S’il y a bien une vertu dont le militaire doit être doté et que le grand public lui reconnaît sans hésitation, c’est le courage. Non qu’il en ait l’exclusivité, car bien d’autres professions en font commerce. Mais le soldat reste dans nos représentations collectives comme celui qui s’expose consciemment et volontairement au danger. Plus encore, la nature même de sa fonction sociale l’expose par définition au sacrifice potentiel de sa vie. Du chevalier d’hier au combattant d’aujourd’hui, le dénominateur commun reste celui de la confrontation à des actions « extraordinaires » qu’il faut pouvoir assumer en surmontant la peur.
Dans cet environnement oppressant, le courage constitue la condition même de l’exercice d’un métier spécifique. Bien évidemment, d’autres leviers, comme la noblesse de la cause à défendre, l’aguerrissement ou le conditionnement du groupe, permettent d’affronter ce seuil de la peur. Mais ils ne sauraient suffire sans le support d’un trait de caractère, d’un tempérament ou d’une vertu individuelle que l’on nomme communément courage. C’est probablement pour cette raison que, depuis l’aube des temps, le danger, la peur et le courage se mêlent dans une seule et même image qui définit l’état de soldat et met en valeur la stature du héros.
L’unanimité de ce regard extérieur sur le métier de soldat ne saurait pour autant épuiser le sujet. Donner la parole aux « praticiens » permet de révéler une notion de courage moins uniforme qu’elle ne paraît de prime abord. Le pilote de chasse, le sous-marinier et l’officier de l’armée de terre présentent dans cet article leurs approches, leurs visions et conceptions de cette vertu militaire commune à l’aune de leurs expériences propres. Éduqués, formés, entraînés et engagés dans des environnements différents, ils nous apportent leurs sensibilités particulières, qui permettent à la fois de nuancer cette notion et d’en mieux comprendre les fondements communs.
- Le courage vu par un commandant de sous-marin
Dans le petit monde des sous-mariniers, le courage est un trait de caractère qui n’est quasiment jamais mis en avant, le professionnalisme lui étant le plus souvent préféré. En effet, si être courageux signifie tenir son poste et ne pas fuir, alors se retrouve dans ces termes ce qui structure la mission du sous-marinier : permanence anonyme à la mer à des fins de dissuasion ou d’action. Pour autant, ceci reste incomplet : sans cadre et sans raison, la constance seule peut n’être qu’un entêtement dangereux. Aussi le courage doit être également abordé sous l’aspect d’une science de ce qui est à craindre : on ne navigue pas et on ne combat pas naturellement en équipage sous l’eau dans un sous-marin nucléaire.
« Vous reconnaîtrez comme commandant… » Ces mots, tirés de la phrase prononcée par l’autorité militaire lors de la cérémonie de prise de commandement, mettent instantanément en situation le nouveau commandant qui fait face à l’équipage. Après plusieurs années de formation, de nombreux tests sélectifs et un cours de commandement éliminatoire, il accède au plus haut niveau et devient désormais le seul responsable de son équipage et de son sous-marin. De véritables défis, tant à l’entraînement qu’en opérations, sont désormais devant lui et il devra y répondre : écouter ses subordonnés, faire passer ses idées, déléguer mais, le moment venu, décider, fermement, seul.
La solitude, que certains traduisent trop simplement par « seul maître à bord après Dieu », n’est pas si simple à aborder. On ne conduit pas des dizaines d’hommes sous la mer pendant des mois dans un milieu particulièrement hostile si on n’est pas honnête d’abord avec soi-même puis avec l’équipage. À l’heure où la société a plutôt tendance à trouver à tous les maux des circonstances atténuantes ou des responsabilités atténuées voire secondaires, à bord d’un sous-marin, il n’en est pas question : le commandant doit avoir le courage de dire les choses telles qu’elles sont à ses subordonnés, bonnes comme mauvaises. Il reçoit des ordres, il obéit, il décide, il assume, il est seul responsable.
Le commandant doit donc avoir son style d’autorité bien à lui et l’assumer pour que l’équipage le suive en confiance, car même dans un engin militaire aussi sophistiqué que l’est un sous-marin nucléaire, tout n’est qu’une histoire d’hommes : chacun doit rester naturel tout en gardant une certaine retenue et chercher à progresser dans son métier. Ainsi, et c’est encore souvent le cas aujourd’hui, l’autorité « réussie à tous les niveaux » s’exerce de manière implicite : pas de port systématique de galons à la mer, mais un respect de chacun à toute épreuve.
