Une rivière, un air d’opéra, des hélicoptères qui s’approchent d’un village et qui tirent, l’attaque en une chorégraphie violente qui s’achève par une phrase devenue culte : « J’aime l’odeur du napalm. » Pas besoin d’être un cinéphile averti pour avoir reconnu la scène emblématique d’Apocalypse Now (1979), tellement célèbre qu’elle a fini par éclipser le reste de cette œuvre majeure de Francis Ford Coppola. Cette fameuse séquence n’a cessé d’être citée dans d’autres films1, à tel point d’ailleurs que ceux consacrés au Vietnam se doivent désormais d’avoir une scène avec des aéronefs. On retrouve les mêmes ingrédients dans le feuilleton Tour of Duty2, en y ajoutant pour la bande-son le fameux Paint it, Black des Rolling Stones. La guerre du Vietnam, c’est des gi, la jungle, des hélicoptères3 et du rock’n roll4 !
Mais le genre « film de guerre » se doit aussi d’emprunter aux films d’action. Il faut que ça bouge, que ça tire et que ça explose, alors qu’il est possible, comme le montre Coppola dans Jardins de pierre en 1986, de parler de la guerre sans montrer la violence crue5. Le grand Georges Méliès, l’inventeur du film à effets spéciaux, a traité plusieurs fois de la guerre hispano-américaine dès 1898, en reconstituant par exemple l’explosion d’un cuirassé américain dans le port de La Havane. La guerre au cinéma, c’est donc d’abord un spectacle et parfois seulement du spectacle. Même Jardins de pierre, où il n’y a aucune scène de combat, n’échappe pas à la dimension spectaculaire : Coppola y troque la mise en scène de la violence par celle des rites et des uniformes.
Dans l’introduction de L’Encyclopédie de la guerre au cinéma et à la télévision6, Jean-Pierre Andrevon évoque le plaisir coupable d’aller voir un film de guerre pour le spectacle. Dans Gladiator (2000), les scènes de combat entre Romains et Germains sont irréalistes ; elles reprennent la plupart des stéréotypes sur la guerre propres au cinéma américain : cavalerie, projectiles enflammés… Mais le talent de Ridley Scott est de faire de cette séquence une scène à la fois épique, grandiose et esthétique. Le regard est capté par le spectacle : explosions, cris, mise en scène de la puissance et surtout de la violence plus ou moins réaliste. Le spectateur est fasciné par une représentation objectivement et moralement à la limite de l’obscénité. Alors qu’un meurtre ou un viol – sans doute le tabou le plus important au cinéma7 – sont souvent hors champ, les films de guerre empilent, parfois littéralement, le nombre d’hommes tués de façon violente. Demeure alors une question : quel plaisir éprouve le spectateur à voir des hommes mourir ainsi et parfois pour des causes qui le dépassent ? La guerre au cinéma ne serait-elle qu’un spectacle obscène et absurde ?
- La fascination
Des études récentes en neurosciences montrent très clairement que l’exposition à des images violentes provoque une réaction intense à la fois physiologique (augmentation du rythme cardiaque, de la tension artérielle et… des facteurs de coagulation) et cognitive (augmentation de l’attention, focalisation sur les images). La violence est donc stimulante pour l’esprit. Mais ces études peinent à expliquer de façon satisfaisante la fascination que le spectateur peut éprouver pour une scène de violence. Dans ses travaux, le sociologue Randall Collins montre qu’une bagarre de rue provoque de la curiosité chez les passants ; ils se détournent rarement et tentent encore plus rarement d’y mettre fin ; ils s’arrêtent et contemplent le spectacle.
