Début 2000, jeune médecin fraîchement affecté dans un régiment d’infanterie, je m’apprêtais à partir avec une compagnie de combat au Kosovo lorsque le chef de la section tireurs de précision demanda à me rencontrer. Il m’expliqua que si l’un de ses hommes était amené à tirer, il souhaitait que j’intervienne pour organiser un groupe de parole. Cette requête me surprit : il n’était pas encore dans les habitudes d’organiser des débriefings en cas d’événement grave. Je lui demandai de m’expliquer les raisons de ce souhait. Selon lui, tuer un homme, même à longue distance, quand on peut le voir mourir à travers sa lunette, ne laissait jamais indemne.
Heureusement, cette section n’eut jamais à faire usage de ses armes. Mais cette demande me taraudait l’esprit. Non pas qu’elle fût inadaptée, mais plutôt parce qu’elle me questionnait sur la place singulière qu’occupaient ces tireurs. Dans l’imaginaire, le soldat est celui qui porte une arme, a appris à l’utiliser et est autorisé, dans certains cas, à en faire usage. Il a le droit de tuer – un droit qu’il partage avec les forces de l’ordre. Bien évidemment, tout dépend des circonstances de l’ouverture du feu. Au début de The Big Red One (Au-delà de la gloire, 1980) de Samuel Fuller, Lee Marvin tue un soldat allemand. De retour dans sa tranchée, il apprend que l’armistice a été déclaré au moment même où il affrontait son adversaire. Il vient donc de commettre un meurtre alors que quelques minutes plus tôt il n’aurait fait que son devoir…
Mais est-ce habituel de tuer quelqu’un à la guerre lorsqu’on est un soldat ? Dans Acts of War (1985), Richard Holmes s’étonne, après avoir interviewé des vétérans de la Première Guerre jusqu’à celle des Falkland, du faible nombre de ceux déclarant avoir rencontré directement l’ennemi au combat et du nombre plus faible encore de ceux certains d’avoir tué cet ennemi. Samuel Marshall1 ou Jesse Glenn Gray2 font la même constatation. Paul Fussel3, lui, consacre un chapitre court mais très évocateur à l’expérience du combat dans son ouvrage sur la psychologie du soldat. Même Louis Barthas évoque plus le quotidien des soldats que les combats eux-mêmes4. Dans ces textes, et encore plus dans ceux des auteurs ayant connu le feu, l’ennemi est rarement décrit. Et lorsque la rencontre avec celui-ci a lieu, elle semble fonctionner comme une surprise. Or la surprise, génératrice d’émotion, intéresse le psychiatre.
C’est à travers mon expérience en psychiatrie auprès d’une population de militaires présentant un psycho trauma que je souhaite aborder la question de l’effet que l’acte de tuer un adversaire provoque sur le psychisme. Il y a bien sûr un biais : ces soldats présentent tous une pathologie psychiatrique, ce qui pourrait mettre en question leur témoignage et les mécanismes psychologiques que j’évoquerai plus loin. Je fais l’hypothèse, qui n’est pas exceptionnelle, qu’il y a continuité entre le normal et le pathologique. Les aspects pathologiques révèlent ce qui relève du « normal ». En outre, seconde hypothèse, ces hommes dont je rapporterai le récit ne sont pas des assassins au sens criminologique. Il ne s’agit ni de tueurs en série ni de psychopathes. Leurs cas ne relèvent pas de la psychopathologie et ils ne possèdent pas de traits de perversité ou de sociopathie.
- Quelques exemples
- Le tireur de précision
C’est un tireur de précision engagé dans de nombreuses opérations extérieures. En 2011, il se trouve en Afghanistan en appui de sa section. Ce soir-là, il voit dans son viseur deux hommes qu’il identifie comme des insurgés, armés de rpg 7 et se préparant à faire feu sur ses camarades. Il n’hésite pas, tire et les tue tous les deux. C’est la première fois qu’il fait usage de son arme dans ce contexte. Six mois plus tard, il participe à l’hommage rendu à deux de ses camarades qui viennent de mourir en opération. Il rencontre leurs familles, très éprouvées par ces décès, et réalise soudain que les proches des deux taliban qu’il a abattus ont dû éprouver les mêmes sentiments. Il a tué deux hommes ! Dès lors, il développe tous les symptômes d’un traumatisme psychique : cauchemars, reviviscence diurne, hypervigilance. Sa pensée est envahie par un conflit moral : est-il juste d’avoir tué ces hommes ? En avait-il le droit ? Il envisage même de rejoindre les taliban parce qu’il pense qu’ils mènent un combat juste alors que lui a tué deux hommes sans prendre de risque, lâchement !