À la mer, le courage d’un commandant et de son équipage réside principalement dans le savoir durer anonymement pour être capable d’assurer la mission du temps de paix ou du temps de guerre, la frontière entre les deux étant très mince, imperceptible même lorsque l’on parle de dissuasion.
Pour autant, si le courage est d’abord la constance, il est aussi la science de ce qui est à craindre : pour être efficace, il faut connaître les dangers de la mer, du sous-marin ou encore de l’adversaire. Ceci se traduit par une exigence forte dans le savoir-faire de l’équipage, l’à-peu-près n’ayant pas sa place, chaque homme étant responsable dans son poste de quart de la sécurité du sous-marin. Un très grand professionnalisme doit donc être exigé de tous dans la mise en application des consignes et autres règlements d’exploitation. Cependant, c’est au commandant de définir ce qui relève de sa seule décision. En effet, il existe des moments ultimes pendant lesquels il a le devoir de décider seul. Souvent liés à des actions irréversibles, ces instants, s’ils sont mal gérés, peuvent conduire à l’accident ou à la perte du bâtiment. La responsabilité du sous-marin et de ses hommes est portée à ces instants par un seul homme, l’équipage ne pouvant plus rien sinon obéir en aveugle. Il ne faut pas se voiler la face, la peur est là, mais elle ne doit surtout pas l’emporter. L’entraînement, aussi poussé soit-il, ne remplace jamais l’expérience des moments difficiles qui, seule, permet d’aller un peu plus loin dans la compréhension et la gestion du risque sous stress.
Aussi, même en situation de combat, rien ne doit être poussé jusqu’à l’extrême tant le sous-marin n’est pas un outil militaire anodin. Que ce soit sous sa forme « nucléaire d’attaque » ou « nucléaire lanceur d’engins », il ne connaît globalement que deux états, discret au quotidien et brutal dans la mise en œuvre de ses armes, mais, dans les deux cas, il témoigne d’une volonté politique forte. C’est cette dernière qui, associée au faible nombre de sous-marins en service, impose une certaine forme de prudence. En effet, prendre des risques inconsidérés avec un tel capital ship est inconcevable. De ce fait, un commandant courageux ne doit pas être celui qui va systématiquement chercher le combat ou qui ne reculera pas devant l’ennemi. Ce sera plutôt celui qui viendra placer brutalement son attaque au moment opportun et qui repartira aussi discrètement qu’il sera venu, ou encore celui qui réalisera sa mission dans l’anonymat le plus total.
Plus philosophiquement, le courage d’un commandant de sous-marin se retrouve quasiment dans la définition qu’en fait Clausewitz dans De la nature de la guerre. Il y décrit plusieurs dimensions : l’indifférence à la mort et au danger, le patriotisme et même l’enthousiasme, l’indifférence à la souffrance et, enfin, la résolution. Parmi ses dimensions, le patriotisme et la résolution sont certainement les traits les plus présents chez un commandant : accepter de servir l’État français à bord d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins est sûrement une des formes les plus abouties du service de la nation. À tout moment, sur sollicitation du président de la République, le commandant doit être capable de diriger une mise en œuvre des missiles nucléaires. La confiance en l’État doit être identique à celle que l’État a dans le commandant : totale et sans contestation ! L’enthousiasme est la valeur la plus sûre. Le plaisir à naviguer, la fierté à être sous-marinier et l’énergie mise pour réaliser les missions sont là pour en témoigner. L’indifférence à la souffrance fait partie de la dose d’acceptation que l’on s’octroie pour réaliser son métier : manque de sommeil, travail sept jours sur sept, longues périodes d’absence…
En conclusion, le courage pour un commandant de sous-marin est fondamentalement synonyme d’acceptation. Il commande avec ses qualités et ses défauts un équipage qu’il ne choisit pas. Il est responsable d’un sous-marin qui lui a été attribué et les missions lui sont ordonnées. Par ailleurs, à lui d’admettre que tout se fasse la plupart du temps dans l’anonymat le plus total, ce qui est plutôt à l’opposé de la sur médiatisation des événements un peu sensationnels. À l’évidence, le courage de l’anonymat ne ressemble pas à celui qui s’exprime dans le chaos des champs de bataille. Il n’en est pas moins authentique.