La fascination est un mystère. Il est aisé de comprendre que l’esprit soit capté par la contemplation d’une œuvre d’art. La sensation de beauté ou la stimulation intellectuelle sont source de plaisir. Mais le fait de ralentir devant un accident de la circulation ou d’aimer regarder une scène violente échappe au sens commun. D’ailleurs la psychiatrie et la psychologie se trouvent d’emblée convoquées pour fournir une explication nécessairement psychopathologique. Dans un précédent article8, j’ai montré que la fascination pour la violence ressemble à celle pour la sexualité. Il y a d’abord un mouvement de curiosité, celle que pointe Heidegger quand il évoque la déréliction dans son ontologie. Ce n’est pas celle d’Aristote, qui a beaucoup plus à voir avec l’étonnement et qui nous coupe du quotidien en nous invitant à ne pas prendre les faits dans une compréhension a priori. La curiosité chez Heidegger est une sorte de frénésie du voir. La télé-réalité est un bel exemple de la curiosité au sens de l’ontologie : c’est regarder où il n’y a rien à voir. Cette curiosité peut aller jusqu’à la captation de l’esprit. La conscience et l’objet, la scène qui se dévoile, se confondent. Il n’y a plus de réflexivité, de dissociation entre l’expérience et le vécu de l’expérience. La sensation est celle de l’immédiateté ; l’esprit est saisi d’une émotion puissante et trouble où se mêlent plaisir, dégoût ou même souffrance et culpabilité.
Un début d’explication à ce plaisir, à cette fascination, serait que le film de guerre dévoilerait une inconnue : la violence. La guerre a aujourd’hui déserté notre quotidien ; elle ne s’y invite que dans les journaux télévisés et dans la fiction. Il y aurait donc une curiosité pour quelque chose de foncièrement méconnu. Il est intéressant de noter que beaucoup de patients souffrant de psycho trauma ne supportent plus d’assister à des scènes violentes, qu’elles soient réelles ou fictives, comme si leur curiosité était tellement rassasiée qu’ils en éprouveraient désormais du dégoût.
Mais contrairement à un reportage, le film de fiction apporte une esthétique à la violence. Dans un reportage, celle-ci se montre de façon « brutale » : le journaliste se fait témoin d’un tir, d’une explosion, d’une blessure ou même d’une mort qui peuvent le surprendre. L’image est prisonnière du point de vue de l’auteur et à aucun moment la scène de violence est démultipliée selon les angles de vue. Au cinéma, en revanche, le réalisateur peut dilater, multiplier ou atténuer un acte violent qui, dans la réalité, peut être extrêmement bref – le spectateur peut ainsi suivre la trajectoire d’un projectile du départ à son impact –, ou bien faire allusion à la violence sans jamais la montrer par un artifice de mise en scène. À quelques rares exceptions, sur lesquelles je reviendrai, la violence est rarement exposée dans son obscénité. Elle appartient au spectacle et en tant que tel doit attirer le spectateur.
- La jouissance de l’œil
Dans un film, la violence est rarement crue. Le réalisateur a toujours la volonté de créer un effet, même si cela est parfois fait avec beaucoup de complaisance. Mais l’exigence récente de véracité historique expose désormais la violence et ses conséquences de façon plus réaliste.
Les armées, les soldats comme les scènes de guerre recèlent une indéniable esthétique. Les Duellistes (1977) de Ridley Scott comme Barry Lyndon (1975) de Stanley Kubrick en sont deux parfaites illustrations. Les uniformes y sont chamarrés et les scènes de batailles illustrent le caractère presque chorégraphique des affrontements de ces époques. Mais l’esthétique ne se limite pas aux aspects matériels. Le champ de bataille permet de constituer une imagerie baroque et étrange. Dans Le Bateau (1981) de Wolfgang Petersen, le spectateur observe avec l’équipage du sous-marin allemand, le véritable personnage du film, le spectacle d’un navire venant d’être torpillé : des flammes orange et jaune sur l’horizon se détachant dans la nuit noire. Dans Le Jour le plus long (1962), la séquence où un officier allemand découvre l’arrivée des alliés constitue une scène d’anthologie : lentement émergent du brouillard les silhouettes sombres de plusieurs milliers de navires.
