« La vraie guerre et la vraie paix sont peut-être mortes ensemble » constate Pierre Hassner, ajoutant « plus encore que ne le prévoyait le général Beaufre »1. Le politiste fait référence à ce que dès 1939 le stratège, alors jeune capitaine, rassemble sous le curieux vocable de « paix-guerre »2 et qui, plus que de décrire un état, propose d’envisager une modulation entre deux extrêmes. Prématurément disparu, André Beaufre n’est aujourd’hui généralement connu que pour sa courte Introduction à la stratégie3 ; souvent cité mal à propos, peu connu quand il n’est pas simplement ignoré, il est pourtant l’auteur d’une œuvre importante4 qu’articule une batterie conceptuelle étonnamment cohérente.
Or l’idée d’un écart, et plus encore celle d’allures variables entre deux pôles, ne va pas de soi tant sont puissantes les catégories formelles qui organisent la pensée. La paix et la guerre – on « déclare » cette dernière et on « signe » la première – sont définies l’une par rapport à l’autre en une parfaite apparence de symétrie. Cette articulation formelle – la paix comme un positif qui aurait pour négatif la guerre – est en outre fondée en logique classique sur le principe de non-contradiction. La tautologie de la paix comme non-guerre et de la guerre comme non-paix suppose de facto l’exclusion de tout tiers : paix ou guerre, mais pas « paix et guerre ». Pour autant, et avant même de s’intéresser plus spécifiquement à un écart qui pourrait effectivement faire tiers, soulignons simplement que la littérature, autant que l’observation des faits historiques, met davantage en lumière l’existence d’une asymétrie immanente là où s’imposerait logiquement une symétrie des catégories transcendantales.
Michael Howard, ami, interlocuteur et fin connaisseur de Beaufre, soulignait ainsi que si la guerre « est présente depuis les débuts de l’humanité, […] la paix, telle que nous la concevons, est une invention récente et complexe »5. Cette conception nouvelle serait celle d’une paix positive, voulue, inventée et construite, différente d’une paix par défaut, négative, se définissant comme « non guerre ». Or, opposant l’extrême nouveauté de la paix positive à l’antériorité d’une paix négative, Howard souligne et prolonge la vision hobbesienne d’une anthropologie essentiellement marquée par la quasi-permanence d’une hostilité entre êtres humains : « La guerre ne consiste pas seulement dans la bataille ou dans l’acte de combattre, mais dans cet espace de temps pendant lequel la volonté d’en découdre par un combat est suffisamment connue ; et donc la notion de temps doit être prise en compte dans la nature de la guerre, comme c’est le cas dans la nature du temps qu’il fait. Car, de même que la nature du mauvais temps ne consiste pas en une ou deux averses, mais en une tendance au mauvais temps qui s’étale sur plusieurs jours, de même, en ce qui concerne la nature de la guerre, celle-ci ne consiste pas en une bataille effective, mais en la disposition reconnue au combat, pendant tout le temps qu’il n’y a pas d’assurance du contraire6. »
L’originalité de ce passage réside moins dans l’affirmation bien connue d’un profond pessimisme de Hobbes quant à la réalité de la nature humaine que dans sa définition de la guerre comme excédant toujours la catégorie formelle censée la contenir, donc saturant la situation pour ne laisser à la paix qu’une existence par défaut, aussi limitée qu’elle est fragile. Une telle définition de la guerre est particulièrement extensive car, fondées sur des interprétations, les sources du conflit peuvent s’avérer totalement imaginaires. Or si la guerre occupe l’essentiel de « cet espace de temps », l’asymétrie avec la paix est évidente, donc la nécessité de qualifier différents régimes de guerre tout aussi importante. La guerre est la « tendance » qui ne consiste pas seulement en une allure « averse », mais en différentes allures allant du calme apparent (« disposition reconnue ») à la tempête (« la bataille »).
Certes, mobiliser la tradition réaliste pour estimer un dosage relatif entre paix et guerre peut sembler vouloir choisir a priori ce qui confortera naturellement a posteriori la thèse défendue par Beaufre. Pour autant, et sans y consacrer un trop long développement, soulignons que dans un court texte, très sinon trop souvent présenté comme un manifeste pacifiste, Emmanuel Kant distingue, non sans une certaine ambiguïté, l’idéal de paix qui doit s’afficher comme un point focal et la réalité d’un mouvement historique qui, pour y tendre, ne peut s’affranchir de la guerre sous ses diverses formes. La paix, écrit Kant, est une paix armée, « une disposition combative qui n’est pas encore la guerre, mais qu’elle peut et doit prévenir »7, le mot guerre pouvant ici s’entendre comme l’allure extrême, l’acte de combat ou la bataille chez Hobbes.
Enfin, si l’argument d’une symétrie parfaite des concepts de paix et de guerre est invalidé à l’épreuve des faits pour laisser place à des situations réelles où l’asymétrie est patente, l’argument logique peut également s’avérer être une piste de réflexion intéressante. Car il n’est pas de logique que classique. La logique intuitionniste, dont le mathématicien néerlandais Jan Brouwer fut l’initiateur8, s’affranchit ainsi sous certaines conditions de la règle du tiers exclu, ce qui permet notamment d’envisager des descriptions qui ne sont plus alternatives (paix ou guerre), mais corrélatives (paix et guerre). Une autre forme de logique, dite logique floue, née dans les années 1960, repose sur une notion de fonction d’appartenance à valeurs dans l’intervalle [0,1], et non plus dans {0,1}, contrairement à la logique classique. Aussi, là où classiquement on dit qu’un élément appartient (valeur = 1) où n’appartient pas (valeur = 0) à un ensemble, la logique floue définit une fonction d’appartenance qui s’exprime sous la forme d’une probabilité, donc d’un certain pourcentage possible d’intensité. Sans développer davantage ici ces hypothèses, sans doute serait-il possible de décrire mathématiquement l’entre-deux composite de paix et de guerre, surtout si cet écart est davantage envisagé comme une allure, une modulation d’intensités.