Capitaine de vaisseau Chaineau
- Le courage vu par un pilote de chasse
« Le courage, c’est faire ce qu’on a peur de faire et il ne peut y avoir de courage sans peur » (Edward Vernon Rickenbacker). Parmi d’innombrables citations, celle-ci, attribuée à l’un des as de la Première Guerre mondiale, a un écho particulier pour un pilote. Quand ai-je fait ce que j’avais « peur de faire » ? Car s’interroger sur le courage conduit à s’interroger sur la peur, sur ce qui peut la provoquer dans un avion de combat. Ce vécu est évidemment très personnel ; on ne trouvera ici que le sentiment d’un aviateur militaire, fondé sur une expérience de pilote de combat d’avion monoplace. Elle n’est ni exhaustive ni exclusive et beaucoup d’autres pourraient l’enrichir.
La peur naît aussi bien du connu que de l’inconnu. Du danger connu qu’il faut retourner affronter, comme de la situation inconnue dont on pressent qu’elle peut être dangereuse. Dans les deux cas, la conscience du risque est présente et c’est elle qui est fondatrice du courage. Dommage de combat ou simple panne, la défaillance humaine ou technique est sans doute le plus redouté des dangers connus du pilote. Le vol en monoplace installe en effet le pilote dans une relation exclusive, une dépendance absolue et, donc, une solidarité totale avec son avion pour accomplir sa mission. Le pilote d’un « plus lourd que l’air » est confronté, avant tout autre adversaire, aux lois de la physique : il n’a accès que par la vitesse de son avion à un milieu où il reste un intrus, où il ne peut demeurer que pour un temps limité par son carburant. L’avion de combat et son pilote deviennent physiquement indissociables ; leurs destinées sont liées dès lors qu’ils ont quitté le sol. La crainte naît de la possible défaillance de l’un ou de l’autre, car, une fois en vol, ni l’un ni l’autre ne peuvent être remplacés. Paisible et fascinant, le ciel peut devenir hostile et menaçant lorsque les éléments se déchaînent et que la mission impose de les défier. On craint d’autant plus sa propre défaillance qu’on ne peut compter que sur soi-même. On craint d’autant plus celle de son avion qu’on peut parfois la pallier mais qu’on ne peut quasiment rien pour y remédier.
Tout pilote sait que chaque vol porte en lui cette sourde menace, même s’il est vrai que les progrès de la technique permettent de faire reculer la panne mécanique. Les radars embarqués, les capteurs optroniques et les systèmes inertiels permettent de se positionner, annoncent les dangers potentiels et réduisent aujourd’hui l’incertitude. Le courage des pionniers de l’aéronautique dans leurs « drôles de machines » n’en était que plus manifeste, mais les conséquences d’une défaillance restent lourdes. Les progrès techniques donnent proportionnellement plus de poids au choix, à la responsabilité et, donc, à l’erreur humaine, désormais traquée par les systèmes d’enregistrement embarqués. Le danger connu et redouté est alors celui du mauvais choix. Face à la peur de mal faire, le courage devient intellectuel.
Courage d’assumer ses choix, sa totale responsabilité personnelle, et d’affronter le regard des autres au retour de la mission. Celui de ses pairs bien sûr, mais aussi, et peut-être surtout, celui d’une audience inconnue potentiellement planétaire lorsque le résultat de l’échec peut circuler sous la forme d’un enregistrement vidéo dont Internet a ôté toutes les limites de diffusion. L’image du chevalier du ciel reste présente et tomber de ce piédestal est une épreuve douloureuse.
Courage aussi d’abdiquer le libre arbitre de sa conscience. Les armements guidés par désignateur laser embarqué ont un effet paradoxal : ils réduisent les risques d’erreur, mais rendent extrêmement précise l’image des effets dévastateurs de la munition. Le pilote est alors confronté à la conséquence inhumaine de son action, bien au-delà du sentiment de légitime défense inspiré par un combat entre adversaires d’égale force.
Le vol en avion moderne protège du contact, du bruit de la guerre : il isole le pilote en l’éloignant du danger, dès lors moins palpable. La rupture n’en est que plus brutale lorsque la défaillance survient, accidentelle ou issue du combat. Le courage est alors celui de la décision irrémédiable face à une situation qui laisse très peu de temps à la réflexion. L’éjection, bien que salvatrice à court terme, signifie l’immersion d’une autre forme d’hostilité, celle du territoire ennemi, parfois conjuguée à celle du milieu géographique, maritime ou montagneux, désertique ou équatorial. On entre alors dans le courage face à l’inconnu. Le risque de basculer dans l’isolement du pilote éjecté est en effet une source de stress lors des missions dans la profondeur d’un dispositif ennemi. On rejoint dans ce cas un contexte de survie dans un milieu d’autant plus hostile qu’il reste par essence totalement théorique. La mission première d’un pilote de combat même s’il s’y prépare, n’est pas l’opération clandestine au sol. Le courage est d’exécuter sa mission en vol malgré ce risque, puis d’y faire face le cas échéant.
