La décoration participe aujourd’hui pleinement du processus de retour ; elle marque en quelque sorte une forme de « solde de tout compte », qu’il s’agisse d’une décoration commémorative ou d’une distinction pour acte de valeur individuelle. Or, à l’instar de la médaille, aux deux faces opposées mais frappées dans la même pièce de métal, l’acte de décorer est le produit d’un choix, d’une fabrique de l’honneur, qui grave la matière sensible de creux et de pleins, ces derniers étant d’autant plus visibles que les premiers sont profondément marqués. Ce « partage du sensible »1 a en effet ceci de particulier, qui en fait à la fois la grandeur et le drame, d’avoir d’autant plus de visibilité qu’il est fortement contrasté : à mettre les uns en pleine lumière, il plonge, à tort ou à raison, les autres dans la plus noire obscurité. Les récompenses, en particulier celles décernées pour actes de bravoure, actions d’éclat ou gestes téméraires, sont par conséquent objets d’enjeux pour s’imposer, dans le sens le plus fort du terme, comme des « distinctions » dans l’espace social.
Enjeu de reconnaissance d’abord, pour ceux qui rentrent de mission, puisque l’attribution d’un « red badge of courage »2 stigmatise la valeur individuelle ; enjeu de pouvoir ensuite, pour ceux qui les décernent, car, à susciter les passions, les décorations offrent aux décideurs militaires et politiques des leviers d’action aux effets insoupçonnés, ce qu’un Bigeard traduit lors d’une prise d’armes en 1953 par ces mots : « Ah ! Ces militaires, il leur faut peu de chose pour aller se faire tuer : un sourire, quelques applaudissements, une croix de guerre qui ne coûte pas cher à l’État »3 ; enjeu de représentation enfin, car les rangées de couleurs qui s’alignent sur les poitrines d’anciens combattants sont les mots muets d’un discours qui participe du devoir de mémoire collective.
Rien de moins qu’une trentaine de médailles ont été créées en France aux xixe et xxe siècles et ont été décernées à titre militaire à plusieurs millions de soldats. Une telle profusion, conséquence des nombreuses guerres menées à l’époque contemporaine, invite, au prisme de ces trois enjeux, à s’interroger sur la signification toujours ambivalente de ces décorations4. Dans quelle mesure leur attribution concrétise-t-elle, à raison, les valeurs mises en avant dans l’armée, tels que l’honneur, la vertu, le mérite ou le courage ? Relève-t-elle d’une méthode discrétionnaire de commandement visant à optimiser le potentiel en encourageant les soldats à se dépasser et à faire preuve de courage ? L’histoire qui se raconte sur les poitrines ne peut-elle se transformer en jeu de représentation dont ne sont pas exclues usurpations et manipulations dans un travestissement du devoir de mémoire ?
- La décoration, un enjeu de reconnaissance
- Honneur
La décoration sert à reconnaître, c’est-à-dire à distinguer, à élever, à rendre singulier. Elle a d’autant plus de poids au sein des armées que ces dernières se définissent par l’uniformité et, au sein de chaque grade, par une égalité statutaire. Le décoré est donc distingué par rapport à ses camarades et porte le signe visible de son élévation qui l’amène à être reconnu. La remise d’une décoration à un militaire se fait devant le front des troupes, dans une sorte de pédagogie de l’honneur : le récipiendaire est mis en avant de l’unité, sur un rang à part, près du drapeau du régiment. L’officier qui lui épingle la décoration et lui donne l’accolade procède à une forme d’adoubement qui fait du soldat un héros, un brave, un guerrier. Celui-ci est montré en exemple au reste de l’unité. Mais c’est symboliquement qu’il se trouve provisoirement séparé des autres, car en réintégrant les rangs, sa décoration l’y oblige d’ailleurs puisqu’elle l’érige en modèle.
Or la reconnaissance par les pairs n’est effective qu’à certaines conditions. Primo, la décoration doit témoigner d’un acte auquel le récipiendaire est indubitablement associé ; dans le cas contraire, si ce dernier n’a pas le courage de refuser la récompense, la médaille sera pour ses camarades un signe de honte plutôt que de bravoure, au mieux prétexte à moqueries. Pourtant, hors du champ finalement assez restreint de ceux qui « savent », la décoration, « libérée » des motifs de son attribution, devient toujours enjeu de représentation, donc potentiellement objet de travestissement. Secundo, dans un souci de justice et d’équité, le niveau de la décoration doit être en rapport avec la valeur du fait d’armes ; bien souvent cette dimension est très relative car les critères d’attribution, bien que paraissant figés dans les textes, sont soumis à interprétation selon les circonstances du moment. Enfin, la reconnaissance perd de son sens à mesure que le temps déconnecte progressivement la récompense du motif qui en a justifié l’attribution : au plus fort de la crise afghane, les croix de la valeur militaire ont été décernées plus de deux ans après le retour de mission ; certains récipiendaires, ayant quitté le service actif, ont reçu leur diplôme par voie postale.