L’image se met aussi au service de l’expression de la puissance et de la force. L’explosion est ainsi censée représenter la puissance des armes, même de façon irréaliste. Ainsi une grenade explose généralement dans un déluge de flammes, un obus écrase en soulevant des tonnes de terre quels que soient son calibre et l’époque historique du film. Dans Fury (2014), David Ayer pousse encore plus loin cette esthétisation de la puissance en ajoutant des traits de laser aux tirs. L’usage des armes devient en lui-même esthétique. Parfois, pour ne pas décevoir le spectateur d’ailleurs, le cinéaste se doit d’augmenter les effets destructeurs de celles-ci et une simple grenade produit le même effet qu’une munition de gros calibre. On peut facilement comprendre que l’esthétisation des scènes de batailles soit une vue d’artiste, à l’exemple du mouvement futuriste des années 1920 où celles-ci sont représentées comme des explosions de couleurs. Le réalisme est-il psychologiquement soutenable ? Et quel réalisme ? S’il est aisé d’avoir des témoignages des conflits des deux cents dernières années, cela est plus compliqué pour une bataille vieille de plusieurs siècles…
Mais l’esthétique provoque aussi un sentiment plaisant et attrayant pour l’esprit. Le spectacle introduit de la distance avec l’expérience humaine qu’il est censé illustrer, car il provoque des émotions gratifiantes : plaisir physique, intellectuel… Il y a parfois une nécessité ou une volonté d’exagérer afin de souligner la violence. Mais, comme dans le futurisme, l’esthétisation de la violence extrême peut amener à minimiser, ou même à évacuer, la dimension d’horreur pour ceux qui en sont l’objet.
- Et celle des oreilles
La musique contribue pour une large part à l’identité du film. Ainsi La Chevauchée des Walkyries est emblématique du film de Coppola, comme l’est le lancinant solo d’harmonica d’Il était une fois dans l’Ouest (1968) de Sergio Leone. Elle a pour fonction de subjonctiver le propos : elle crée de l’émotion. Elle prépare le spectateur à la surprise ou à l’horreur : Bernard Herrmann, le compositeur de nombreuses bandes-son pour Hitchcock, le démontre magistralement dans Psychose (1960). Elle permet d’atténuer en partie la portée d’une scène ou, au contraire, d’augmenter sa puissance évocatrice. En quelque sorte, elle manipule le spectateur : les violons d’Herrmann amplifient le stress ressenti par le spectateur/voyeur avant d’accompagner, de rythmer, les coups de couteau du tueur. Mais la musique peut aussi opérer comme commentaire. C’est le cas, par exemple, de certaines scènes tournées par Tarantino, en particulier celle de Reservoir Dogs (1992) où l’un des personnages coupe l’oreille d’un autre sur un air de pop entraînant : elle atténue la violence de l’action en établissant une mise à distance comique ou ironique.
Les séquences de batailles sont, elles, souvent accompagnées d’une musique orchestrale avec une surreprésentation des cuivres, ce qui augmente la puissance du thème et sature l’espace sonore. Le mode est majeur, et jusqu’à une période récente, rarement mineur. Coppola utilise le célèbre extrait de Wagner à plusieurs niveaux. La Chevauchée est un chef-d’œuvre qui exalte le caractère guerrier et qui possède une rare qualité d’évocation9. En associant le thème avec les images, il magnifie celles-ci tandis que, en parallèle, la musique joue son rôle d’exhausteur d’émotion. Il faut toutefois rappeler qu’il ne s’agit pas de la musique qui était prévue à l’origine. Mais elle est aussi un commentaire, involontaire ou ironique peut-être : les walkyries sont des déesses guerrières qui conduisent les batailles puis emmènent au Walhalla les âmes des guerriers morts au combat. On ne peut non plus évacuer le lien avec l’esthétique nazie.
La musique contribue à l’effet de fascination en magnifiant l’image. Ce n’est plus un simple attribut, mais un exhausteur10. Dans Platoon (1986), la scène de la mort du sergent, filmée au ralenti, est magnifiée par l’adagio pour cordes composé par Samuel Barber11, qui en souligne la dimension martyrologique. Autre exemple, la séquence d’ouverture d’Apocalypse Now qui ajoute une profondeur qui dépasse le genre : Willard est étendu sur son lit, il semble perdu dans ses pensées alors que se superposent des images d’explosions sur la célèbre chanson des Doors The End. Les paroles et le rythme créent un effet hypnotique, et le spectateur assiste à la crise d’agitation de l’acteur (sous l’emprise de stupéfiants au moment du tournage et victime d’un infarctus). Coppola reprend la même musique alors qu’elle se trouve à son paroxysme quand Willard s’apprête à tuer Kurtz et que la tribu sacrifie un buffle. La séquence est extrêmement puissante et fascinante : Willard qui émerge de l’eau, l’animal qui, entouré des villageois, s’écroule dans la pénombre le cou tranché, Willard qui apparaît dans la clarté du feu. C’est une scène à la fois mystique, hypnotique et barbare, où la musique des Doors, dont les percussions sont poussées à leur maximum, comme un cœur qui bat la chamade, achève de mettre le spectateur en condition. Celui-ci en sort épuisé, car Coppola ne lui montre pas seulement un sacrifice : il l’invite dans une transe12. Pour achever de se convaincre de la volonté du réalisateur de faire de cette scène un rite païen, il faut savoir que le sacrifice du buffle est réel.
