Au début des années 2000, suite à la décision du président Jacques Chirac de suspendre le service national, les armées se professionnalisent. Pour la psychiatrie militaire, c’est un changement de culture majeur. Jusqu’alors, les appelés n’hésitaient pas à « se faire passer pour fous » afin d’éviter de passer dix mois sous les drapeaux, alors que désormais les candidats à l’engagement veulent absolument rester. Quand l’appelé exagérait sa souffrance ou ses symptômes, le volontaire a tendance à minimiser ou à banaliser d’éventuels troubles, n’hésitant pas à dissimuler des antécédents qu’il imagine susceptibles d’empêcher son entrée dans l’institution. La psychiatrie ne disposant pas d’examens paracliniques et reposant sur une appréciation, nécessairement subjective, du sujet, le travail d’expertise du praticien est donc complexe. D’autant plus que cette expertise repose avant tout sur le récit de l’intéressé, avec ses non-dits, ses omissions et même parfois ses mensonges.
Tous les candidats à l’engagement – les armées recrutent environ vingt mille jeunes adultes chaque année – passent par une série d’étapes que nous ne développerons pas ici, mais qui, pour le Service de santé, s’apparente à un filtre à mailles de plus en plus en fines. Le premier, au niveau des Groupements de sélection et de recrutement (grs), vise à écarter ceux qui sont manifestement inaptes ou qui présentent un faible potentiel d’adaptation. Le second est plus fin : à l’arrivée en unité, un second examen est effectué par le médecin de l’antenne médicale, qui ira chercher plus loin dans les antécédents et l’interrogatoire. L’enjeu est important, car le risque pour les armées est d’incorporer un sujet présentant une maladie chronique le rendant inapte ou entraînant des difficultés d’adaptation.
Pour préciser notre propos, il faut exposer la place prise dans les armées par les troubles psychiatriques, au sens large, des jeunes engagés. De façon étonnante, le Service de santé dispose de peu de chiffres concernant la nature des réformes pour raison psychiatrique. En 1963, à l’époque des appelés, un travail exceptionnel avait été mené par Claude Vimont et Jacques Baudot1. Pour les conseils de révision, ils rapportaient une moyenne de onze mille neuf cent soixante exemptés par an entre 1955 et 1963, soit en moyenne 4 % du nombre total des personnes examinées (environ deux cent quatre-vingt mille candidats). Les « troubles psychiques » constituaient la troisième cause d’inaptitude, derrière les « insuffisances de développement physique » puis les « malformations congénitales », soit en moyenne 0,87 % des personnes examinées. Ils soulignaient que ces troubles psychiques étaient principalement caractérisés par la « débilité mentale [sic] beaucoup plus que par les troubles du caractère et du comportement ». Au total, ils concluaient qu’une moyenne de 8,5 % d’une classe d’appelés étaient déclarés inaptes, toutes causes confondues.
Pour ce qui est des engagés volontaires, la thèse de Kevin Bostanci2 en 2017 apporte un éclairage sur l’état de santé d’un échantillon de candidats à l’engagement et donne un aperçu des décisions médico-militaires prises lors du premier examen médical de sélection. Ainsi, sur un échantillon de six cent trente-sept candidats à l’engagement reçus à l’antenne d’expertises médicales initiales (aemi) de Vincennes en un mois, 86 % ont été jugés aptes à l’engagement et 12,6 % inaptes (quatre-vingts sujets) ; parmi ceux-ci, quatre seulement l’étaient pour causes psychiatriques (un syndrome dépressif, deux troubles addictologiques et un trouble psychotique), l’un ayant été adressé en consultation spécialisée à l’hia pour un avis plus poussé. Au vu de ces chiffres, nous devons donc relativiser la place de la psychiatrie dans les décisions de réforme. Il semble même qu’à cinquante ans d’intervalle, l’attrition pour raisons médicales soit stable autour de 10 %. Malgré une légende tenace, les psychiatres militaires réforment peu ; ni plus ni moins que leurs anciens à l’époque des appelés.