- Mémoire
Les décorations rappellent la participation de leurs titulaires à certains faits d’armes, batailles, campagnes ou guerres. Elles apparaissent ainsi comme un témoignage, une attestation, un signe visible, et donc une reconnaissance. Les médailles commémoratives répondent d’ailleurs spécifiquement à cette fonction du souvenir. Les principaux ordres et décorations peuvent contribuer à faire mémoire d’un événement à travers ceux qu’ils récompensent. Il en va ainsi de la Légion d’honneur octroyée en 1995 aux mille cinq cents derniers poilus de la Grande Guerre ou en 2004 aux vétérans français du débarquement de Normandie. Il s’agit alors moins de réparer une injustice que de faire mémoire des conflits auxquels ces anciens ont pris part. Ces événements, magnifiés à l’époque, sont désormais perçus comme une sorte de geste héroïque, quasi mythique, qui justifie d’autant l’hommage rendu aux survivants. Eux-mêmes apparaissent comme des symboles des générations du feu qui permettent à la nation de se souvenir.
Les décorations participent du culte du souvenir. Celles des tués sont parfois déposées dans un mémorial ou une nécropole, comme Notre-Dame-de-Lorette. Elles sont aussi représentées sur les plaques mortuaires commémoratives ou dans des reliquaires évoquant le souvenir de soldats tombés au combat. Le motif de la croix de guerre figure par ailleurs sur nombre de monuments aux morts et de tombes. Lors d’obsèques, les décorations sont épinglées sur des coussins posés sur les cercueils. C’est dire la portée de la médaille quand bien même celle-ci ne peut plus être arborée par le titulaire de son vivant. Elle témoigne, après la mort, de ce qu’il convient de se rappeler de sa vie, de son courage et de sa participation à la guerre.
Les distinctions commémoratives ou décernées à titre militaire expriment différents niveaux mémoriels. La dimension individuelle, d’abord, rappelle que le décoré a pris part à un événement militaire jugé important pour le pays. C’est une manière de rendre « hommage aux qualités physiques et morales des anciens combattants, survivants extraordinaires d’une époque meurtrière pour tout soldat »5. En second lieu, implicitement, en quelque sorte en creux, la décoration est une manière de se souvenir des sacrifices consentis, des disparus, de ceux qui ne sont pas revenus et qui n’ont pas été récompensés. Un dernier niveau de souvenir serait, à long terme, la mémoire de l’événement lui-même, dont le décoré demeure un témoignage vivant. Sa fonction mémorielle fait ainsi de la décoration une sorte d’exemplum, au sens médiéval et religieux du terme, des vertus civiques et militaires.
Le processus de décoration à titre militaire procède donc de cette double fonction mémorielle et honorable. À la fois souvenir et récompense, c’est « le moyen de reconnaître et de stimuler le mérite et la valeur »6. Mais, plus concrètement, le fait de décorer, et d’être décoré, obéit à des logiques de pouvoir et de représentation.
- La décoration, un enjeu de pouvoir
En décorant des soldats, les chefs militaires et les gouvernants qui instituent les distinctions entendent reconnaître, honorer, distinguer les plus valeureux. Par des médailles, des citations et des cérémonies, c’est-à-dire par les trois éléments de la sanction positive, ils célèbrent symboliquement la bravoure, le courage, l’héroïsme dont ces soldats ont fait preuve au travers de leurs faits d’armes. La décoration procède alors d’une « instrumentation individuelle de la grandeur, du prestige, de l’honneur »7. Celui-ci, en particulier, fonde la légitimité des distinctions décernées à titre militaire8. Hier, directement à l’issue du combat, aujourd’hui plutôt en fin de mission, les mémoires de proposition sont rédigés pour la croix de guerre, la croix de la valeur militaire, la médaille militaire ou la Légion d’honneur.
- Justice ou équité ?