Depuis quelques années, la musique épique disparaît des films de guerre au profit d’ensembles plus limités en taille et en cuivres, et de l’usage du mode mineur13, qui donne aux scènes une tonalité plus grave. C’est le cas de Fury (2014) et de Dunkerque (2017). Dans le premier, qui décrit les derniers jours de la Seconde Guerre mondiale à travers un équipage américain de char, il n’y a pas de musique orchestrale. Le film n’est pourtant pas exempt de scènes de combat : ligne de chars avançant en terrain découvert, ballet mortel entre un Sherman et un Tigre… Elles sont même très spectaculaires et dramatisées. Mais la musique choisie évite l’héroïsation en soulignant le caractère tragique et finalement absurde de ces derniers combats. Dans Dunkerque, Christopher Nolan fait le choix de faire passer la bande son au second plan. Pas de thèmes héroïques ou grandioses ; elle se fait oublier, et adopte un tempo rapide et un mode mineur qui souligne à la fois le caractère crépusculaire du film et l’urgence ressentie.
- Horresco referens
Ces dernières années, on assiste à une augmentation de la violence dans les films de guerre. L’une des raisons se trouve sans doute dans l’usage de techniques qui permettent d’en montrer beaucoup plus à l’écran et pour beaucoup moins cher qu’auparavant. Dans Le Cuirassé Potemkine (1925), il suffisait à Eisenstein de juxtaposer des images de foule, de soldats en armes et d’un landau dévalant un escalier à Odessa pour évoquer la violence extrême de la répression tsariste. Pour tourner Spartacus (1960), Kubrick a dû utiliser des milliers de figurants prêtés par l’armée yougoslave. Il en a été de même pour Le Jour le plus long. Les quelques vues panoramiques de ces deux films demeurent impressionnantes, les manipules en quinconce comme les plages de Normandie emplies d’hommes. Avec le numérique, la technique peut désormais multiplier sans peine les personnages et donner l’impression que sont présents des dizaines ou des milliers d’hommes. Le réalisateur peut alors s’attarder sur le champ de bataille. Les scènes des combats de Gaugamèles dans l’Alexandre (2004) d’Oliver Stone sont ainsi impressionnantes.
La technique permet également de montrer plus de violence. Entre leur création dans les années 1960 et les derniers opus, le nombre de morts dans les James Bond a été multiplié par trois ! Les réalisateurs semblent être dans une surenchère de la crudité. Il faut sauver le soldat Ryan (1998) a ouvert la voie. Dans la première partie du film, il s’agit de montrer l’horreur du champ de bataille. Les scènes sont magistrales de maîtrise et de véracité. À travers les yeux du capitaine, manifestement en état de sidération, le spectateur assiste à un déchaînement de violence qui n’a rien d’héroïque : les hommes meurent en se noyant, les explosions saturent le champ de bataille, les gi sont terrorisés et tentent de se dissimuler tant bien que mal derrière des obstacles ou les cadavres de leurs camarades. Rien ne lui est épargné : un soldat retient ses intestins dans ses mains, un autre cherche son bras, se saisit d’un membre mais le rejette car ce n’est pas le sien. Spielberg flirte avec le grotesque pour mieux souligner l’horreur que fut la conquête de la plage d’Omaha. La durée de la séquence est à la limite du supportable. Sur grand écran, on ressent l’impact physique des balles grâce à la sonorisation, soulignant encore une fois l’importance de celle-ci.