Qu’en est-il du point de vue du candidat à l’engagement qui peut voir son projet s’effondrer d’un coup ? Ainsi Arthur3 est un jeune homme de vingt et un ans faisant partie d’une catégorie de candidats qui peut alerter par certains de leurs propos, mais qui ne présente pas d’antécédent psychopathologique franc posant la question de l’adaptation au milieu militaire. Durant l’entretien, il confie au médecin de l’aemi être un « enfant des quartiers difficiles », être angoissé face « à chaque situation nouvelle » parfois au point d’avoir « peur de franchir une porte » et rechercher un métier d’action. L’expertise psychiatrique n’a pourtant relevé aucun élément inadapté. Elle évoque la présence de traits anxieux sans caractère pathologique et d’un fonctionnement psychique sans organisation rigide. Dans ce cas, la difficulté pour le psychiatre est de faire la part entre le désir de l’engagement et la réalité d’éventuels troubles. Ce candidat montre une volonté réelle à s’engager ; l’armée est perçue comme un moyen de s’extraire de sa condition d’enfant des quartiers difficiles. Il recherche l’action, ce qui alerte toujours le psychiatre, sans que ce désir soit un critère clinique. Néanmoins, il existe des signes discrets qui pourraient signer la présence d’un trouble anxieux remettant en cause sa démarche. Le psychiatre décidera de parier sur sa capacité à s’adapter au vue de ses ressources.
Chloé, vingt-deux ans, est, elle, adressée aux psychiatres pour un antécédent de consommation de cannabis et de scarification, pratiques pour lesquelles elle a été suivie plusieurs années dans un contexte de difficultés psychosociales. Il s’agit d’une jeune fille dont la mère est décédée quand elle avait treize ans et dont le frère a fait une tentative de suicide. Elle explique avoir eu des idées suicidaires à cette période et avoir beaucoup consommé de cannabis pour lutter contre des insomnies persistantes, ce qui l’a poussée à initier un suivi psychiatrique ; elle a été traitée par des antidépresseurs durant deux ans, période révolue depuis un an. Est mise en évidence une dépendance au cannabis encore active, consommation qu’elle aurait augmentée à l’arrêt de son traitement antidépresseur et dont elle se dit sevrée depuis trois semaines lors de l’expertise psychiatrique. Nous trouvons dans ce cas un contexte relativement proche du précédent : une enfance difficile qui a entraîné des troubles discrets. Mais la présence d’une dépendance active et de la nécessité d’un traitement a fait conclure au médecin que la poursuite de l’engagement était impossible.
La candidature de Nicolas, vingt-deux ans, qui souhaite s’engager comme cuisinier dans l’armée de terre, nécessite un avis médico-psychologique en raison d’une tentative de suicide en 2013, un geste dont il dit avoir peu de souvenirs. Il s’agit d’une intoxication médicamenteuse volontaire résultant d’un cumul de difficultés professionnelles et relationnelles intrafamiliales. Nicolas est titulaire d’un cap de restauration malgré des difficultés d’apprentissage importantes. Il souhaite entrer dans l’armée pour la sécurité de l’emploi, mais souhaite un poste non opérationnel, « sans opex ». L’entretien met en évidence une étrangeté de contact et un maniérisme patent. Nicolas est très anxieux, réticent à répondre aux questions et évasif dans ses propos. Le médecin retient une instabilité émotionnelle, qui souligne des capacités d’adaptation précaires à l’emploi de militaire et un haut risque de décompensation face aux contraintes. Dans ce cas, encore une fois, l’engagement est une façon d’échapper au quotidien. L’armée est ici imaginée comme un refuge où l’aspect purement militaire (les opex) n’est pas vraiment appréhendé et risque donc de mettre en difficulté le sujet.
Hubert, vingt-trois ans, souhaite intégrer l’armée de terre, mais présente des antécédents de troubles du comportement compliqués par de multiples confrontations à la justice. Il est cuisinier et cherche à s’engager après avoir été renvoyé de son emploi. Il décrit son enfance comme « rebelle » avec de « mauvaises fréquentations » ; il a d’ailleurs été arrêté à plusieurs reprises pour dégradation de biens publics en compagnie de son groupe d’amis. Il est mis en évidence une consommation d’alcool importante, jusqu’à une demi-bouteille d’alcool fort par jour pendant trois ans. Il veut s’engager pour l’action, pour aller au combat, une perspective qui, lors de l’entretien, suscite chez lui une véritable excitation. Le psychiatre diagnostiquera un défaut de maîtrise des émotions rendant son engagement impossible.
L’annonce par le médecin psychiatrique d’une décision d’inaptitude est le plus souvent un moment de tension. Certains candidats se sentent même trahis. La majorité d’entre eux exprime en effet un désir sincère de s’engager, mais cette sincérité ne suffit pas pour envisager une adaptation satisfaisante à la vie militaire. La déception peut s’exprimer par une récrimination et parfois même par un marchandage. L’aspirant M., par exemple, est un élève de l’École navale pour lequel un psychologue de la Marine a demandé un avis psychiatrique. Il présente des antécédents de troubles anxieux qui, s’ils ne sont pas gênants pour l’heure, peuvent s’avérer bloquants pour la spécialité qu’il envisage : plongeur de bord. L’entretien révèle des troubles toujours présents mais n’entraînant pas une inaptitude générale ; il est néanmoins déclaré inapte à suivre le cours de plongeur. Face à son immense déception, le médecin lui explique point par point sa décision, sans grand succès : M. proposera de revenir régulièrement afin de convaincre le praticien de revenir sur sa décision.