Dans l’immédiat, sans doute est-il intéressant d’interroger ce que le général Beaufre entend par « paix-guerre ». Outre qu’une telle proposition suppose au préalable d’explorer la généalogie du concept au fil de l’évolution de la pensée de son concepteur, elle ne comportera d’intérêt réel que si s’en dégage une capacité herméneutique valable pour comprendre le monde aujourd’hui.
- Une archéologie de la « paix-guerre »
- 1939, première formulation
L’expression « paix-guerre » apparaît en 1939 dans la Revue des deux mondes. Le capitaine Beaufre, qui sert à l’état-major de l’armée et que ses notations présentent comme particulièrement indépendant d’esprit au point d’en agacer ses chefs9, y publie sous anonymat un texte audacieux, autant par son contenu que par la place relativement modeste qu’il occupe alors dans la hiérarchie militaire. « Je tirais de ces réflexions la matière d’un article que la Revue des deux mondes devait publier sans hâte… le 15 août 1939. Je l’avais intitulé “La paix-guerre ou la stratégie d’Hitler” et j’y disséquais les formes – nouvelles alors – de ce que nous appelons aujourd’hui la stratégie de guerre froide10. »
Entré à Saint-Cyr dans l’immédiat après-guerre, profondément marqué par sa rencontre avec Liddell Hart en 1935 puis par son expérience de négociations en Union soviétique aux côtés du général Doumenc, Beaufre estime alors le retour d’une « vraie » guerre impossible tant pour des questions de coût que du fait du pacifisme qui ronge les sociétés européennes. Cette absence de perspective apocalyptique n’est pourtant pas synonyme de paix, explique-t-il. « La vraie paix […] est morte »11 car, poursuit-il contre l’impression dominante après Munich, les actes guerriers se multiplient (Anschluss) même si, curieusement, ils n’entraînent pas de bascule dans la guerre totale : « Ainsi, cette répugnance à la guerre totale, par un détour surprenant, autorise un emploi de la violence qui dépasse nettement le cadre des traditions diplomatiques. Entre la guerre totale classique (Chine-Japon) et la paix totale (France-Suède par exemple), on peut observer actuellement tout une gamme de conflits allant de la course aux armements jusqu’à l’intervention armée, qui ne sont autres que des formes nouvelles de la guerre. Ce n’est plus la paix et pas encore la guerre telle que nous l’envisageons, mais un état intermédiaire que nous appellerons la paix-guerre12. »
Bien qu’affirmant que cette forme est nouvelle, Beaufre illustre immédiatement le contraire en soulignant d’abord une analogie avec la stratégie à l’œuvre, essentiellement pendant la guerre de Trente Ans : « Cette manœuvre entre la paix et la guerre totale, cette action mesurée et calculée pour rester toujours en dessous du point critique, présente, sur le plan des idées, plus d’une analogie avec la stratégie des xviie et xviiie siècles, pour qui “le pire” était la bataille, destructrice. […] Le maréchal de Saxe définit parfaitement ce point de vue dans ses Rêveries : “Je ne suis pas pour les batailles… et je suis persuadé qu’un habile général pourrait faire [la guerre] toute sa vie sans s’y voir obligé. Il faut donner de fréquents combats et fondre l’ennemi petit à petit. Rien ne le réduit tant que cette méthode et n’avance plus les affaires.”13. »
De nouvelle, la « paix-guerre » n’aurait en effet que l’apparence, à considérer la période romantique qui, de Clausewitz à Ludendorff, « fait appel à toutes les outrances » comme une exception historique. Encapsulant la guerre classique pour en faire une parenthèse historique, Beaufre estime alors que les « conditions actuelles, morales, politiques et militaires, rendent possible un nouveau mode de résolution des conflits internationaux qui n’est autre qu’un rajeunissement des méthodes antérieures à Napoléon »14. À suivre son raisonnement, la « paix-guerre » aurait donc presque valeur de norme ; cette appréciation initiale du jeune Beaufre, qui se révélera être une permanence structurant sa pensée au point qu’il envisagera vingt ans plus tard d’être le chantre d’une refondation de cet art trop longtemps recouvert des « brumes de la philosophie allemande »15, se fonde paradoxalement sur une erreur d’appréciation toute conjoncturelle : l’affirmation selon laquelle un conflit majeur n’est plus possible. À quinze jours du début de la Seconde Guerre mondiale16…
- 1942, la « paix-guerre » sans la guerre totale
Trois ans plus tard, au cœur même du conflit dont il subit les conséquences directes puisqu’il se trouve assigné à résidence après avoir été condamné pour trahison par Vichy, Beaufre reprend, étoffe et développe le texte de 1939 pour élaborer un « traité de stratégie », qui ne sera jamais publié, mais qui sera au fondement de son opus magnus. Il se lance, selon ses propres termes, dans « une étude en profondeur de la stratégie où, reprenant les idées de mon article sur la paix-guerre, je définissais les bases de la stratégie totale que j’ai exposées vingt ans plus tard dans mon livre Introduction à la stratégie »17.
Dans ce texte dactylographié de soixante-deux feuillets, Beaufre, qui analyse les premières années de cette Seconde Guerre mondiale, reconnaît que la guerre totale n’a pas disparu car c’est « cette forme extrême de la guerre que nous vivons aujourd’hui ». S’il réaffirme la nature de la paix-guerre18, il tire de la dure réalité imposée par la guerre totale deux conséquences majeures.