En la matière, le choix est bien souvent cornélien et l’équilibre est toujours difficile à atteindre : Jacques Meyer se souvient que « les plus beaux gestes étant généralement les moins connus des supérieurs, il s’agissait plutôt de justice distributive et parfois de proportions établies par avance entre les unités par le commandement »9. Des quotas, plus ou moins informels, sont définis au gré des circonstances et selon les missions, de sorte que le volume des demandes reste acceptable pour avoir une chance de « passer » une fois transmises à l’administration centrale. Tel chef de section, de retour du Rwanda, se voit contraint de faire « tirer à la courte paille », ayant plusieurs hommes aussi méritants les uns que les autres pour une seule proposition autorisée. Dans un souci d’équité, on perd parfois le sens de la justice : remettre la même décoration à un journaliste, fût-il de statut militaire, et à un capitaine commandant de compagnie d’infanterie, au feu un jour sur deux pendant six mois, relève d’une décision politique privilégiant l’équité (« tout le monde a le droit à» ) à la justice (« celui-ci mérite plus que les autres »). Pourtant, une distinction a par nature d’autant plus de valeur qu’elle ne participe pas d’un commerce équitable. Au sein du régiment, le chef de corps opère des choix délicats, en dernier ressort, entre les propositions, en fonction des éventuels contingents alloués.
Le nombre de décorations décernées peut aussi dépendre de la personnalité des chefs, certains se montrant avares de récompenses quand d’autres passent pour plus généreux. Elle dépend aussi du rédacteur, qui sait en quelques lignes plus ou moins bien mettre en valeur les faits à décrire ; d’aucuns sont reconnus pour être des experts en la matière et certaines citations ne manquent pas de faire sourire. Au bilan, cet attribut du commandement participe d’une sorte de « féodalité démocratique »10 qui unit l’officier à ses hommes. Le chef ayant la confiance de ses subordonnés doit se montrer juste et savoir, le cas échéant, récompenser les plus braves. La citation qui donne droit à l’octroi de la croix de guerre pourrait être définie, selon de Gaulle, « par la rencontre d’un fait d’armes et d’un patron : condition suffisante mais non point nécessaire, puisqu’il suffit que le deuxième terme soit réalisé ». L’officier décide de ce qui doit être reconnu et digne de récompense : il distingue, honore, repère ceux de ses hommes les plus valeureux, renouant ainsi avec une pratique d’essence aristocratique. Par conséquent, les décorations « serviraient autant, si ce n’est plus, à leur donateur (renforcement du prestige du chef, de l’armée et de l’État) qu’à leur récipiendaire »11.
- Courage et sang versé
Quels gestes remarquables paraissent devoir être récompensés ? Les motifs retenus révèlent une conception traditionnelle de l’honneur militaire fondée sur le courage, la bravoure, l’héroïsme, mais aussi le sacrifice. Il s’agit d’abord de récompenser des gestes d’éclat, qu’ils soient de nature humanitaire ou plus militaire. Les premiers concernent l’assistance aux blessés et la recherche des tués entre les lignes ; les seconds tournent autour de l’exemple donné, souvent par un gradé, à ses camarades ou à ses hommes, ainsi que des prouesses individuelles, très répandues dans les motifs de citation. L’exploit le plus emblématique est la prise d’un étendard ennemi qui vaut à son auteur l’attribution d’une décoration élevée. Si, avant 1914, cette action d’éclat avait un sens dans la mesure où l’emblème servait de point de ralliement pour une troupe, elle tend à disparaître ensuite, les étamines n’étant plus déployées sur le champ de bataille12.
D’autres prouesses tiennent à la conquête d’une position adverse ou à la défense d’un point d’appui, des faits d’armes qui peuvent déterminer le sort d’un combat ou d’une bataille. À Diên Biên Phu, le lieutenant Brunbrouck réussit à contenir pendant toute la nuit du 30 mars 1954 les assauts vietnamiens contre sa position par un tir de barrage d’artillerie à l’horizontal : le soir même, il reçoit la Légion d’honneur13. La participation à un coup de main ou à une reconnaissance justifie également des distinctions. Certaines prouesses sont plus aisées à récompenser quand elles permettent de dresser des bilans quantitatifs d’armes récupérées, de prisonniers capturés ou de terrains conquis, donc de mesurer les honneurs à décerner. D’autres décorations sont attribuées à des « briscards » après une longue période en ligne, reconnaissant leur ténacité et leur manière de servir. En août 1916, la citation qui accompagne la médaille militaire du sergent-major Somprou, du 234e ri, signale qu’il est présent « sur le front depuis le début des hostilités » (jo, 19 août). Des décorations sont également décernées en fonction des risques encourus, comme lors d’un bombardement ou d’une attaque adverse, mais le choix des bénéficiaires se révèle alors délicat.