Nous ne reviendrons pas sur la seconde moitié du film où le réalisateur hésite entre road-movie et western. Elle comporte néanmoins une scène intéressante, sorte de contrepoint du reste du film où la violence guerrière est spectaculaire. Dans cette séquence, l’un des soldats se fait poignarder par le soldat allemand que ses camarades et lui avaient épargnés quelque temps auparavant. La scène montre une violence intime, où à la brutalité du combat au corps à corps succède un duel où chacun tente de tuer l’autre et où finalement le vainqueur enfonce doucement la lame dans le corps de son adversaire tout en lui murmurant des paroles d’apaisement. La scène est véritablement pornographique. Le spectateur est dégoûté par cette violence alors qu’il était jusqu’alors fasciné. La scène opère, peut-être un peu tard, comme un signal à rebours : la guerre n’est pas un spectacle ; chaque mort est tragique et absurde.
Aujourd’hui, les films de guerre se doivent d’être le plus réalistes possible. Il faut son lot de blessés agonisant, éventrés et implorant qu’on les achève. La réalité historique doit être autant que possible respectée et l’historien amateur ne peut réprimer un frisson de plaisir lorsqu’il reconnaît l’usine métallurgique Octobre rouge sur le front de Stalingrad ou encore un véritable Tigre émergeant d’un sous-bois…
Face à la multiplication des scènes de violence, le spectateur s’habitue et en veut plus encore. Les réalisateurs ne peuvent plus euphémiser et ruser. Les films de guerre deviennent des films d’action où le spectateur trouve du plaisir à suivre les péripéties improbables du héros qui doit s’en dépêtrer par la force. La violence y est théâtralisée et tient plus de la chorégraphie que d’une bagarre sans retenue. Le film de guerre doit désormais être fascinant : la bande son est saturée et le sang doit couler à flots. Un phénomène que l’on retrouve dans la pornographie, qui multiplie les pratiques de plus en plus extrêmes.
En se laissant duper par la fascination de leur propre représentation, les films de guerre ratent leur but. Le piège est de croire, comme John Wayne dans Les Bérets verts (1968), que la guerre, c’est ce qu’il montre, et qui n’est en fait qu’un alignement de stéréotypes et de scènes tirés d’un western. Clint Eastwood tente de sortir de ce piège dans son diptyque Mémoires de nos pères (2006) et Lettres d’Iwo Jima (2006) en adoptant des points de vue différents pour une même bataille. Dans Mémoires de nos pères, les scènes de combat, très impressionnantes, ne servent qu’à illustrer celles de retour au pays ainsi que le décalage entre l’expérience des combattants et celle des civils. Lettres d’Iwo Jima montre l’ennemi que l’on ne voyait que sous la forme de cadavres mutilés dans le premier opus. En visionnant ces deux films, le spectateur peut se demander qui sont les héros et retient beaucoup plus que des scènes de violence. Deux films très humains sur la condition de l’homme à la guerre et le retour, impossible, vers une vie normale.
Cette fascination existe-t-elle en opération ? Quand c’est « pour de vrai », peut-on être capté par le spectacle comme on peut l’être au cinéma ? La question est plus délicate qu’on pourrait le croire, car le soldat est souvent réticent à décrire l’émotion qui l’étreint quand, par exemple, il contemple une foule qui pourrait le submerger ou quand il file à ras du sol dans un canyon en Afghanistan. Mais est-ce de la fascination ? Plutôt de l’exaltation, l’impression d’être là où il faut. C’est ce qui est le plus difficile à partager quand on n’a jamais vécu ce genre de situation.
Dans Au combat14, Jesse Glenn Gray évoque ce mélange entre exaltation et fascination ; je lui emprunte d’ailleurs l’expression « jouissance de l’œil ». La guerre en vrai peut aussi être un spectacle. La première fois qu’un canon Caesar a tiré à partir du camp de Nijrab, en Afghanistan, tous les soldats présents assistèrent au spectacle, d’autant plus que l’impact de l’autre côté de la vallée était facilement observable.