La première consiste à ne plus faire de la paix-guerre un concept méta-stratégique où les occurrences de vraie paix et de vraie guerre seraient réduites à des polarités théoriques jamais atteintes, mais à réintégrer cette forme, de facto plus restreinte, dans un continuum conduisant toujours potentiellement à la guerre. « Entre la paix-guerre et la guerre totale existent toutes les gradations dans l’emploi de la force, et notamment dans l’emploi des forces militaires19. »
La seconde, conséquence de la première, est de s’intéresser aux conditions de bascule entre paix-guerre et guerre totale, donc à définir une notion de « point critique », qui ne peut se comprendre sans envisager ce qui le précède immédiatement. « Cette manœuvre entre la paix et la guerre ouverte, cette action mesurée et calculée pour rester toujours en dessous du “point critique” présente, sur le plan des idées, plus d’une analogie avec la stratégie des xviie et xviiie siècles. Elle dessine la figure d’une guerre nuancée, comportant des efforts limités et visant à obtenir à moindres frais des résultats exactement proportionnés à l’effort20. »
- 1963, la formulation la plus aboutie
L’introduction de l’arme atomique puis la définition de la stratégie associée de dissuasion offrent au général Beaufre l’occasion de valider son intuition initiale et de consolider la valeur méta-stratégique du concept de « paix-guerre » avec la publication, en 1963, de l’Introduction à la stratégie. Il n’hésite d’ailleurs pas à insister sur la continuité de sa pensée, négligeant opportunément de rappeler que non seulement elle s’appliquait en 1939 dans des conditions nettement différentes, mais que l’affirmation d’une position méta-stratégique s’appuyait alors sur une erreur d’appréciation, sous-estimer jusqu’à le négliger l’existence d’un point critique. S’il explique en 1974 dans ses Mémoires, que tous les outils fournis par la paix-guerre auraient dû être mis en œuvre pour éviter la vraie guerre21, il négligeait en réalité en 1939 l’hypothèse d’une bascule dans le conflit classique en considérant qu’Hitler avait tout intérêt à poursuivre une stratégie d’entre-deux et en affirmant que « la conception classique de la guerre conduit donc à une forme de conflits qui ne répond plus ni aux possibilités ni aux nécessités de l’Europe d’aujourd’hui »22.
- 1966, la « paix-guerre » sans la « paix totale »
Une première fois mise à mal en 1942, cette formulation considérant la « paix-guerre » comme un concept surplombant dont les incarnations ne seraient que des expressions d’intensité variables mais non de nature différente, l’est curieusement une seconde fois en 1966. Décrivant quatre niveaux dans la « paix-guerre », ce qui semble procéder non d’une nouveauté conceptuelle mais d’une reformulation par souci de clarté, Beaufre, via une simple note de bas de page, s’empresse d’en exclure le premier niveau, celui de la « paix complète », où l’action ne relèverait pas normalement de la stratégie. Or, comme le souligne François Géré, avec quels outils faut-il alors penser la paix23 ? Par extension, si la paix n’est plus couverte par la stratégie, cette dernière n’aurait de facto pas la dimension totale que lui assigne par ailleurs Beaufre. Détail peut-être, en marge de la démonstration principale, mais qui traduit une contradiction que ne manque pas de souligner Raymond Aron, alors même qu’il partage sur le fond la même analyse, comme en témoigne son approche par variation (degré) : « La distinction entre la paix absolue et la guerre froide telle qu’on la trouve par exemple dans les livres du général Beaufre ne présente pas, à mes yeux, de valeur conceptuelle. Ces deux modalités de la non-guerre présentent des différences de degré, non de nature24. »
Si Beaufre, réaliste, cartésien et pragmatique, a toujours considéré la vraie paix comme une expérience limite, une utopie jamais atteignable, la remontée du point critique, devenu « seuil nucléaire » en 1963, rend celle de la guerre ouverte tout aussi impossible puisqu’elle devient synonyme de destruction mutuelle assurée. Cette polarisation extrême ouvre donc un champ de déploiement particulièrement extensif pour la paix-guerre, conçue comme méta-stratégique par nature, mais s’incarnant au plan stratégique selon des intensités, des modulations, des allures variables. « La guerre froide, que j’appelais paix-guerre en 1939, présente le même caractère avec des intensités différentes25. »
S’opère également un glissement dans l’usage de l’expression « guerre totale ». Originellement employée comme synonyme de « guerre », « guerre ouverte » ou « guerre classique » dans une acception limitée de l’adjectif « total » comme exprimant essentiellement une intensité, elle devient expression de la posture stratégique à adopter en situation de paix-guerre. « Totale » est alors à comprendre comme « globale » ou « intégrale », pour reprendre la formulation qu’en donnera ultérieurement le général Poirier. « Chacun sait qu’aujourd’hui la guerre est devenue ouvertement totale, c’est-à-dire menée simultanément dans tous les domaines, politique, économique, diplomatique et militaire26. » Le mot « guerre » perd également son sens fort, saturé d’affrontements physiques, pour, in fine, désigner plus généralement la politique, mais une politique résolument tournée vers la défense. Chez Beaufre, la « politique totale », qui remplace progressivement la « guerre totale », décrit la posture stratégique que l’État doit adopter en situation de paix-guerre.
En 1963, dans ce qui restera l’œuvre majeure de Beaufre, est déployé un raisonnement qui se fonde sur une conception stabilisée de la paix-guerre comme concept méta-stratégique. Si l’intuition initiale s’est avérée séminale – ce que démontre autant la batterie conceptuelle qui en découle que la philosophie qu’elle peut permettre de déployer –, elle se fonde pourtant sur des tâtonnements qu’une relecture a posteriori ne manque pas de gommer, accroissant artificiellement l’unité d’une pensée qui s’est pourtant forgée par confrontation puis adaptation aux conditions du réel.