L’un des principaux motifs de décoration reste toutefois la blessure reçue au combat, témoignant que l’honneur militaire continue à être associé au sang versé. Elle est systématique dans les opérations récentes. Au cours de la Première Guerre mondiale, elle représente entre le quart et le tiers environ des citations obtenues par les soldats languedociens. Néanmoins, l’évacuation de nombreux blessés vers l’arrière fait que « l’on était bien tenté de les oublier »14. Aussi, certains n’ont pu être décorés ou l’ont été tardivement. Sur les deux cent quarante-sept médailles militaires octroyées par le décret du 28 juin 1916, 54 % l’ont été pour des soldats blessés en 1914 ou 1915 (jo, 1er juillet). Plusieurs lois, en 1923, 1926 et 1932, décernent également la Légion d’honneur aux médaillés militaires invalides de guerre à 100 %. La décoration traduit la reconnaissance, par l’armée et la nation, des souffrances et des épreuves que les combattants ont endurées. La récompense ne compense pas, elle rend témoignage. Associée à la blessure ou à la mort, elle trouve aussi sa sacralisation.
Il existe une hiérarchie entre les décorations, qui conditionne une sorte de cursus honorum : sauf exception liée à une action d’éclat ou à une grave blessure, le combattant obtient d’abord la croix de guerre ou, depuis la « non-guerre d’Algérie », la croix de la valeur militaire, avant de recevoir, en fonction de son grade, la Légion d’honneur ou la médaille militaire. Celle-ci, par exemple, est attribuée par décret du 17 août 1916 à trois cent vingt-trois soldats et sous-officiers, dont cent quatre étaient déjà titulaires de la croix de guerre (jo, 19 août). Par un effet d’entraînement, la récompense de certains mérites appelle également celle d’actes similaires, services éminents ou brillants faits d’armes. Le nombre de citations ou de blessures peut servir de critère pour l’obtention d’une décoration.
Au fur et à mesure de la disparition des vétérans, les conditions d’attribution de certaines décorations sont assouplies. Au cours de la Grande Guerre, l’augmentation du nombre de décorations doit concourir au « redressement du moral de l’armée » et au retour de la confiance, notamment après les mutineries du printemps 1917. Il y a un facteur d’« exemplarité de la citation » et des distinctions qui s’y trouvent associées. Les chefs militaires se serviraient des décorations comme d’un « moyen d’action psychologique supplémentaire », même s’ils le font parfois sans « volonté délibérée »15. Nommé à la tête de l’armée française en 1917, le général Pétain « soigne l’amour-propre, […] répartit plus justement croix, médailles, citations, jusque-là distribuées dans l’ordre inverse des périls courus »16. La portée des sanctions positives sur le moral de la troupe, et donc sur sa capacité combative et son mordant, est réelle. En Indochine, Bigeard constate aussi que « le moral de son bataillon est extraordinaire… Lequel n’a pas déjà sa Légion d’honneur, sa médaille militaire ou une ou deux croix de guerre ? »17. Si le processus de décoration apparaît ainsi comme un instrument de commandement, il ne s’y limite cependant pas et il est loin d’être compris comme tel. Mais dans les propositions faites pour les distinctions, il y a des oublis et des erreurs inévitables, ce qui suscite des frustrations.
- La décoration, un enjeu de représentation
- Une représentation symbolique
L’argot militaire est riche pour désigner les « bananes », les « placards » de décorations, voire la « ferraille ». Il traduit la généralisation, si ce n’est la banalisation, des distinctions en temps de guerre. Les soldats sont attentifs au port des décorations et à ce qu’elles représentent. C’est le cas des blessés de guerre réformés dont l’attachement aux distinctions « n’est pas, au départ, vanité, mais refus des confusions déshonorantes. Porter ostensiblement la croix de guerre ou la médaille militaire, c’est d’abord signaler à tous qu’on n’est pas un embusqué ». La décoration devient « ce discours permanent et muet », l’affirmation de l’expérience guerrière, du courage et de l’honneur militaire de celui qui la porte. Elle légitime son droit à en parler18.