- Le marsouin
Ce sous-officier est un ancien. En Afghanistan, il a connu plusieurs fois le feu. Il a tué un homme, un insurgé. Il dira d’ailleurs que cela ne lui avait pas fait grand-chose, peut-être le soir avait-il été troublé, sans plus. Quelques années plus tard, au Mali, son groupe et lui se trouvent encerclés et cloués par les tirs ennemis. Il raconte avoir ressenti pour la première fois une peur intense, effroyable et obscène : celle de mourir là. Il repense alors à l’homme qu’il a tué et réalise qu’il a lui aussi ressenti la même chose, une terreur identique et insupportable. À son retour, il développe les signes d’un trauma psychique. Les symptômes s’accompagnent d’une interrogation lancinante : comment ai-je pu faire subir cela à un autre être humain ?
- Le parachutiste
Ce jeune parachutiste est en patrouille avec sa section à une époque où on circule encore à pied à Kaboul. Une voiture explose. Le conducteur s’extrait du véhicule qui n’a pas été complètement détruit et se dirige vers les soldats français qui craignent qu’il n’ait sur lui une ceinture d’explosifs. Le chef de section ordonne de tirer pour l’arrêter. Le parachutiste tire et tue l’homme qui ne portait finalement pas d’explosifs. On le félicite et il reçoit même une décoration pour son acte. À son retour en France, il se blesse et se trouve contraint à l’inaction. Il est taraudé par une question : comment peut-on se féliciter d’avoir tué un homme ? Il décrira par la suite la sensation d’être un bourreau. Pendant plusieurs mois il ne cesse de s’interroger, fait des cauchemars, revit la scène. Il ne retournera jamais dans son régiment et sera réformé. Au cours de sa psychothérapie, il finira par admettre qu’il n’est pas un bourreau.
- Un contre-exemple
Ce policier de la brigade anti-criminalité (bac) poursuit des malfrats qui viennent de commettre un hold-up. Avec l’aide d’un collègue, il arrive à immobiliser la voiture qu’ils poursuivaient et les malfaiteurs en sortent en tirant. Ils ripostent, abattent un des deux hommes et blessent l’autre. Malheureusement, une balle perdue blesse un témoin. Ce qui a provoqué un trauma chez ce policier, ce n’est pas d’avoir tué un homme mais d’avoir probablement été l’auteur du tir qui a blessé un innocent. Il expliquera d’ailleurs que tuer ne constitue pas un problème moral, qu’il n’y prend pas plaisir et que ceux qui ont ouvert le feu savaient qu’ils s’exposaient au risque d’être blessés ou même tués. Lui-même, en tant que policier, ne recherche pas la prise de risque, mais accepte d’être blessé ou pire. Dans ses fonctions, il avait déjà blessé plusieurs malfaiteurs, même si ce type d’action demeurait rare.
- Le trauma par mort rouge
- La mort rouge
Dans son livre justement nommé La Mort rouge5, Bernard Eck se livre à une analyse passionnante de l’Iliade. Il s’y attarde longuement sur l’expression de mort rouge. L’occurrence dans le texte d’Homère est rare ; on ne la rencontre que deux fois – il faudrait d’ailleurs traduire rouge par pourpre, car pour les Grecs de l’Antiquité le sang était pourpre. La mort rouge est celle qui est infligée par une arme qui fait jaillir le sang.
Il existe une difficulté à qualifier l’acte de tuer à la guerre. Légalement, il ne s’agit ni d’un assassinat ni d’un meurtre et ces lexèmes possèdent une tonalité qui les place d’emblée dans le champ de la morale ou de la justice. Le terme homicide est plus neutre. Formé du latin homo (« homme ») et caedere (« couper », « tuer »), il désigne simplement l’acte sans juger de sa valeur. J’y ajoute l’adjectif guerrier pour souligner le concept dans lequel il se produit : le combat. L’homicide guerrier désigne donc l’acte de tuer au combat un adversaire.