Les motivations d’un jeune candidat à s’engager dans le milieu, singulier, des armes revêtent une sémiologie particulière. Certaines motifs reviennent de façon assez systématique : le côté dynamique, sportif, de l’emploi, le cadre rigoureux et patriotique, mais aussi des logiques financières et de facilité d’accès à l’emploi. Il est parfois difficile de discerner la part subjective d’un discours qui peut dans certains cas sembler un peu plaqué.
Une approche sociologique est intéressante, car elle met en évidence une variabilité des motivations à l’engagement suivant les différentes armes et spécialités. Le sociologue Jean-François Léger4 a mené une enquête auprès des jeunes se présentant dans des centres d’information et de recrutement des forces armées (cirfa) ; lors d’entretiens semi-directifs, il a étudié les attentes les plus fréquentes et interrogé les représentations des différentes armes.
Selon cette étude, le choix de l’armée de terre relèverait principalement de l’offre d’activité physique : envie de « bouger », d’avoir un métier dynamique et non routinier, de voyager/se déplacer ou bien de changer/se transformer. Dans ce même esprit, être combattant peut également être perçu comme un métier ludique, à travers le sport, les entraînements, les manœuvres… Les attentes des jeunes candidats faisant le choix d’une spécialité technique, comme la Marine, se placeraient surtout en matière de formation, en continuité avec l’enseignement scolaire. Ils valoriseraient plutôt l’intellect via des compétences professionnelles. Sans oublier, ce qui n’est pas anodin dans le choix, que ces spécialités véhiculent l’image d’un éloignement du conflit direct, de contraintes moindres que dans l’armée de terre. Le choix de la gendarmerie, lui, s’appuie en partie sur la dimension de service public ancré dans le quotidien, valorisant le contact humain et la prévention plus que la répression (en opposition au combattant). L’armée de l’air, enfin, attirerait des candidats à la recherche d’un emploi stable et original, plutôt de proximité et moins axé sur la mobilité.
Cette approche sociologique rend compte de tendances statistiques. L’expertise médico-psychologique, en revanche, est centrée sur le vécu unique et le parcours singulier de chaque sujet. L’étude individuelle des motivations relève du domaine de l’intime, avec ses raisons conscientes et inconscientes. Comme le soulignait le professeur Vallet, « il est souvent très difficile de juger de la motivation du candidat à l’engagement, celle-ci n’étant pas si aisément claire ou formulable par l’intéressé. Il est possible toutefois de repérer celles qui apparaissent manifestement trop en décalage par rapport à ce que le candidat va trouver dans le milieu militaire, au regard de ses attentes »5. Il est essentiel, par exemple, de questionner le rapport à la dangerosité et à l’armement, qui sont des raisons fréquemment évoquées par les postulants, et dont il faut pouvoir déceler ce qui pourrait couvrir des motivations pathologiques et/ou dangereuses pour l’individu et le groupe (la recherche de ses « limites » est une motivation souvent invoquée et peut faire partie d’un rapport singulier à la violence à investiguer).
Certaines motivations peuvent être révélatrices d’éléments psychopathologiques constitutifs d’une construction délirante. Prenons l’exemple d’Adrien qui à la suite d’une agression sur la voie publique a développé un épisode dépressif sévère. Il est marqué par un sentiment d’impuissance insupportable dont il souhaiterait se prémunir pour son avenir. Il a l’image d’un soldat « protégé par l’uniforme », représentant la force, donc l’invincibilité. Il a d’ailleurs l’idée que ses capacités physiques seraient très augmentées en treillis. Ce type de motivation peut faire craindre des prises de risque inconsidérées ainsi qu’une imprévisibilité réactionnelle face au danger.
Cette idée de puissance par le signifiant « militaire », sans être toujours aussi excessive, est répandue dans les croyances sociétales et individuelles. C’est le cas chez Victor qui, à la suite du suicide de son frère, a connu une longue période d’instabilité avec lui-même des idées suicidaires, des scarifications et une impulsivité importante (il frappait régulièrement dans les murs), et qui souhaite « se renforcer » grâce à l’armée.