Pour autant, les anciens combattants semblent peu évoquer leurs distinctions. Celles-ci leur servent moins à témoigner de leurs prouesses ou de leurs blessures qu’à attester de leur participation au conflit. Auprès des combattants, elles fonctionnent comme « un marqueur de militarité », elles livrent une « biographie » militaire de leur titulaire, « entre curriculum vitae et cursus honorum »19. Un tel attrait peut s’expliquer aussi par le fait que la récompense sert, « même illusoirement, à éloigner la peur de la mort »20. Elle est le signe matériel et symbolique que le soldat a triomphé d’un péril : elle fait de lui, dans l’imaginaire combattant et populaire, une sorte de héros à l’antique, quasi invincible. Elle est la promesse qu’au terme de la guerre, il y a la victoire et la gloire, donc la vie.
Dans cette logique, la décoration contribue à donner confiance aux combattants. C’est que la gloire inspire une « insatiable passion », un « instinct puissant, qui pousse l’homme à la mort, pour chercher l’immortalité »21. Par conséquent, le soldat peut trouver des ressources pour se dépasser et affronter les dangers du champ de bataille. Car si la décoration est définitivement acquise, ce n’est pas le cas du courage, qui est, à chaque fois, effort de volonté pour surmonter sa peur22 ; le « red badge of courage » que décrit le romancier américain Stephen Crane, qui n’avait d’ailleurs jamais mis un pied sur un champ de bataille, fait moins référence au signe matériel qu’à la disposition morale que le combattant doit parvenir à développer.
- Illusions, manipulations et usurpations
En même temps, à côté de « la fierté de la récompense reçue », les combattants expriment de « l’ironie devant un honneur considéré comme dérisoire ou injustement décerné »23. Dérisoire à l’aune des souffrances endurées, des épreuves traversées et des cauchemars qui ne cessent de hanter les nuits de vétérans qui ont connu l’indicible. La reconnaissance officielle, dont les décorations sont partie intégrante, ne permet pas toujours d’empêcher le suicide de ceux « qui en reviennent ». D’aucuns s’étonnent alors, mais, pour d’autres, la médaille est la marque d’une illusion, d’un fossé désormais impossible à combler entre decorum extérieur et détresse intérieure. Injustement décernées, car certaines attribution de décoration passent pour ne pas récompenser des faits avérés ou les véritables héros. Louis Barthas raille ainsi les citations et les croix de guerre décernées pour une attaque décommandée qui a été « représentée comme un vif succès » par le commandement ; or aucun décoré n’a eu « le courage, la pudeur de [les] refuser avec le plus grand dédain »24. Tous sont pourtant loin d’être dupes des raisons qui leur ont valu ces honneurs mais de telles situations contribuent à dévaloriser les décorations.
Dans le processus honorifique se mêlent parfois aussi des ambitions personnelles, un besoin humain de reconnaissance, qui incitent des soldats à prendre des risques inconsidérés sur le terrain, des chefs à reconstruire plus ou moins les faits pour enjoliver la demande de citation et des vétérans à devenir des chasseurs de récompenses. Le revers de la médaille n’est pas très glorieux : l’envie aiguisée par la perspective d’être ou de ne pas être décoré amène à établir des comparaisons, à faire preuve de rancœur en considérant que tout n’est qu’injustice. En outre, l’obtention d’une distinction peut conditionner ou faciliter une promotion et l’accession au grade supérieur. Certains cherchent dans ce but à se faire remarquer de leurs chefs, voire à intriguer auprès de personnalités influentes, avec des résultats variables. Le goût de la « montre », pour reprendre un terme cher à Pascal, peut même pousser certains à se construire de toutes pièces un personnage d’ancien combattant pour exister théâtralement sur la scène de la représentation. En novembre 2007, une procédure judiciaire pour « port illégal de décorations » est lancée par le procureur de la République contre le vice-président de la 655e section des médaillés militaires de l’Essonne. Ce dernier, soldat de 2e classe, « projectionniste aux armées » en Algérie, s’était construit un passé de « chien de guerre »… avec les décorations qui vont avec : médaille militaire, ordre national du mérite… La supercherie n’est découverte, par hasard, qu’à sa demande d’attribution de la Légion d’honneur. L’énormité du cas peut faire sourire ; il cache probablement nombre « d’arrangements » de moindre importance.