- Un trauma différent
Le trauma se définit comme une rencontre avec la mort. Le sujet confronté à l’évidence de sa mort, soit directement soit à travers celle de l’autre, subit une effraction de son psychisme. En d’autres termes, l’esprit est incapable de traiter un objet – l’horreur d’une scène – et de le transformer en information. La mort est une formation dans sa réalité impossible à traiter ou à analyser. Le philosophe Ludwig Wittgenstein en a l’intuition lorsqu’il écrit qu’elle est l’expérience la plus universelle, mais aussi celle qu’il est impossible de partager. Ce défaut de traitement de l’information est à l’origine des symptômes rencontrés : hypervigilance, reviviscence, cauchemars… Les cas décrits plus haut sont bien des traumas psychiques. Les patients souffrent tous des mêmes symptômes.
Le trauma psychique diffère d’un trauma classique par ses manifestations. La première prend la forme d’une interrogation éthique : l’acte que j’ai commis, tuer un homme, est mal, je suis donc un bourreau. Le sujet est envahi par ces idées lancinantes. Dans le cas du tireur de précision, il en était venu à penser rejoindre les rangs ennemis pour réparer sa faute. Selon lui, il n’y avait aucune justification morale ou politique à avoir tué alors que les insurgés ne faisaient que se défendre. Il restait allongé des journées entières en fixant le plafond. La seconde est qu’il s’agit d’un trauma par procuration. Les patients ne décrivent pas une confrontation directe à l’horreur. Ce n’est pas la vision d’un corps mutilé qui entraîne le trauma. Ce qui traumatise, c’est une sorte d’épiphanie. À plus ou moins longue échéance, le sujet reçoit ce qu’il a infligé à autrui comme une révélation. Dans le premier exemple cité ici, c’est la rencontre avec la famille de ses camarades qui est le révélateur ; dans le deuxième, c’est le fait de s’être retrouvé dans une situation comparable. En fait, ce qui traumatise, c’est l’empathie.
- Le moment traumatique
Ce qui est intéressant dans les différents récits recueillis est que ce type de trauma se déclenche dans un second temps et qu’un stimulus est nécessaire : une cérémonie, un anniversaire... On évoque souvent une phase de latence – une idée largement critiquée ces dernières années ; les études montrent que la période qui sépare l’événement traumatique des premiers symptômes est loin d’être exempte de manifestations. C’est lors de cette seconde rencontre que le sujet prend conscience que sa cible n’était pas seulement l’objet d’une mission, un ennemi, mais un être humain comme lui. La victime acquiert de l’épaisseur parce qu’elle renvoie une similitude, une « mêmeté ». Ce qui traumatise, c’est l’identité qui s’esquisse entre celui qui a tué et celui qui a été tué. Le fait de ressentir brutalement de l’empathie traumatise plus que la vision d’horreur de la victime.
L’empathie est cette capacité possédée par tous les êtres humains – moins par les psychopathes et pas du tout par les autistes – de ressentir et de se représenter les émotions de l’autre, du semblable. Et au-delà de l’émotion, d’imaginer ce que pense l’autre : c’est la théorie de l’esprit. Ces capacités sont fondamentales pour le combattant qui doit être capable de se mettre à la place de son ennemi, de penser comme lui. Ainsi la tristesse des familles touche le tireur de précision qui la projette sur celles des hommes qu’il a tués. La peur intense ressentie par le marsouin résonne avec celle qu’il a infligée. Pour le parachutiste, c’est son statut et celui de sa victime qui se font écho. Quand la victime prend de l’épaisseur, le trauma se déploie et écrase le sujet. Il se trouve envahi par une angoisse incoercible : j’ai commis un acte terrible, inexpiable.
- Né pour tuer ?
Le type de trauma que je viens de décrire demeure assez rare. Pour être précis, il faudrait le comparer au nombre de combattants qui ont provoqué une mort rouge. Les témoignages expriment en général une gamme variée de sentiments : tristesse, regret ou encore joie voire même exaltation. Ces affects varient d’ailleurs en fonction de l’adversaire. Ainsi, comme le fait remarquer Richard Holmes, les vétérans montraient plus de compassion pour les Allemands ou les Argentins que pour les Japonais ou les Vietnamiens. Plus il y a une distance culturelle et émotionnelle, moins on trouve de compassion envers les victimes.