- Des combinaisons stratégiques
à une philosophie de la variation
Rappelant que la stratégie n’est ni recette ni formule magique, André Beaufre souligne qu’elle est d’abord méthode en marche, une praxis qui évolue en même temps qu’elle se déploie. Comparant fréquemment sa conception de la stratégie au discours de la méthode cartésien capable d’appréhender tout type de situation27, il s’efforce de mettre en évidence cette plasticité dynamique via un fréquent recours à la métaphore médicale : « Le stratège est analogue à un chirurgien qui devrait opérer un malade en état de croissance constante et extrêmement rapide, sans être sûr de sa topographie anatomique, sur une table d’opération en perpétuel mouvement et avec des instruments qu’il aurait dû commander au moins cinq ans à l’avance28. »
- Variations en modes mineur et majeur
La première compréhension possible de cette mise en variation est fournie par Beaufre lui-même, au travers de la distinction qu’il opère entre mode mineur et mode majeur, dans une articulation qui peut aussi s’entendre au sens musicologique des termes comme en témoigne son propre vocabulaire (clavier, partition, touches)29. Constatant dès 1939 qu’en paix-guerre la stratégie ne peut se limiter à n’être que militaire, il définit l’ensemble des champs d’application possibles, les trois premiers relevant d’un domaine communément associé à la paix et le dernier à la guerre :
- politique, entendu comme « intervention dans la vie politique intérieure d’un pays », ce qu’il estime « appliqué depuis longtemps par tous les pays ». À ses yeux particulièrement « fécond en résultats », il serait appelé à « se généraliser »30 ;
- économique, entendu comme « concurrence entre les peuples » ;
- diplomatique, essentiellement fondé sur la puissance des alliances ;
- armée, puisque « l’originalité foncière de la paix-guerre est de comporter […] un emploi constant des forces militaires »31 avec deux principes énoncés, dès 1939 : l’action (« mise en œuvre ») et la dissuasion (« menace potentielle »).
Une fois les champs décrits, Beaufre en souligne la nécessaire « combinaison organique » afin de produire « une action commune, intimement soudée », qui suppose autant une modulation des « moyens guerriers » vers une plus grande domestication, qu’inversement une modulation des « armes pacifiques » vers une plus grande agressivité. « La réalisation de telles manœuvres, associant les pressions politiques, économiques, diplomatiques et militaires dans un scénario adroitement nuancé constitue un mode nouveau de la politique internationale dont l’originalité foncière repose sur un usage plus domestiqué des moyens guerriers et sur un emploi particulièrement agressif des armes traditionnelles de la politique pacifique32. »
Ces modulations des moyens de paix et de guerre en des intensités différentes produisent une mise en variation qui, selon le dosage, définit un mode stratégique mineur dans l’hypothèse où les premiers sont dominants et les seconds concourants, et un mode majeur dans l’hypothèse inverse, celle où la force armée, agissant directement ou indirectement, est « menante », pour reprendre une classification contemporaine.
Si les noms et les périmètres précis des registres élaborés en 1939 évoluent légèrement dans les versions de 1942 et de 196333, soulignons la remarquable constance des outils mis au service de la méthode stratégique, et en particulier des couples antagonistes que forment action/dissuasion, mineur/majeur ou direct/indirect. Plus largement, sont définis les domaines qui sont par exemple aujourd’hui ceux de la politique de défense américaine telle qu’incarnée par l’acronyme dime (Diplomatic, Information, Military, Economic) et est soulignée une caractéristique majeure de la « paix-guerre » qui autorise la mise en variation : pour Beaufre, il n’y a pas de différence de nature entre la paix et la guerre, mais simplement une différence d’intensité. Paix et guerre ne sont pas des catégories transcendantales, au sens aristotélicien, mais les expressions immanentes d’une réalité composite, toujours complexe.
- Variations dialogiques
La deuxième approche possible peut d’ailleurs être envisagée sous l’angle du mot « complexe ». Une étude systématique des occurrences de ce terme et de ses dérivés directs dans l’œuvre de Beaufre permet en effet de penser qu’il occupe une place de choix dans le champ lexical mobilisé pour exprimer les idées en matière de stratégie34. Son sens usuel n’appelle pas de commentaire particulier, si ce n’est qu’il laisse d’emblée entendre que toute simplification, donc toute catégorisation simplificatrice, accroît le risque de compréhension erronée de situations, toujours nouvelles, et Beaufre de souligner ainsi que « l’explication unique d’un phénomène complexe n’en recouvre pas tous les aspects »35. Son sens étymologique, « tissé ensemble », ouvre a contrario un champ passionnant pour envisager autant le produit, la variété du réel stratégique, que ses facteurs, l’interdépendance des variables. Le stratégiste fait un usage important du mot complexe dans ce sens, ayant recours dans ses textes à des expressions du type « lacis inextricable »36 ou « écheveau emmêlé » pour décrire un monde « embrouillé »37 « aux correspondances mystérieuses »38.