Si elle peut être vue comme un moyen d’extraversion, l’institution militaire peut également être perçue, à l’inverse, comme un système canalisateur face à des troubles du comportement ou des traits d’impulsivité marqués. C’est fréquemment le cas dans les situations où les jeunes adultes cherchent un « cadre ». Il n’est d’ailleurs pas rare que ceux qui sont dans cette recherche aient déjà eu affaire à la justice. Pour certains auteurs, il s’agit d’un mécanisme de protection, notamment pour de jeunes gens issus de milieux défavorisés. Prenons le cas de Joris, dix-neuf ans, qui évoque des problèmes familiaux, notamment des violences avec son père avec qui il a rompu tout contact depuis trois ans. Il a des antécédents de consommation de drogue, qui lui ont valu une condamnation judiciaire. Il se dit « colérique » et se bat régulièrement quand il se sent menacé. À la question de ses motivations à l’engagement, il répond : « Pour éviter d’aller en prison comme me le rappelle souvent ma mère. »
Parfois la motivation est en décalage entre les attentes du sujet et la réalité des contraintes professionnelles, motivation qui, sans être pathologique en soit, peut être révélatrice d’une immaturité et parfois d’une inconséquence du sens de l’engagement. C’est le cas de Malory qui veut se « sentir moins seul » et qui a découvert « grâce à un reportage » l’importance de la « camaraderie » au sein d’un groupe de soldats. Suivi pendant deux ans avec un traitement antidépresseur, son évaluation a révélé une souffrance morale encore présente. Il a été orienté vers des soins après la consultation d’expertise.
Lors du recrutement, il est donc indispensable d’être attentif à la logique individuelle de parcours, tout en examinant l’adéquation psychique au milieu militaire et la concordance aux normes. Il est important de pouvoir expliquer, notamment dans les cirfa, que le dynamisme et la volonté ne sont pas les seuls facteurs qui font un bon soldat. Il faut aussi pouvoir projeter l’individu dans une carrière qui sera parfois longue. D’ailleurs, jusqu’à la révision récente des critères psychiatriques de sélection, symbolisés par le sigle P, seule une minorité de candidats était classée P1, c’est-à-dire considérés sans trouble, l’immense majorité étant P2, c’est-à-dire avec des traits mineurs. Actuellement, tous les militaires sont considérés P1 par défaut, aptes d’un point de vue psychiatrique ; P2 à P5 est une graduation de l’inaptitude à tenir certains postes jusqu’à l’inaptitude générale au service.
Néanmoins, on peut constater une évolution des armées face à certains profils. Par exemple, le syndrome d’Asperger, popularisé par le film Rain Man, se caractérise par une incapacité relative à entrer en relation avec autrui et par une intelligence de haut niveau. Les personnes qui en sont atteintes auraient des capacités en informatique bien au-dessus de la moyenne. Elles sont considérées comme inaptes au métier des armes, mais il est envisagé de pouvoir les engager comme informaticiens.
Pour conclure, il est impossible, et l’histoire nous l’enseigne, d’ouvrir le recrutement à tous ceux qui sont motivés par la fonction de militaire. Mais a contrario, comme le montre Ben Shepard6, des critères trop stricts peuvent écarter des individus qui se révèleront d’excellents soldats7. Le travail du psychiatre est donc d’évaluer la présence ou non d’éléments psychopathologiques rendant impossible l’engagement, mais surtout de prendre en compte une trajectoire dans un métier, un collectif et une institution.
1 C. Vimont et J. Baudot, « Les causes d’inaptitude au service militaire », Population, 19e année, n° 1, 1964, pp. 55-78.
2 K. Bostanci, « État de santé de la population souhaitant s’engager dans les armées. Résultats d’un examen clinique de sélection auprès des candidats à l’engagement au sein de la 1re Antenne d’expertises médicales initiales au mois de juin 2017 », thèse, 2017.
3 Les cas cliniques décrits dans l’article sont inspirés de cas réels, mais ont été volontairement altérés afin de préserver la confidentialité des entretiens.
4 J.-F. Léger, « Pourquoi des jeunes s’engagent-ils aujourd’hui dans les armées ? », Revue française de sociologie, vol. 44, n° 4, 2003, pp. 713-734.
5 D. Vallet, H. Boisseaux, F. de Montleau et J.-P. Rondier, « Psychiatrie et armées », emc Psychiatrie, 2006.
6 B. Shepard, A War of Nerves. Soldiers and Psychiatrists in the Twentieth Century, Harvard University Press, 2003.
7 Il existe plusieurs cas de personnes déclarées inaptes « psy » qui se sont engagées sous une fausse identité pendant la Seconde Guerre mondiale et qui ont connu une très belle carrière…