Plus de 90 % de la population déclare avoir déjà imaginé tuer quelqu’un. Il ne s’agit que de rêverie : le taux de meurtres est relativement faible en Occident et certains estiment même que la violence y est à son niveau le plus bas depuis cinq cents ans6. Le soldat occidental se trouve donc dans un entre-deux culturel et imaginaire : il est le fruit d’une civilisation qui rejette de plus en plus le conflit violent et doit user de violence dans certaines conditions.
Il y a une énigme dans ce type de trauma : en quoi la nature de cet acte traumatise-t-elle certains et pas la majorité des combattants ? Cela amène à s’interroger sur les ressorts psychologiques, s’ils existent, de l’acte d’infliger la mort. Sans aller jusqu’à la caricature, le débat éprouve actuellement des difficultés à sortir de la vieille opposition Rousseau/Hobbes. La postérité de ces deux thèses est immense. Il est d’ailleurs difficile de pouvoir penser en dehors d’elles.
- Homo homini lupus est
Thomas Hobbes défend l’idée que l’homme est par nature violent et agressif envers son prochain. C’est le sens de la fameuse maxime « l’homme est un loup pour l’homme ». Seule la civilisation permet de réguler la violence. Cette conception pessimiste n’est pas éloignée de celle des religions du Livre où Dieu impose à l’homme une loi afin de limiter les effets de la violence. La postérité de Hobbes se retrouve dans des œuvres diverses, et ce jusqu’à nos jours.
Ainsi, dans Au-delà du principe de plaisir, Sigmund Freud suppose l’existence d’une pulsion de mort (Thanatos), pulsion fondamentale, qui, dans l’inconscient, s’oppose à la pulsion de vie (Eros). Ce Thanatos serait la source de l’agressivité et de la violence. Pour l’inventeur de la psychanalyse, l’homme ne peut vivre en paix qu’à la condition d’inhiber ou de sublimer cette pulsion par la civilisation. Une réflexion qu’il poursuit à travers l’échange épistolaire qu’il entretient avec Albert Einstein et qui fera l’objet d’une publication. Cette correspondance est sans grande portée : elle est certes produite par deux esprits remarquables du xxe siècle, mais qui ne connaissent rien à la guerre.
Du côté de l’éthologie, Konrad Lorenz ouvre une voie intéressante avec son ouvrage consacré à l’agressivité7. Mais il suit une route parallèle à celle de Freud en supposant là encore une agressivité fondamentale nécessaire à la compétition sexuelle. Le meurtre, comme les affrontements à grande échelle, serait un phénomène exceptionnel chez les animaux. Il se trompe, probablement parce qu’il n’a pas accès à l’époque où il rédige son ouvrage à des observations capitales faites auprès des chimpanzés dans les années 1970.
- Le bon sauvage
Jean-Jacques Rousseau, lui, défend une thèse totalement opposée : la société avilit l’homme et le rend soumis, veule et mauvais ; dans l’état de nature, l’homme est bon. Cette thèse a été reprise sous diverses formes par des anthropologues. Certains considèrent par exemple que les sociétés de chasseurs-cueilleurs sont pacifiques et dénuées de violence puisque fondées sur une économie non productiviste et un strict contrôle des naissances. On ne croit plus guère aujourd’hui à cette thèse. Mais certains espèrent encore prouver une nature foncièrement bonne chez l’homme.
Dave Grossman est un officier américain à la retraite, psychologue et fondateur d’une science autoproclamée, la killology, dont le français peine à trouver une traduction satisfaisante. Il s’inscrit dans une continuité, lointaine, avec Rousseau. Et même s’il se réclame de lui, il soutient une thèse opposée à celle de Freud : il existe une résistance à affronter un adversaire directement et à le tuer, une résistance qu’il est possible de court-circuiter en conditionnant l’individu. Il développe cette hypothèse dans son ouvrage le plus connu, On Killing. Argumenté bien que dépourvu de toute bibliographie, il pose des questions intéressantes et jamais explorées dans la littérature militaire. Mais cette thèse est problématique et soulève un certain nombre d’objections à propos des sources et de la méthode. Je retiendrai la plus évidente : quelle est la nature de cette résistance ? Est-ce une défense psychique ? Un instinct ? Une formation cérébrale ? Grossman n’apporte pas de réponses satisfaisantes.