En 1964, la présentation de la revue Stratégie se termine par ces lignes, autant à valeur de manifeste éditorial que définition pour Beaufre de ce qu’est la stratégie, un art permettant de démêler les fils du réel avant d’envisager un nouveau tissage : « La maîtrise de la stratégie, autrefois art simple et subtil, mais aujourd’hui énigme inquiétante et vitale dont la compréhension requiert de débrouiller d’abord l’écheveau emmêlé des idées et des faits39. » « Le cerveau humain a quelque peine à dominer cette complexité s’il ne dispose pas du fil directeur que constitue un bon raisonnement stratégique40. »
Cette approche de la complexité, plus particulièrement conceptualisée par le sociologue Edgar Morin au début des années 1980, permet ici de relier paix et guerre plutôt que de les séparer en envisageant une connexion qui, parce qu’elle ne cesse de se produire au cœur de la « machine » stratégique, est capable de générer une modulation permanente, comme infinité de variations41. « Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot complexus, “ce qui est tissé ensemble”. Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème (de réforme de la pensée), c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il vaut mieux apprendre à relier. Relier, c’est-à-dire pas seulement établir bout à bout une connexion, mais établir une connexion qui se fasse en boucle. Du reste, dans le mot relier, il y a le “re”, c’est le retour de la boucle sur elle-même. Or la boucle est autoproductive. À l’origine de la vie, il s’est créé une sorte de boucle, une sorte de machinerie naturelle qui revient sur elle-même et qui produit des éléments toujours plus divers qui vont créer un être complexe qui sera vivant. Le monde lui-même s’est autoproduit de façon très mystérieuse42. »
Cette modulation créatrice qui enchevêtre fibres militaire, économique, diplomatique et médiatique pour fabriquer le tissu stratégique oscille toujours entre deux dominantes, logique de guerre et logique de paix, mais sans jamais en exclure totalement l’une aux dépens de l’autre. Ce que Beaufre traduit en modes mineur et majeur, selon que la force armée est menante ou concourante, rappelle de ce point de vue l’articulation dialogique élaborée par Edgar Morin lorsqu’il défend l’existence simultanée de logiques contradictoires, sans réduction dialectique possible de l’une par l’autre : « Le principe dialogique signifie que deux ou plusieurs “logiques” différentes sont liées en une unité, de façon complexe (complémentaire, concurrente et antagoniste) sans que la dualité se perde dans l’unité43. »
À l’exception des cas limites de paix utopique ou, à l’ère de la bombe, de guerre apocalyptique, le régime de paix-guerre est celui d’une modulation des deux logiques autour d’un point d’équilibre, lui aussi probablement théorique en dépit des expressions de type « demi-paix »44, à entendre au sens propre (mais sans doute la formule est-elle voulue par Beaufre comme équivalant à « paix relative »45). Une tendance générale se dessine qui qualifie pour un temps la stratégie conduite d’une dominante, sans pour autant en saturer la signification, c’est-à-dire sans épuiser les ressources de la logique inverse.
Différent de ce point d’équilibre, le point critique (1942) que Beaufre reprend en 1963 sous l’appellation de « seuil ». Si même au plus fort de la Seconde Guerre mondiale, il souligne déjà que « la valeur de ce point critique doit être évaluée beaucoup plus haut qu’on ne le fait généralement », le déploiement de l’arme nucléaire donne à ce point une valeur extrême, puisque le franchissement du seuil impliquerait la destruction totale. Comme il l’écrit en avant-propos de l’Introduction à la stratégie, paraphrasant Raymond Aron, « la vraie paix et la vraie guerre sont mortes ensemble », du fait de leurs valeurs extrêmes, pour ne laisser place qu’à une situation intermédiaire d’intensités variables, la paix-guerre.
- Variations d’allures
La troisième approche, probablement la plus éloignée du modèle cartésien élaboré par Beaufre, mais sans doute la plus séminale en matière de prolongements possibles, consisterait à retenir moins les notions de point d’équilibre, de seuil ou de rupture que ce qui témoigne de la variation continue dans la formulation du stratège français. En témoigne là aussi le vocabulaire mobilisé – « gamme » par exemple –, et les développements consacrés en 1942 à la variation, devenue « facteur de variabilité » en 1963.
Soulignant en effet qu’il n’y a pas de différence de nature entre paix et guerre mais simplement des intensités variables, Beaufre s’affirme comme un penseur de la continuité plutôt que de la discontinuité. De ce point de vue, son approche pourrait être utilement éclairée des réflexions de Gilles Deleuze46 s’inspirant de Gilbert Simondon47, ce dernier puisant lui-même dans les travaux du philosophe et médecin Georges Canguilhem48. Dans Le Normal et le Pathologique, ce dernier propose ainsi de passer d’une philosophie des essences à une philosophie de la relation, d’un modèle fixe et transcendant à un modèle immanent et variable. Plutôt que de penser en termes de norme, sans doute pourrait-on penser modulation : considérant qu’en médecine il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » santé, mais des situations variables plus ou moins bonnes, Canguilhem refuse ainsi la classification sain-malade pour envisager des allures différentes de santé.
Or le raisonnement est exportable en d’autres domaines, en particulier dans le champ politique ; la situation internationale – dynamique et non état, car en constante transformation – n’est ni « paix » ou « guerre », mais caractérisée par une certaine allure entre paix et guerre, une certaine allure de paix-guerre. Paix et guerre sont alors à entendre comme des tenseurs qui quadrillent le domaine stratégique pour permettre des nominations aussi particulières qu’elles sont provisoires. « Le passage de la guerre à la paix n’est plus, comme encore pour Clausewitz, une rupture, quant aux moyens sinon quant aux buts, mais une transition : une simple différence d’intensité, non de nature »49, souligne Jean-Paul Charnay, prolongeant l’intuition de son ami et maître André Beaufre.