- Conclusion
Depuis que le cinéma existe, les écrits sont nombreux pour dénoncer soit sa vulgarité soit son influence négative sur les esprits « faibles ». Aux États-Unis, dès les années 1920, les psychologues se sont interrogés sur l’influence des images violentes sur la jeunesse. À partir des années 1930, Hollywood finira d’ailleurs par se censurer. Pour le pire, en se privant de certains thèmes ; pour le meilleur, en poussant les studios à être créatifs afin de contourner le code de moralité mis en place par les studios. Les films de gangsters fabriquent-ils pour autant plus de malfaiteurs ? Tony Montana, personnage de Scarface, de Brian de Palma (1983), fascine des jeunes des banlieues, mais peut-on pour autant lui imputer la responsabilité de la délinquance ? Aucune étude scientifique sérieuse n’a montré que les images violentes rendent ceux qui les visionnent violents à leur tour – sans pour autant démontrer le contraire. La violence dans une œuvre n’est soutenable que si elle illustre le propos général du film, donc de son réalisateur. The Pacific (2010), une série produite par Steven Spielberg et Tom Hanks, montre des Marines s’acharnant sur un soldat japonais. Une scène particulièrement cruelle qu’il était inimaginable de porter à l’écran il y a quelques années – jusqu’alors, le soldat américain était toujours dénué de toute perversité15 –, qui montre que la cruauté était partagée des deux côtés.
Godard, avec son style inimitable, affirme que tout travelling est politique. Il n’existe pas en effet d’images neutres. Toutes possèdent une signification. Quand Ridley Scott montre les légions romaines combattant les Germains, il illustre en fait une certaine conception américaine de la guerre : surreprésentation de la cavalerie, héroïsme individuel et projectiles enflammés saturant l’espace…
La violence fascine et est même devenue une façon d’attirer les spectateurs en leur promettant toujours plus. Le problème n’est donc pas tant la fascination que la complaisance qu’il peut y avoir à l’exposer à l’écran. C’est le procès qui a été fait à Kathryn Bigelow qui, dans Zero Dark Thirty (2012), montre des scènes de torture en laissant penser qu’elles ont été efficaces.
La guerre n’est pas un spectacle. « Heureusement que la guerre est terrible, sinon nous l’aimerions trop », lança le général Lee après la bataille de First Bull Run.
1 De Platoon (1986) d’Oliver Stone à Forrest Gump (1994) de Robert Zemeckis.
2 Diffusé en France dans les années 1980 sous le nom L’Enfer du devoir.
3 Il faut souligner le rôle du bruit très particulier des pâles du rotor du Bell Huey dans tous les films sur la période.
4 Dans son documentaire oscarisé La Section Henderson, Pierre Schoendoerffer prophétise le style propre à ces films sans le savoir.
5 Y. Andruétan, « Jardins de pierre : le deuil du soldat », Inflexions n° 35, 2017, pp. 143-166.
6 J.-P. Andrevon, L’Encyclopédie de la guerre au cinéma et à la télévision, Paris, Vendémiaire, 2018.
7 À l’exception du film Insoutenable, dont la scène de viol est unique par sa violence et sa longueur, ce qui fait d’ailleurs qu’elle est difficilement soutenable. Elle a le mérite, et c’est l’un de ses buts, de faire prendre conscience au spectateur de l’horreur d’un tel acte.
8 Y. Andruétan, « Wargasme », Inflexions n° 38, 2018, pp. 53-58.
9 Il faut méditer sérieusement la boutade de Woody Allen : « Quand j’écoute Wagner, j’ai envie d’envahir la Pologne. »
10 Dans Diên Biên Phu, l’usage de la musique par Pierre Schoendoerffer est très différent. Le concerto pour violon composé par Georges Delerue (auteur entre autres de la musique du Mépris de Jean-Luc Godard) provoque un sentiment de mélancolie et de tragédie. En intercalant les scènes du concert et celles de la bataille la même nuit, le réalisateur en fait un spectacle tragique au sens premier du terme.
11 Ce morceau pour cordes tient une place bien particulière dans l’imaginaire américain puisqu’il fut utilisé à la mort de Roosevelt.
12 Ce magnifique morceau des Doors a été rarement utilisé et Oliver Stone suit le même chemin que Coppola en illustrant ainsi une séquence de trip sous hallucinogène.
13 Il n’y a que deux modes dans la musique occidentale : le mode majeur et le mode mineur. Ce dernier est censé apporté une tonalité plus triste ou plus sombre que le premier.
14 Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre [1959], Paris, rééd. Tallandier, 2012.
15 À l’exception des Douze Salopards (1967) où, il est vrai, les vrais pervers meurent victimes de leur vice ou en héros…