- Le primate violent
Quand un débat portant sur des comportements humains se trouve dans une impasse, l’habitude est d’aller observer le reste du règne animal, notamment nos proches cousins simiens. Ainsi, pendant longtemps, les primatologues ont cru que les singes étaient peu violents. Certes certaines espèces, comme le chimpanzé, chassent d’autres singes comme le colobe, mais la violence intra spécifique serait absente ou se limiterait à des comportements de défis dans le cadre d’une compétition sexuelle ou de prestige. Et la découverte d’une espèce proche du chimpanzé, le bonobo, redonnait espoir de découvrir un singe intégralement pacifique, exempt de toute agressivité. Or le bonobo n’est pas si débonnaire que cela et est en fait très stressé par une vie sociale complexe dominée par la satisfaction d’autrui8.
Un événement allait bouleverser le petit monde de la primatologie : au début des années 1970, une équipe de scientifiques assista en Afrique à une agression délibérée et préparée d’un groupe de chimpanzés sur un des membres du clan. D’autres observations ont confirmé que le chimpanzé est capable de violence intra spécifique, organisée et planifiée. La violence et son issue ultime, l’oblitération de l’autre, n’est donc pas le privilège de l’être humain et de quelques espèces de fourmis. Dans le cas de la première observation, cette attaque contre un membre du groupe visait à l’écarter parce qu’il constituait une menace pour le vieux chef qui avait préféré s’allier avec des concurrents plus faibles. Ses congénères ne semblent pas avoir éprouvé une quelconque retenue lorsqu’ils le frappaient.
Il se dessine une explication, qui n’a de valeur qu’heuristique. Les théories de l’évolution ont éprouvé des difficultés à expliquer la violence chez les animaux sociaux. Elle paraît contraire au principe de transmission des gènes qui implique la survie. Or, dans le cas des chimpanzés, l’agression d’un membre du groupe est un calcul délibéré destiné à assurer le prestige du vieux chef et, pour les seconds couteaux qui l’assistent, à éliminer un rival à moyen terme dangereux. La violence est donc ici sociale.
- L’animal social
Or, à l’instar de ses cousins primates, l’homme est un animal social. Il n’existe pas d’humain « sauvage ». L’homme vit toujours en groupe, même si celui-ci peut être de taille variable. Il existe bien des ermites, ou des enfants sauvages, mais ils sont une exception. La caractérisation d’« animal politique » faite par Aristote est d’ailleurs à comprendre comme la capacité à vivre dans des villes, summum de l’organisation à l’époque hellénique. Les neuroscientifiques supposent même que le cerveau humain n’a évolué que dans le but de vivre en société. Le langage, par exemple, est un moyen efficace de transmettre des informations et de se coordonner. Il permet de partager de l’expérience grâce à la capacité de constituer des récits. Le symbole est l’exemple le plus abouti de cette fonction de la parole. Par exemple, une zone du cerveau, le gyrus fusiforme, est spécifiquement dédiée à la reconnaissance des visages humains. Car le visage n’est pas un objet comme les autres, mais un objet particulier de la perception. Il est en effet fondamental en société d’être capable de reconnaître les émotions d’autrui qui s’expriment de façon non verbale. C’est l’incapacité des autistes à pouvoir décoder ce langage qui les retranche de toute vie sociale. Certains auteurs ont montré la capacité des humains en société à faire confiance aveuglément ou encore à parier sur la bonne volonté d’autrui. Nous supposons rarement que l’autre nous veut du mal.
Pour autant, cette capacité à vivre en société organisée est-elle secondaire à une inhibition ou à une résistance à la violence ? Il est utile de pouvoir vivre en société comme il est utile de pouvoir être violent dans certaines situations. D’un point de vue évolutif, les deux comportements apportent des avantages qui permettent la survie de l’individu, donc la diffusion de ses gènes, et du groupe, donc la préservation des gènes. Ce qui est « naturel », si on tient à trouver une nature humaine, ce n’est pas le fait d’être violent ou pacifique, c’est la capacité à pouvoir l’être en fonction du contexte. L’acte de tuer n’est plus un problème de résistance interne mais de contexte dans lequel l’acte s’inscrit.