La stratégie est alors méthode de modulation50. Plutôt que d’appliquer le calque de catégories préétablies pour interpréter le réel à partir d’une position surplombante qui ne peut être que théorique, elle s’affirme de l’intérieur du tissu espace-temps (qui ne cesse de s’élaborer) comme une capacité de l’acteur, avec son point de vue spécifique, à le cartographier tout en se frayant un chemin, lequel s’élabore au fur et à mesure que le raisonnement s’adapte aux circonstances et suscite lui-même des variations. La stratégie n’est pas un livre de recettes, mais la capacité à modeler le réel par une modulation de la paix à la guerre ou de la guerre à la paix ; par assemblage, elle créolise51 en permanence ce qui participe de chacune de ces deux dimensions – le dime pour reprendre la terminologie américaine – afin de diagnostiquer le présent et inventer des possibles. « La stratégie se doit de manœuvrer dans le temps comme elle avait appris à le faire dans l’espace ; loin de procéder par des hypothèses rigides et hasardeuses comme le voudraient certaines théories récentes généralement américaines fondées sur une analyse mathématique des probabilités, elle peut se fonder sur un faisceau de possibilités et s’organiser de telle sorte que ces possibilités soient surveillées pour déterminer à temps celles qui se vérifient et se développent et celles qui disparaissent. Là encore s’introduira un facteur de manœuvre, c’est-à-dire de prévisions contraléatoires qui permettent de coller au plus près de l’évolution52. »
- Pour un créole stratégique
comme herméneutique contextualiste
L’évolution chez Beaufre de la « paix-guerre » interroge sur la valeur à accorder à un concept qui semble osciller entre le méta-stratégique (1939 et 1963), au risque de devenir un calque trop général, et le paradigme stratégique particulier (1942 et 1966), dont la validité semble intimement liée au contexte de son déploiement. Dans le premier cas, à remplacer deux catégories (au sens aristotélicien) par une seule, la paix-guerre pourrait ne pas avoir le caractère opératoire attendu ; pire encore, à les fusionner, elle ferait perdre notre référentiel fondamental depuis l’époque moderne. Aron souligne d’ailleurs le risque de dangereuse confusion qui en découlerait et, bien que reconnaissant le flou régnant désormais entre paix et guerre, insiste sur la nécessité de « sauver les concepts »53 : « En assimilant la guerre froide à un “niveau de guerre”, le général Beaufre supprime la distinction majeure entre paix et guerre puisque seule la paix “parfaite” ne serait pas “paix-guerre”. Encore une fois, chacun décide librement de son vocabulaire, mais Clausewitz et les marxistes-léninistes nous mettent en garde contre une confusion des concepts aux conséquences graves54. »
Dans le second cas, son caractère contingent en ferait un mode d’explication, d’interprétation du monde essentiellement rétrospectif : l’acteur empêtré dans le contexte n’aurait de capacité à interpréter les faits qu’une fois réalisée la rupture qui le bascule dans un autre monde. Dans les deux cas, le concept est jugé peu opératoire, soit trop grand pour discriminer utilement, soit trop petit pour offrir une capacité herméneutique dépassant les situations particulières. Mais à l’entendre différemment, et en particulier en liant étroitement le concept (paix-guerre) à sa méthode appliquée (stratégie), sans doute est-il possible de l’envisager au contraire comme une solution.
Car même si l’Introduction à la stratégie, modèle de clarté et d’esprit de synthèse, a pu apparaître comme déconnectée des cas historiques, Beaufre, également auteur de travaux historiques55, entend au contraire développer une pensée opératoire. Contre les accusations de verbiage philosophique, provenant essentiellement de l’école américaine qui souligne la dimension éthérée du raisonnement56, il défend une méthode qui, bien que descendant du général au particulier, articule in fine de façon très concrète les diverses « langues » de la stratégie appliquée (diplomatique, militaire…) en une créolisation qui se veut d’autant plus pratique qu’elle colle à la réalité. L’art stratégique qui se déploie alors sous le constat de paix-guerre sert autant à comprendre la réalité qu’à l’expérimenter pour la transformer. Croisant les fils stratégiques, non seulement la méthode permet par sa fonction critique d’interpréter le présent, mais par sa dimension clinique57, elle ambitionne d’exploiter au mieux ses potentialités pour construire sinon éclairer l’avenir58.
Entre l’absolu d’un point de vue transcendant, qui rend imparfaitement compte du réel, et la relativité d’une position immanente, qui présente le risque de perdre de vue tout repère, sans doute est-il ainsi possible de forger une posture intermédiaire, à l’instar de l’herméneutique contextualiste défendue par Mark Hunyadi, qui propose un renouveau éthique59. Or, Beaufre, via le diagnostic de paix-guerre et la méthode stratégique qui en découle, invite son lecteur à cette forme d’approche, certes plus instable, incertaine, mais plus originale. Sans totalement abandonner la référence aux catégories qui structurent le référentiel éthique de nos sociétés – l’expression « paix-guerre » en témoigne puisque les deux termes sont conservés en l’état –, il nous invite à adopter une posture immanente qui explique la stratégie par la complexité des interactions vécues, analysées à l’aune du contexte. Jean-Paul Charnay décrit d’ailleurs avec finesse cet écart que le stratégiste ne doit pas s’efforcer de réduire au profit d’un des deux pôles, mais avec lequel il doit au contraire savoir composer : « La norme de comportement effectivement appliquée, et souvent encore tacite, qualifie autrement que la norme “officielle” les états de fait, et établit de nouvelles classifications à travers la réalité, donc un rééquilibrage des mécanismes politiques et de l’utilisation des stratégies60. »
Pour répondre à Aron sans désavouer Beaufre, sans doute est-il possible d’articuler le niveau conceptuel, qui suppose de conserver les polarités « guerre » et « paix » comme autant de figures extrêmes agissant comme d’indispensables repères pour éviter toute confusion, au niveau pratique, qui est celui où s’applique une méthode « en marche », comme cartographie permettant de cheminer dans l’actuel avec l’avenir comme horizon. Le stratège serait par conséquent celui qui, impliqué dans le réel, parviendrait, éclairé par le calque conceptuel, à interpréter au plus juste la situation vécue pour en proposer une transformation. L’herméneutique critique n’a en effet de sens qu’en ce qu’elle ne se contente pas de décrire un état de fait, mais qu’elle offre une puissance prospective de transformation.
Plus qu’une opposition entre décalcomanie et cartographie, pour reprendre la typologie proposée par Deleuze et Guattari61, une articulation des deux serait par conséquent plus opératoire. Toute posture stratégique est à comprendre comme une sélection active et temporaire qui met en connexion des segments de théorie et de pratique pour que la pensée, mélange de compétence (science) et de performance (art), « fasse carte ». Les normes de paix et de guerre n’ont ainsi plus à être séparées dans un « arrière-monde », mais vécues pour être distribuées, en proportions variables dans les existants. Peuvent être alors plus efficacement interrogés les phénomènes de bordure, à la frontière entre paix et guerre, qui sont désormais d’autant plus utilisés par l’adversaire qu’ils sont déroutants pour le stratège « classique ».