Pour un pilote, la prise d’un risque physique et personnel n’est pas spécifique du combat. Le courage consiste donc simplement à canaliser une peur latente et à surmonter la brutalité d’une rupture. Rien de très original en somme. Pourtant, le fait d’affronter ce danger seul dans sa machine constitue probablement une facette spécifique de la notion de courage. L’effet d’entraînement et l’énergie dopante que peut apporter le groupe sont amoindris par la distance physique entre équipiers : le courage devient un acte solitaire. La peur ne pourra alors être surmontée que par l’unique force de cette vertu.
Colonel (cpn) Bruno Depardon
- Le courage vu par un officier de l’armée de terre
Si, dans l’armée de terre, le courage est considéré comme une valeur essentielle, c’est qu’il est indispensable à l’exercice d’un métier de combattant, qui s’effectue au contact direct de l’ennemi et qui confronte très concrètement chaque soldat au danger et à la peur.
Le courage procède donc, tout d’abord, de l’absolue nécessité qui s’impose à chacun de surmonter l’effroi que suscite en lui la perception de sa mort probable ou possible, à échéance immédiate. Une telle perception n’a rien d’abstrait. Elle s’alimente du fracas de la bataille, du claquement très brutal des impacts de munitions sur le sol ou sur les objets qui entourent chaque soldat, de l’éclatement des obus, du spectacle impressionnant des gerbes de poussière et de fumée provoquées par l’explosion d’une mine ou d’une bombe, de la vision d’un camarade touché, de son sang qui s’écoule, de la plaie qui ouvre son corps, de l’odeur âcre de la mort.
Confronté à de telles agressions sensorielles et psychologiques, l’organisme ne peut avoir, spontanément, que deux réactions : la fuite ou la catalepsie. Le courage consiste donc en une maîtrise de ces réactions spontanées, en une manière de violence physique que l’on se fait à soi-même pour dominer ses réflexes et son instinct.
Sans doute peut-on s’exercer à cette forme de courage. Dans Avant-postes de cavalerie légère, le général de Brack, fort de son expérience des champs de bataille de l’Empire, préconise d’accoutumer progressivement la troupe à cette « émotion » si violente qu’est la confrontation au feu. Ainsi recommande-t-il, pour « faire des hommes intrépides de jeunes gens faibles et indécis », de les présenter « pour la première fois au feu, avantageusement pour eux », en les lançant sur « l’ennemi fatigué ». Le conseil est indubitablement judicieux. Encore faut-il, pour s’y conformer, aller souvent au combat, ce qui n’est généralement pas le cas des armées de temps de paix. Et même si, comme le général de Brack l’écrit, « la guerre seule apprend la guerre », il faut bien trouver le moyen d’affermir le courage des soldats dès le temps de l’entraînement. C’est tout le sens des diverses mises à l’épreuve qui sont imposées aux soldats au cours de leur formation et qui, sous le terme générique d’aguerrissement, viseront à provoquer en eux des réactions d’anxiété et de peur qu’il leur faudra apprendre à surmonter.
Une telle préparation n’est cependant pas suffisante pour s’exposer à l’éventualité très perceptible de sa propre mort. Pour se lancer délibérément dans le cataclysme du combat, il faut en vérité être mû par une sorte de fureur qui submerge l’instinct de survie. Et c’est précisément à ce stade que survient une difficulté majeure, une contradiction que le soldat doit impérativement résoudre entre les deux termes inconciliables que sont la folie sauvage qui pousse en avant et la maîtrise de soi qui permet de conduire l’action avec lucidité. Car tout élan qui, jusque dans sa fougue, ne se possède pas risque d’aboutir à des catastrophes. Catastrophes tactiques, d’une part, puisque la mêlée guerrière requiert un jugement intact pour apprécier les intentions de l’ennemi et coordonner les actes individuels de chaque soldat en une manœuvre collective cohérente. Catastrophes éthiques, d’autre part, puisque, sans un contrôle étroit, la force déchaînée dégénère en folie meurtrière.