- Live and let die
Vouloir trouver ce qui entraîne un humain à tuer un autre humain n’éclaire pas sur l’acte. On se trouve rapidement dans un débat circulaire et une impasse épistémologique. Existe aussi un risque à vouloir à tout prix « naturaliser » l’acte, comme peut le faire Dave Grossman. Oui, le cerveau humain reconnaît le visage de l’autre comme humain. Non, il n’existe pas de résistance biologique à la violence. Néanmoins, il semble bien que les groupes humains préfèrent la coopération et la paix plutôt que l’affrontement et la violence. Oui, la testostérone est un facteur d’agressivité, mais comme la plupart des hormones lorsqu’elles sont en excès. Là encore cela ne nous en dit pas plus sur la souffrance, l’exaltation ou l’indifférence à tuer quelqu’un.
- Jeux de langage
Depuis le code d’Hammurabi en passant par les lois orales des derniers chasseurs-cueilleurs, le meurtre prémédité de sang-froid est réprimé. Il n’existe pas à ma connaissance de société permissive sur cette question. La traduction exacte du cinquième commandement « Tu ne tueras point » devrait être « Tu n’assassineras point ». La distinction est fondamentale, car l’hébreu autorise une réserve que la version chrétienne ne permet pas. Cette réserve est la possibilité, quels que soient les interdits, de tuer dans certaines circonstances. Il s’opère un glissement sémantique où les mots « meurtre » et « assassinat » se trouvent substitués par un autre.
Le langage joue en effet un rôle déterminant dans l’opération mentale qui consiste à classer l’homicide dans une catégorie ou dans une autre. Richard Holmes le notait déjà dans Acts of War. Il ne s’agit pas d’une euphémisation qui amoindrirait le sens et la portée de l’acte, mais d’un saut sémantique qui permet un glissement d’une catégorie morale à une autre. Ainsi on ne tue plus un terroriste, on traite une cible. Ce glissement de la qualification lexicale de l’acte dans une autre catégorie est un facteur de distanciation émotionnelle qui permet de diminuer la portée psychique de l’acte.
- L’ombre d’autrui
Si les jeux de langage permettent sans doute d’expliquer la mise à distance morale de l’acte, ils ne transforment pas pour autant son objet : tuer un autre être humain. Dans The Biology of Peace and War (1979), Irenäus Eibl Eibesfeldt, un pionnier de l’éthologie humaine, s’est intéressé au processus de pseudo spéciation. Dans le sillage d’Hannah Arendt, il s’interroge, à travers le comportement, sur les mécanismes qui permettent d’être violent jusqu’à donner la mort à un semblable. Comme Lorenz, il note que le meurtre demeure rare chez les autres espèces animales. Il explique d’ailleurs ce type de comportement dans une perspective évolutionniste d’élimination de gènes concurrents afin d’assurer la prédominance des siens, comme chez les lions par exemple où le nouveau mâle dominant élimine la progéniture de son malheureux rival. À travers plusieurs exemples, il montre comment il est plus facile d’être violent envers autrui si celui-ci n’est plus considéré comme un être humain à part entière. L’exemple le plus connu est le gardien de camp de concentration, excellent père de famille. Le passage à l’acte violent est d’autant plus facile que la cible se voit dégradée de son statut de semblable.
Eibl Eibesfeldt distingue deux types de pseudo spéciation. Le premier consiste à enlever à l’autre son statut d’être humain et à le considérer comme appartenant à une espèce différente. L’esclavage en est une forme. L’esclave est assimilé à une espèce intermédiaire entre la bête de somme et l’humain. Le second est la pseudo spéciation culturelle : si l’autre est reconnu dans sa dimension humaine, c’est sa culture qui est considérée comme inférieure. En vertu du droit du plus évolué, en l’occurrence celui du plus fort, ce dernier possède un droit sur l’inférieur. C’est ainsi que certaines entreprises coloniales ont été justifiées ou encore la politique envers des minorités (Indiens d’Amérique, Aborigènes d’Australie…). Le darwinisme social de Spencer est une forme pseudo scientifique de spéciation culturelle.
Dans son livre autobiographique9, Karl Marlantes évoque son expérience de lieutenant des Marines au Vietnam et décrit comment opère la pseudo spéciation. L’ennemi devient un gook ou encore Charlie, qualificatifs insultants utilisés pour désigner les Japonais pendant la Seconde Guerre mondiale. On retrouve cet exemple dans les albums de Buck Danny des années 1950 où les Japonais sont traités de « faces de citron » et leur visage dessiné de façon caricaturale. Ce mécanisme de spéciation est très probablement à l’origine de nombreux cas de barbarie perpétrés par les Marines envers les cadavres de Japonais. On se souvient de cette photo parue dans Life Magazine qui montrait une jeune femme tout sourire devant un crâne de soldat nippon, cadeau de son fiancé ! La spéciation appartient au jeu de langage dont le saut lexical fait passer d’un humain à un objet. Elle permet d’opérer une distanciation émotionnelle. Quelle aurait été la réaction de la même jeune femme recevant un crâne de soldat allemand en Pennsylvanie où l’allemand fut longtemps la seconde langue officielle.