Le Monde du 5 octobre 2016 – et Le Figaro de faire à l’identique une semaine plus tard – titrait à la nouvelle guerre froide entre Moscou et Washington tandis que l’adversaire principal, indifféremment qualifié d’hybride, d’asymétrique ou de non conventionnel, oblige nos gouvernants à envisager un « continuum sécurité défense ». Dans les deux cas, les lignes de partage traditionnellement admises se brouillent ce qui appelle à adapter le raisonnement stratégique à la réalité. L’effacement des contours, donc les règles, de ce qui définissait le monde moderne, en exprimant à la fois une tentation à la fragmentation prémoderne et à la globalisation postmoderne, donne toute pertinence à l’instrument capable d’envisager paix et guerre non plus comme une alternative, mais comme une combinaison systémique. Après François Géré, qui soulignait à l’époque de la chute du Mur toute la pertinence de continuer à lire Beaufre62, Pierre Hassner affirme lui aussi la validité explicative du paradigme beaufrien à la lumière des événements les plus récents. Si les concepts qui produisent un « mode d’existence » sont le signe d’une époque63, la « paix-guerre », à défaut d’être en réalité tout à fait nouvelle, pourrait bien être celui qui caractérise la nôtre.
1 P. Hassner, « Les transformations de la guerre », La Guerre en question, Presses universitaires de Lyon, 2015, pp. 35-53.
2 A. Beaufre, « Une forme nouvelle des conflits internationaux. La paix-guerre », Revue des deux mondes, 15 août 1939.
3 A. Beaufre, Introduction à la stratégie, Paris, Armand Colin, 1963.
4 Outre la publication de nombreux articles et la participation à des ouvrages collectifs, André Beaufre est l’auteur de quinze livres, dont quatre ont pour objet la stratégie. Les trois premiers – Introduction à la stratégie (1963), Dissuasion et Stratégie (1964), Stratégie de l’action (1966) – forment une trilogie conceptuelle ; le quatrième, Stratégie pour demain (1972), se présente davantage comme une proposition pratique.
5 M. Howard, L’Invention de la paix et le retour de la guerre [2001], Paris, Buchet Chastel, 2004.
6 T. Hobbes, Léviathan, Paris [1651], Gallimard, 2000, pp. 224-225, traduction de Gérard Mairet.
7 E. Kant, Vers la paix perpétuelle [1795], Paris, Garnier Flammarion, 2006, p. 31, introduction de Françoise Proust faisant référence à l’Annonce de la prochaine conclusion d’un traité de paix perpétuelle en philosophie.
8 Luitzen Egbertus Jan Brouwer (1881-1966) s’oppose sur ce point au mathématicien allemand David Hilbert (1862-1943), défenseur de la logique classique, en une controverse restée célèbre.
9 En 1932, le général Hartung, commandant l’École supérieure de guerre, souligne cet aspect : « Caractère assez difficile ; un peu enfant gâté ; de très belles qualités qu’un certain manque de modestie empêche d’apprécier pleinement. Pur-sang, difficile à mener, qu’il faut à la fois mettre en confiance et mener fermement » (shd, gr 14 yd 676, dossier personnel du général d’armée André Beaufre). Dans ses mémoires, Beaufre confirme rétrospectivement le sentiment qu’il éprouvait dans les années qui suivirent cette scolarité : « L’idée qu’à la veille d’une grande guerre je m’instruisais dans l’art de rédiger des lois et des décrets me paraissait burlesque et odieuse, comme d’ailleurs l’immobilisme de l’état-major, du gouvernement et du pays. […] J’avais des moments de réels désespoirs, […] mon angoisse était accrue de ce que je la voyais fort peu partagée » (André Beaufre, Mémoires, Paris, Presses de la Cité, 1974, p. 77).
10 A. Beaufre, Mémoires, Paris, Presses de la Cité, 1974, p. 76.
11 A. Beaufre, « Une forme nouvelle des conflits internationaux. La paix-guerre », op. cit., p. 787.
12 Ibid., p. 769.
13 Ibid., p. 770.
14 Ibid., p. 787.
15 A. Beaufre, « Commentaires sur une conception de la stratégie », Revue de la défense nationale n° 219, décembre 1963, pp. 1809-1810.
16 Dans ses Mémoires, Beaufre minimise rétrospectivement cette dimension en mettant en lumière les similitudes entre cette paix-guerre et celle de la « guerre froide ».
17 Fonds André Beaufre, shd, gr 1 k 225/2, Essai de stratégie, février 1942.
18 « La paix-guerre, dont le type restera la campagne de Tchécoslovaquie, consiste à persuader l’adversaire que la résistance armée est inutile. Il s’agit de réaliser une menace aussi puissante que possible en même temps qu’on s’attaquera directement aux ressorts moraux de la résistance » (fonds André Beaufre, shd, GR 1 K 225/2, Essai de stratégie, février 1942, chapitre IV « Application aux diverses formes de la guerre », pp. 36-39).
19 Fonds André Beaufre, shd, gr 1 k 225/2, Essai de stratégie, février 1942, p. 41.
20 Ibid.
21 « Ma thèse était qu’il fallait entrer dans ce jeu et savoir gagner la guerre froide, faute de quoi nous ne pouvions que déboucher sur la guerre chaude et attirer par là toutes les calamités de l’Europe » (A. Beaufre, Mémoires, Paris, Presses de la Cité, 1974, p. 76).