Heureusement, au combat, le soldat n’est jamais seul. Outre la confrontation directe et très physique à la mort évoquée plus haut, le combat terrestre se caractérise en effet par sa dimension collective. Qu’il s’agisse d’une section d’infanterie, d’un groupe du génie, d’un équipage de char, c’est toujours à plusieurs que l’on a peur ou confiance, que l’on s’enfuit et se débande ou que l’on monte à l’assaut. Ainsi, au combat, chacun, chef ou simple exécutant, agit sous le regard des autres, de ses camarades, de ses subordonnés, de ses supérieurs. Et, dans ce regard, à cet instant, il ne peut y avoir aucune déférence automatique liée à une différence de grade, aucune bienveillance de commande exigée par la faiblesse du plus jeune ou la moindre compétence du subordonné. Ces regards mutuels jaugent, apprécient, mesurent, vérifient que chaque geste est approprié aux besoins du groupe, qu’à chaque situation inattendue correspond l’ordre nécessaire, qu’à chaque ordre donné répond l’action immédiate. De ces regards croisés naît une très forte et très impérieuse exigence collective qui s’applique à chacun selon sa fonction et son rang au sein de l’ensemble. En vérité, dans ce spectacle en forme de huis clos entre acteurs, le regard, tout à la fois, contraint à la sincérité et pousse à l’exemplarité. Voilà sans doute, dans la dimension collective du combat terrestre et dans le regard qui l’accompagne, l’autre ferment du courage, celui qui complète et contrôle la fureur, celui qui peut conduire à l’héroïsme.
Par le regard de l’autre, en effet, chaque soldat est renvoyé à ce qu’il est ou prétend être pour le groupe, remplissant une fonction précise qui définit sa place et le service qu’il rend à la collectivité. Une fonction, une place, un rôle : le servant d’arme collective appuie ceux de ses camarades qui sont en tête, l’infirmier accompagne les tout premiers pour leur administrer les soins qui aideront à leur survie, le tireur d’élite prend en compte les ennemis éloignés et à haute valeur ajoutée, le chef commande, entraîne et maîtrise… Qu’un seul élément technique dysfonctionne et c’est la fine mécanique d’ensemble qui se bloque. Dès lors, l’incompétence d’un soldat qui ne tient pas parfaitement le rôle pour lequel il a été formé et entraîné apparaît comme une trahison ou, tout au moins, comme une défection impardonnable au combat. C’est ici affaire de cohérence entre l’entraînement préalable vécu dans la durée et le paroxysme du combat qui met chacun à l’épreuve et le confronte au risque de se dévoiler comme un imposteur. Une telle obligation de cohérence est un puissant moteur pour aider à faire son devoir malgré la peur.
Mais plus encore que le rôle tactique de l’individu, c’est la référence aux règles et aux valeurs communes qui lie chacun au groupe. Dans l’armée de terre, ces valeurs proclamées sont celles du courage et de la solidarité poussée jusqu’à la fraternité. Au combat, au-delà de la compétence technique, ce sont ces obligations morales qui s’imposent aux soldats. Celui qui s’y soustrait déroge définitivement. C’est ici affaire d’honneur. Honneur qui, en vallée d’Uzbeen en 2008, pousse l’infirmier Rodolphe Penon à retourner trois fois de suite sauver ses camarades blessés, jusqu’à tomber sous les balles ennemies. Honneur qui pousse tel jeune chef à monter à l’assaut devant ses hommes puisque, étant à leur tête, c’est à lui de leur montrer le chemin du courage. Honneur qui impose à tel autre de retenir la fureur vengeresse qui monte en chacun au spectacle des amis morts et blessés, parce que la dignité de tous dépend de la discipline qu’ils appellent inconsciemment et à laquelle ils auront accepté de se plier. Ainsi, dans le combat terrestre, la confrontation à sa propre mort, parce qu’elle est collective, engendre le courage en poussant à l’héroïsme.
Général de brigade François Lecointre
- Conclusion
Comme probablement toutes les vertus, le courage reste dépendant du milieu et de l’environnement dans lesquels il s’exprime. Il serait donc simpliste de limiter le courage militaire à l’image magnifiée du héros antique, affrontant sans faillir l’effroi et la peur. Aujourd’hui, la force légitime qu’incarne le soldat ne s’exprime plus de manière aussi homogène qu’autrefois. Le milieu opérationnel et la sophistication technique des instruments du combat sont venus profondément modifier l’exercice du métier des armes et, par là même, les formes d’expression des vertus militaires qui le sous-tendent. Les textes qui précèdent en constituent une démonstration éclatante. Ils sont le témoignage de vérités vécues et ressenties. Certains s’établissent en profond décalage avec les récits traditionnels illustrant le sujet. Doit-on pour autant s’interroger sur l’immanence du courage militaire et conclure d’une lecture un peu rapide que cette vertu générique s’efface progressivement au profit d’autres qualités plus modernes ?