Si la spéciation est un puissant mécanisme permettant d’éviter la rencontre avec autrui, elle n’est pas, à mon sens, le mécanisme essentiel. Pour avoir fréquenté de nombreux combattants sur différents théâtres d’opérations, j’ai rarement rencontré de racisme ou d’agressivité envers les populations locales. Certains pouvaient en exprimer, mais il s’agissait plutôt de circonstance de frustration que de pseudo spéciation. Généralement, on observe de l’indifférence, d’autant plus présente que les rencontres avec la population sont limitées, comme ce fut le cas en Afghanistan.
Dans Violence10, Randal Collins remarque que pour pouvoir passer à l’acte violent, il faut maintenir une distance émotionnelle. Ainsi il est plus facile d’attaquer quelqu’un de dos, sans voir son visage, ou encore de nuit. La distance émotionnelle se réduit quand le sujet rencontre chez sa victime quelque chose qui crée de l’affect. Or, pour qu’il y ait rencontre émotionnelle, il faut qu’il y ait reconnaissance, quelque chose qui fasse écho à soi. Pour pouvoir vivre en société, il faut être suffisamment conforme, c’est-à-dire se reconnaitre dans son semblable. L’être humain a besoin de sentir du même dans l’autre. À cette condition il devient autrui.
En français, ce qui est autre désigne ce qui est différent ; autrui, s’il caractérise l’autre semblable, implique, probablement par son utilisation dans le champ lexical du religieux, un autre moi-même. L’autre, c’est l’autre être humain auquel je suis indifférent, alors qu’autrui s’inscrit déjà dans un rapport où il y a de l’émotion. Dès qu’il y a empathie, l’ombre d’autrui, l’autre, devient un autre moi-même. Son émotion devient mon émotion. Je peux faire du mal à l’autre. Le quotidien montre des exemples réguliers d’agressivité, sans qui encore une fois il y ait violence. C’est plus difficile, impossible peut-être, lorsqu’il s’agit d’autrui.
Dans les cas que j’ai évoqués, on peut observer un glissement brutal de l’autre vers autrui. Le sujet reconnaît dans sa victime une proximité, une « mêmeté » qui fait trauma. En tuant, il a tué une part identique à lui. L’identité est un terme ambigu en français. Elle désigne à la fois ce qui distingue, ce qui fonde l’individu dans sa psychologie, et ce qui est identique en logique (la relation d’identité). C’est l’identité qui traumatise plutôt que l’acte violent lui-même.
- Les paradoxes du guerrier
Je n’ai pas encore évoqué le puissant moteur de la tragédie : la haine. C’est sans doute parce qu’elle fait basculer toute confrontation dans une autre dimension. L’exemple fondateur est Achille. Dans l’Iliade, il n’y a pas de manichéisme : le poète chante aussi bien les héros achéens que troyens et se désole de la mort de chacun. Achille affronte Hector parce qu’il a tué Patrocle. Jusqu’à la mise à mort, il n’a enfreint aucune coutume. Il le tue et la haine du fils de Pelée poursuit le fils de Priam. Achille commet alors l’irréparable en ne respectant pas le corps de son ennemi. Il l’attache à son char et parade autour des murailles de Troie. Il enfreint toutes les règles et les rites qui protègent un cadavre. C’est aussi un funeste avertissement : maintenant que l’inexpiable a été commis, la guerre ira jusqu’au bout, jusqu’à l’anéantissement de l’un des deux camps.
Un soldat me racontait qu’après la mort de l’un de ses camarades en opération, il aurait pu tuer des civils par haine. Mais il exprimait ce sentiment avec de la distance, le reliant à la colère qui l’avait alors envahi. Chez aucun de mes patients ayant infligé un jour la mort, je n’ai entendu de la haine. L’éprouver protège sans doute du trauma, parce qu’elle maintient l’adversaire à distance. Elle empêche toute tentative de compréhension ou d’empathie. La propagande ne s’y est pas trompée en la flattant ou en la promouvant. Mais comme l’illustre l’histoire d’Achille, la haine mène à l’hybris.