- Conclusion
Décorer, c’est d’abord reconnaître les mérites individuels des soldats-citoyens qui défendent et servent la patrie par les armes. C’est également se souvenir des engagements collectifs de la génération du feu et des armées qui se sont battues en métropole et outre-mer, ou qui combattent aujourd’hui en opérations extérieures. L’honneur, la gloire et la mémoire sont sous-jacents aux nombreuses décorations décernées pour récompenser leurs faits d’armes. La diversité de ces distinctions traduit en même temps une démocratisation des honneurs. Mais autant la remise de décorations à titre civil peut être inspirée par l’orientation du régime politique, autant les attributions à titre militaire dépassent cette considération, car c’est au nom de la France, de la patrie et de la nation que les soldats sont distingués. Décorer des militaires revient à ériger ces derniers en modèles de combattants auprès de leurs frères d’armes et en modèles de citoyens auprès des Français. Ainsi, les distinctions sont à la fois des marques de courage, de patriotisme et de civisme. Sans doute constituent-elles aussi un instrument d’encouragement aux mains du commandement pour entretenir le moral des troupes et affirmer son autorité. Mais elles signifient bien davantage pour les soldats et les Français, comme en témoignent leurs multiples représentations jusque sur les monuments aux morts. Décernées notamment pour le sang versé, les décorations à titre militaire y puisent une part de sacralité, ce qui explique la résonance particulière qui les entoure.
1 Jacques Rancière, Le Partage du sensible. Esthétique et politique, Paris, La Fabrique éditions, 2000.
2 Stephen Crane, La Conquête du courage, Paris, Folio, 1982 [1895].
3 Marcel Bigeard, Pour une parcelle de gloire, Paris, Plon, 1975, p. 128.
4 Voir Xavier Boniface, « Décorer les militaires xixe-xxe siècle », in Bruno Dumons et Gilles Pollet (dir.), La Fabrique de l’honneur. Les médailles et les décorations en France (xixe-xxe siècle), Presses universitaires de Rennes, 2009, pp. 99-116.
5 Sudhir Hazareesingh, « La légende napoléonienne sous le Second Empire : les médaillés de Sainte-Hélène et la fête du 15 août », Revue historique n° 627, juillet 2003, p. 564.
6 Maurice Barrès, « La Croix de guerre (3 février 1915) », L’Âme française et la guerre. T. III, La Croix de guerre, Paris, Émile-Paul éditeur, 1916, p. 209.
7 Fred Caille, « Les décorations », in Vincent Duclert et Christophe Prochasson, Dictionnaire critique de la République française, Paris, Flammarion, 2002, p. 826.
8 Jean-Paul Bertaud, Quand les enfants parlaient de gloire. L’armée au cœur de la France de Napoléon, Paris, Aubier, 2006, pp. 173-174.
9 Jacques Meyer, Les Soldats de la Grande Guerre, Paris, Hachette, « La vie quotidienne », 1966, p. 180.
10 François Cochet, Survivre au front 1914-1918. Les poilus entre contrainte et consentement, 14-18 Éditions, 2005, p. 154.
11 Marie-Anne Paveau, « La Croix de guerre dans la société française », in Rémy Porte et Alexis Neviaski (dir.), Croix de guerre. Valeur militaire. La marque du courage, Paris, lbm/shd, 2005, pp. 46-48.
12 Villes, emblèmes et collectivités décorés de la Légion d’honneur, Paris, éd. BORE, 1976, p. 12.
13 Pierre Journoud et Hugues Tertrais, Paroles de Diên Biên Phu. Les survivants témoignent, Paris, Tallandier, 2004, pp. 306-307.
14 Meyer, op. cit., pp. 179-180.
15 Jules Maurin, Armée, guerre, société : soldats languedociens (1889-1919), Paris, Publications de la Sorbonne, 1982, p. 521.
16 Charles de Gaulle, La France et son armée [1938], in Le Fil de l’épée et autres écrits, Paris, Plon, 1999, p. 495.
17 Bigeard, op. cit., p. 127.
18 Antoine Prost, Les Anciens Combattants et la société française 1914-1939. T. I, Histoire, Paris, Presses de la fnsp, 1977, pp. 25-26.
19 Marie-Anne Paveau, art. cit., pp. 44 et 50.
20 Ibid., p. 40.
21 Philippe de Ségur, La Campagne de Russie, Paris, Tallandier, 2010 [1824].
22 Hervé Pierre, « La conquête du courage au combat », Inflexions n° 22, janvier 2013.
23 Marie-Anne Paveau, art. cit., p. 44.
24 Les Carnets de guerre de Louis Barthas, tonnelier, 1914-1918, Paris, Maspero, 1977.