étapes conceptualisées par Campbell, dont le passage dans un monde extraordinaire, l’acceptation du défi, la rencontre avec des ennemis et des alliés ; elle affronte la mort, s’empare de l’objet convoité et, enfin, retourne au Kansas. Ainsi ses compagnons et elle deviennent des héros en affrontant leurs faiblesses pour vaincre la méchante sorcière de l’Est.
Mais cette transformation peut être plus sombre ; l’Odyssée s’achève par un massacre ! Dans Apocalypse Now11, le capitaine Willard doit se rendre au bout d’une rivière pour tuer le colonel Kurtz devenu incontrôlable. La progression sur l’eau arrache les oripeaux de civilisation et chacun des protagonistes se transforme – Willard se sent de plus en plus proche de Kurtz.
Le chemin, la route possède un lien fort avec l’évocation de la mort, car elle implique un début, un milieu et une fin. Et prendre la route comporte toujours un risque, la possibilité de faire une mauvaise rencontre.
- Le mythe de l’étranger
Dans les années 1980 renaît donc un mythe aussi ancien que la guerre et la route, celui du vagabond au passé trouble apportant à la fois le désordre, la violence, mais aussi une possibilité de rédemption pour le collectif.
Rambo crée un imaginaire autour du vétéran. Pour le meilleur et pour le pire. Il incarne le combattant blessé dans sa chair mais aussi dans son esprit. Il attire d’ailleurs l’attention sur un véritable problème social, la réinsertion des anciens combattants, à une époque de convergence des luttes entre les associations de vétérans et les féministes, qui veulent une meilleure connaissance du trauma psychique, ce qui sera fait par son nouvel avatar : le Post-Traumatic Stress Disorder (ptsd).
Les anciens combattants vont faire une très mauvaise publicité au film lors de sa sortie en salle, pointant ses incohérences et l’accusant de créer un climat de méfiance envers eux. Mais leurs critiques, parfaitement recevables, vont se perdre dans ce qui apparaît de plus en plus dans les années 1980 comme un problème de reconnaissance : dès qu’une œuvre de fiction présente un personnage au passé militaire, on lui reprochera de le faire de façon caricaturale, comme dans Miami Vice ou Magnum par exemple. Ces associations pointent néanmoins un fait important : il semble impossible de banaliser la figure du vétéran, qui doit garder une faille, une blessure et, comme je l’avais déjà exposé dans un article précédent12, confisquer la parole.
Malgré ces critiques, Rambo va imprimer sa marque dans l’imaginaire des spectateurs. Il inaugure en effet une nouvelle phase du cinéma de guerre, de celui évoquant le Vietnam en particulier. Durant les années 1970, les films sur ce thème dénonçaient le conflit, son absurdité, les exactions commises ; c’était un cinéma de contestation. Avec les années 1980 naît un cinéma de la guérison. Rambo supplante Hair13 ! C’est d’autant plus un film de guérison qu’il va grandement participer à la prise de conscience et à la reconnaissance du ptsd par les Américains – on remarquera d’ailleurs que dans le film la guérison du héros doit d’abord passer par celle de la société américaine.
1 Figure mythologique populaire dans les populations amérindiennes du sud-ouest des États-Unis, cet esprit est associé à la joie, aux échanges et à la fécondité ; c’est aussi un conteur, un guérisseur.
2 Pour une poignée de dollars, Pour quelques dollars de plus et Le Bon, la Brute et le Truand de Sergio Leone, de 1964 à 1966.
3 Film de Tonino Valerii sorti en 1973 avec Terence Hill et Henri Fonda. Le personnage de Terence Hill se fait appeler Personne, comme Ulysse interrogé par Polyphème.
4 De John Sturges avec Spencer Tracy, 1955.
5 M. Foucault, Paris, Plon, 1964.
6 Les Fous voyageurs, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 2002.
7 Pierre Schoendoerffer, 1977.
8 Essai de 1949 où l’auteur invente le concept de mono-mythe : il n’existe qu’un nombre limité de structures qui se retrouvent dans tous les mythes.
9 Victor Fleming, 1939.
10 Le film est antérieur de dix ans et semble valider les thèses de Campbell. Mais comme Kurt Vonnegut l’a résumé dans son propre mono-mythe : le héros a des problèmes, le héros résout ses problèmes…
11 Francis Ford Coppola, 1978.
12 « Le son du silence », Inflexions n° 39 « Dire », 2018, pp. 165-170.
13 Comédie musicale de James Rado et Gerome Ragni, 1967, et film de Milos Forman, 1979.