Il y a un paradoxe chez le guerrier : il doit avoir suffisamment d’empathie envers son adversaire pour comprendre ses intentions et le combattre efficacement, mais ne pas trop développer cette empathie afin de maintenir une distance émotionnelle suffisante et être efficace au combat. La haine ou la spéciation de l’adversaire favorise l’agressivité du soldat, mais aussi son arrogance. Cela ne veut pas dire que la haine soit absente. Contrairement à ce que pense JC Gray, qui affirme que plus on se rapproche du front moins les soldats éprouvent de la haine11, celle-ci est parfois présente, mais de façon ponctuelle.
Ce qui fait souffrir, et au-delà traumatise, ce n’est pas d’avoir tué un être humain, mais quelqu’un qui partage avec soi une émotion, un autre soi-même envers lequel on ne ressent plus d’indifférence. Freud, déjà, avait noté que ce qui angoisse dans la mort, c’est la séparation, qui nous renvoie à une angoisse originelle de l’enfant qui fait pour la première fois cette expérience.
À l’exception de la personnalité perverse, les êtres humains éprouvent une aversion à faire souffrir autrui. Les professionnels de santé racontent que la première fois où ils doivent faire un geste douloureux est toujours compliquée ; puis l’habitude vient et ils finissent parfois par ne plus entendre la souffrance d’autrui. Il leur faut donc adopter une position à la fois distanciée mais pas trop. Il en va de même pour le combattant : il doit à la fois comprendre son adversaire, mais ne pas trop se laisser fasciner par lui.
Le dernier cas que j’ai exposé est intéressant pour cela. Il se construit sur la fiction de la responsabilité totale des malfaiteurs. Fiction parce qu’en dernier ressort, le policier n’a aucune idée de la motivation exacte de son adversaire. Néanmoins, il constitue cet autre comme un humain libre, conscient de ses actes, à son image. Il s’agit donc plus d’un duel que d’un combat. Au prix de ce nouveau jeu de langage, le policier échappe à l’écrasant poids de l’empathie.
Le paradoxe du combattant est de penser son adversaire comme un autre lui-même afin de l’affronter efficacement, mais, dans le même temps, de ne pas trop se laisser contaminer par l’empathie qui crée de la proximité émotionnelle. La solution à ce paradoxe est peut-être dans l’ébauche d’éthique opérée par ce policier : éviter la haine et admettre que l’adversaire a lui aussi choisi sa voie. Le célèbre texte de Jocho Yamamoto, Hagakure, s’ouvre sur un conseil étonnant : le secret du samouraï est de se penser comme déjà mort. La lecture classique est de considérer la voie du guerrier comme aboutissant au suicide. Il faudrait plutôt l’interpréter comme l’acceptation de la possibilité d’infliger la mort et de se la voir donner.
1 Samuel Lyman Atwood Marshall, Men against Fire. The Problem of Battle Command, Oklahoma Press Edition, 2000 (1947).
2 Jesse Glenn Gray, Au combat, Paris, Tallandier, 2012 (1959).
3 Paul Fussel, À la guerre. Psychologie et comportements pendant la Seconde Guerre mondiale, Paris, Le Seuil, 1992.
4 Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier. 1914-1918, Paris, Maspero, 1977.
5 Bernard Eck, La Mort rouge. Homicide, guerre et souillure en Grèce ancienne, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
6 Steven Pinker, The Better Angels of our Nature, Viking Book, 2011.
7 L’Agression. Une histoire naturelle du mal, Paris, Flammarion, 1977 (1966).
8 Voir Pascal Picq, notamment Le Sexe, l’homme et l’évolution, Paris, Odile Jacob, 2009.
9 Partir à la guerre, Paris, Calmann-Lévy, 2013.
10 Violence: A Micro-Sociological Theory, Princeton University Press, 2008.
11 Cette affirmation entraînera une controverse avec Paul Fussel, notamment parce que le premier dit que les GI avaient considéré que l’arme atomique n’était pas honorable et les avait privés d’un vrai combat contre les Japonais. Il faut préciser que Gray a été en août 1945 officier de renseignement et Fussel lieutenant dans l’infanterie en Europe et qu’il s’apprêtait à partir pour le Pacifique…