Sous la mer, l’absence de menace directe fausse l’équation de départ. Comment, en effet, parler de peur et donc de courage dès lors que rien ne vient directement agresser le marin sillonnant le fond des océans ? Le danger devient une variable technique davantage liée à la bonne marche du bâtiment qu’à un adversaire identifié. L’irruption de la peur se transforme en stress lancinant. Le courage s’exprime par la maîtrise de soi et le professionnalisme du groupe. La « science de ce qui est à craindre » prend alors le pas sur l’art de terrasser la peur. Rien de bien étonnant à cette dérive de sens. Est-ce dire pour autant que l’on parle d’autre chose ? Certainement pas, et il suffit pour cela d’embarquer quelques jours dans un sous-marin pour percevoir cette autre dimension du courage militaire. Elle s’y exprime plus qu’ailleurs par le sang-froid, c’est-à-dire la capacité de l’individu à maîtriser l’irruption des sentiments et des pulsions agressives du milieu. Cette aptitude à la maîtrise de soi n’est pas une donnée intellectuelle dans laquelle la raison prendrait le pas sur l’émotion ; elle apparaît plutôt comme une force de caractère, une aptitude naturelle à faire face. À ce titre, elle constitue probablement une des facettes constitutives du courage militaire.
Dans les airs, c’est l’absence de témoin qui vient perturber le référentiel classique du courage. Car celui-ci est avant tout un regard extérieur, le témoignage de celui qui, pétrifié par la peur, va attribuer cette vertu à celui qu’il voit agir et réagir sous ses yeux. Car l’homme courageux ne se perçoit pas nécessairement comme tel. Le courage est donc un récit qui permet de distinguer les talents ordinaires des « grandes vertus ». Sans ce regard extérieur qui évalue et étalonne, comment peut-on appréhender cette notion ? Le pilote de chasse, seul dans son cockpit et relié au monde extérieur par des capteurs impersonnels, développe une autre approche du sujet. Il devient son propre juge et pose un regard purement objectif sur une notion habituellement subjective. Il décline alors des sentiments nouveaux que ses frères d’armes auront bien du mal à percevoir : surmonter la peur du mauvais choix, dépasser celle du jugement extérieur, anticiper celle de l’inconnu.
À la fois juge et acteur de son courage, le pilote nous entraîne sur une autre pente de cette notion complexe. Car si le récit du courage reste souvent grandiloquent, la vertu en elle-même se nourrit d’humilité. L’isolement renvoie à l’obligation d’un regard intime sur soi-même, à un procès permanent dans lequel les jugements restent sans appel. Le courage militaire, c’est peut-être aussi être capable d’affronter en toute humilité ses imperfections et le verdict de sa propre évaluation.
Dans le combat terrestre, nous revenons davantage dans le champ du connu. Le danger est palpable, la peur est oppressante et le combat se mène de manière collective. Dans cet environnement classique, le courage militaire s’exprime à travers l’inextricable enchevêtrement de pulsions individuelles et d’impulsions du groupe. L’homme courageux est alors celui qui absorbe le choc de l’effroi et qui, dans le même temps, stimule la réaction de ses frères d’armes. Parmi les différentes facettes que dévoile cette notion, c’est la bravoure qui est ici mise en relief. Ce vocable, aujourd’hui un peu désuet, renvoie à l’image d’un courage physique et spontané, expression incontestable d’une évidente supériorité d’âme.
Au bilan, plutôt que d’exprimer un irrévocable glissement de la notion dans des espaces cloisonnés, ces témoignages permettent au contraire d’éclairer, chacun à leur manière, une vertu centrale et pérenne dans l’institution militaire. Loin de s’opposer, le sang-froid, la bravoure et l’humilité agrègent leurs effets pour décrire de manière exhaustive un courage militaire qui fait toujours référence. Car c’est bien dans cette combinaison de raison et de passion, de calme et de fougue, de valeur personnelle et de force collective, que le soldat puise aujourd’hui comme hier l’énergie qui doit lui permettre de dominer son environnement et de conduire la mission qui lui a été confiée.