22 A. Beaufre, « Une forme nouvelle des conflits internationaux. La paix-guerre », op. cit., p. 767.
23 F. Géré, introduction à la Stratégie de l’action, p. 32.
24 R. Aron, Penser la guerre. T. II, L’Âge planétaire, Paris, Gallimard, 1976, p. 249.
25 A. Beaufre, Introduction à la stratégie, Paris, Hachette, 1998, p. 24.
26 Ibid., p. 24.
27 A. Beaufre, « Commentaires sur une conception de la stratégie », op. cit..
28 A. Beaufre, Introduction à la stratégie [1963], Paris, Fayard, « Pluriel », 1998, p. 66.
29 Dans La Nature de l’histoire, Beaufre déploie la métaphore musicale en expliquant que l’histoire peut être symphonie ou cacophonie (p. 106).
30 A. Beaufre, « Une forme nouvelle des conflits internationaux. La paix-guerre », op.cit., p. 773.
31 Ibid., p. 778.
32 Ibid., p. 787.
33 En 1942, le registre « force armée » est étoffé et présenté avant tous les autres alors même qu’il était en quatrième position dans la version précédente. En 1963, les registres portent les mêmes noms, mais le volet politique comporte une dimension croissante d’influence via les médias.
34 Dans Stratégie de l’action, le terme « complexe » est cité vingt-cinq fois en propre et plus de cinquante fois à inclure ses dérivés. En début et en fin d’ouvrage, il apparaît parfois deux à trois fois par page (pages 145 et 146 par exemple).
35 A. Beaufre, Bâtir l’avenir, Paris, Calmann-Lévy, 1967, p. 88.
36 A. Beaufre, Stratégie de l’action [1966], Paris, L’Aube, 1997, p. 41, et La Nature de l’histoire, Paris, Plon, 1974, p. 106.
37 A. Beaufre, Stratégie de l’action, op. cit., p. 96.
38 A. Beaufre, La Nature des choses, Paris, Plon, 1969, p. 144. Beaufre envisage d’ailleurs cette complexité sur deux plans complémentaires qui eux aussi se conjuguent : un plan temporel (« une histoire tissée », La Nature de l’histoire, p. 106) et un plan spatial caractérisé par un rétrécissement continu (« l’interdépendance des hommes est accrue, la terre en est considérablement rétrécie », L’Enjeu du désordre, p. 44).
39 A. Beaufre, « Présentation de la revue Stratégie », Stratégie n° 1, été 1964, p. 5.
40 A. Beaufre, « Commentaires sur une conception de la stratégie », op. cit., p. 1809.
41 Entretien avec Edgar Morin le 27 janvier 2016. Le sociologue a connaissance de l’Introduction à la stratégie comme de son auteur, mais il ne pense pas que sa propre pensée ait pu directement influencer le général Beaufre, la conceptualisation de la complexité étant postérieure au décès de l’officier, même si l’idée est présente dès Penser l’Europe (1951).
42 E. Morin, Science avec conscience, Paris, Le Seuil, 1982. Lire également sur ce sujet particulier Introduction à la complexité, Paris, Le Seuil.
43 E. Morin, Penser l’Europe [1951], Paris, Le Seuil, 1987, p. 24.
44 A. Beaufre, « Une forme nouvelle des conflits internationaux. La paix-guerre », op. cit., p. 777.
45 A. Beaufre, Dissuasion et stratégie, Paris, Armand Colin, 1964, p. 15.
46 Consulter en particulier Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980.
47 Gilbert Simondon, Du mode d’existence des objets techniques [1958], Paris, puf, 2013.
48 G. Canguilhem, Le Normal et le Pathologique [1966], Paris, puf, 2013.
49 J.-P. Charnay, Essai général de stratégie, Paris, Champ libre, 1973, p. 29.
50 Pour s’en convaincre, lire dans le manuscrit de 1942 le paragraphe intitulé « Conception dynamique de la stratégie », Fonds André Beaufre, shd, gr 1 k 225/2, Essai de stratégie, février 1942, p. 21.
51 Sur la créolisation, lire É. Glissant, Le Discours antillais, Paris, Gallimard, 1981.
52 A. Beaufre, Introduction à la stratégie, Paris, Armand Colin, 1963, p. 64.
53 R. Aron, Penser la guerre. T. II, L’Âge planétaire, op. cit., p. 277.
54 Ibid., p. 260.
55 En particulier, Le Drame de 40 (Paris, Plon, 1965) et La Revanche de 1945 (Paris, Plon, 1966).
56 On pensera au débat qui oppose Bernard Brodie à Beaufre en 1965, après une sévère recension des ouvrages du second par le premier dans la revue Survival. Beaufre utilise son droit de réponse et écrit : « Nous avons eu en mai dernier une discussion sur ce sujet au cours d’une réunion stratégique à Paris et j’ai retrouvé dans l’article de Bernard Brodie les traces toutes fraîches de cette discussion. Il s’agit de l’apparence, et de l’apparence seulement, d’un débat entre le “pragmatisme” de William James et la “logique” de Descartes. Parce que mon exposé était présenté de manière abstraite et logique en allant du général au particulier, Bernard Brodie a eu le sentiment que je récusais le pragmatisme allant du particulier au général qui lui paraît la seule démarche raisonnable » (The Institute for Strategic Studies, Survival, décembre 1965, vol. VII, n° 9, pp. 342–343).
57 G. Deleuze, Clinique et Critique, Paris, Éditions de Minuit, 1993.
58 A. Beaufre, Bâtir l’avenir, Paris, Calmann-Lévy, 1967.
59 M. Hunyadi, L’Homme en contexte, Paris, Le Cerf, 2012.
60 J.-P. Charnay, Essai général de stratégie, op. cit., p. 35.
61 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, op. cit. Consulter plus particulièrement l’introduction consacrée au rhizome et en décrivant les principes.
62 F. Géré, préface à la seconde édition de La Stratégie de l’action, Paris, L’Aube, 1997.
63 G. Deleuze, Différence et Répétition, Paris, Éditions de Minuit, 1993, sur la « dramatisation de la pensée » ; M. Foucault, Les Mots et les Choses, Paris, Gallimard, 1966, pour la définition de ce qui constitue l’épistémè d’une époque.