Dans de nombreuses écoles d’officiers, il est de tradition de « baptiser » les promotions, c’est-à-dire de leur donner un nom. Cette pratique, qui relève d’un « processus d’identification »1, a été inaugurée par l’École spéciale militaire de Saint-Cyr (esm) dès 1830-1832 ; l’École spéciale militaire interarmes (esmia) et l’École militaire interarmes (emia) l’ont adoptée à leur création, en 1945 et 1961. Ce nom, attribué lors du triomphe, la cérémonie qui clôt l’année scolaire, est celui d’une campagne glorieuse ou, depuis l’entre-deux-guerres surtout, d’un officier défunt, voire d’une unité prestigieuse. Il est donné en exemple des vertus militaires qui doivent guider les futurs cadres de l’armée.
Les élèves proposent une liste de trois noms, examinée par le commandement des écoles puis par le cabinet du chef d’état-major de l’armée de terre, qui soumet l’un des trois au ministre de la Défense pour validation, à moins qu’un autre parrain soit imposé en fonction des circonstances, comme ce fut le cas pour de Gaulle en 1971. De fait, le premier de la liste n’est pas toujours retenu. Des associations, des anciens d’une unité ou des proches peuvent exercer un lobbying afin de faire valoir un parrain. Il faut aussi tenir compte des références transmises par certaines familles d’élèves qui comptent souvent plusieurs officiers, ainsi que du poids des « corniches » de préparation à l’esm, notamment Saint-Cyr l’École et le Prytanée de La Flèche – dont on retrouve certains anciens élèves à l’emia après un échec à Saint-Cyr. C’est dire si la sélection du nom obéit à des enjeux à la fois mémoriels, militaires et politiques.
Le processus de sélection et les influences intervenant dans le choix du parrain peuvent en atténuer la signification et la portée, et donc sa résonance auprès des élèves, mais son nom représente aussi ce que l’armée, à travers ses élites, veut dire d’elle-même et du métier d’officier. Or, dans le panthéon militaire français que révèlent ces parrains de promotion, la guerre d’Indochine occupe une place non négligeable depuis un demi-siècle, ce qui invite à réfléchir sur les raisons d’une telle prégnance. Dans quelle mesure également la référence au conflit en Extrême-Orient est-elle une manière de « fabriquer » et de proposer des figures de héros, c’est-à-dire, au sens classique et littéraire du terme, des personnages épiques se distinguant par leur valeur, leur courage et leur grandeur d’âme ? Il s’agira de montrer ces parrains évoquant la guerre d’Indochine, puis ce qu’ils représentent pour de futurs officiers et, enfin, les discours qui en font des héros2.
- Le poids de « ceux d’Indochine »
La recension des noms de promotion autour de l’Indochine est compliquée car les parrains n’y ont souvent accompli qu’une partie de leur carrière : la génération qui a servi en Extrême-Orient a aussi pris part à la Seconde Guerre mondiale et/ou au conflit algérien. La situation est plus claire quand il s’agit d’une référence à un combat ou au théâtre d’opérations. Malgré la difficulté à préciser les statistiques, il est néanmoins possible de distinguer trois cas de figure sur les dix-sept promotions de l’esmia de 1945 à 1961, les quarante-sept de l’esm de 1961 à 2008 et autant de l’emia de 1961 à 2008.
Le premier renvoie aux combats et aux événements d’Indochine, qui sont souvent contemporains des promotions concernées, soit trois cas pour l’esmia et un pour l’emia (« Dalat »).
Le deuxième concerne les noms d’officiers tombés en Indochine – huit pour Saint-Cyr, sept pour l’emia –, même si cela ne suffit pas à identifier complètement le parrain à ce conflit : Brunet de Sairigné rappelle d’abord la France libre, avant de tomber au Tonkin. C’est aussi l’engagement du capitaine Stéphane dans la Résistance, plus que sa mort près de Bac Ninh, qui a fait choisir son nom. Il n’en reste pas moins que la plupart de ces officiers tombés en Indochine illustrent les sacrifices de cette campagne.
De ces derniers se rapproche une troisième catégorie de parrains – un à l’esmia (Jeanpierre), auquel s’ajoutent Leclerc et de Lattre, dix à l’esm et douze à l’emia –, pour lesquels l’Extrême-Orient représente une partie seulement de leur carrière militaire, qui, sans être l’ultime, est parfois importante : une typologie succincte peut rendre compte du poids de cette guerre dans leurs parcours. Le cas des maréchaux Leclerc et de Lattre, choisis l’année suivant leur mort par l’esmia, ne les restreint pas au conflit indochinois, quoiqu’ils y aient joué un rôle déterminant. Pour les généraux (Gilles, Linarès, Lalande, Vanbremeersch et Simon à l’esm ; Laurier, Daboval, Gandoët, Le Ray et Lanlay à l’emia), l’Indochine n’étant qu’un moment d’une longue carrière qu’atteste leur grade élevé, elle ne semble pas décisive dans le choix de leur nom. D’autres critères entrent en ligne de compte, comme pour Vanbremeersch : les saint-cyriens qu’il a commandés en 1961-1963, parvenus trente ans plus tard aux sommets de l’armée, ont pu œuvrer pour sa désignation comme parrain.
En revanche, plusieurs officiers, environ les deux tiers du panel, doivent à leur séjour en Indochine une relative notoriété auprès des élèves. C’est le cas de Bourgin, Cozette, Barrès, Biancamaria, Gueguen, Delcourt, Florès à l’emia ; de Guilleminot, Cathelineau – morts en Algérie –, Morin, Beaumont, Francoville à l’esm. Au total, 40 à 45 % des noms de promotion dans les deux écoles font allusion à l’Indochine, même si les parrains qui y sont plus directement liés, car tombés là-bas ou s’y étant distingués, ne représentent qu’environ un quart à un tiers de l’ensemble.
La guerre d’Indochine apparaît très tôt dans les noms des promotions dont elle est contemporaine. Au xixe siècle déjà, l’habitude avait été prise de se référer à l’actualité du moment. À Coëtquidan, la dernière promotion (mars 1946-avril 1947) de l’École militaire interarmes – future esmia –, qui a succédé à l’école des élèves aspirants de Cherchell, choisit le nom d’« Indochine », alors que la guerre vient juste d’éclater. L’esmia connaît les promotions « Extrême-Orient » (1950-1952) et « Ceux de Dien Bien Phu » (1953-1954). Cette dernière formulation résulte toutefois d’un compromis. Les élèves souhaitaient adopter le nom de cette bataille médiatisée, concomitante de la fin de leur première année à Coëtquidan. Mais le commandant de l’École, le général Fayard, refusa qu’une défaite soit associée à une promotion, d’où le choix final, qui restait une manière de rendre hommage à ses combattants3.
À l’emia, à l’exception du capitaine Bourgin, vétéran d’Extrême-Orient mais mort en Afrique du Nord, dont la première promotion porte le nom, il faut attendre près de vingt ans après les accords de Genève pour qu’avec la « capitaine Cazaux » (1974-1975), un parrain décédé en 1951 soit associé à l’Indochine. Il est suivi du capitaine Cardonne, vétéran de Tunisie, d’Italie et de France, mort en 1949. Le milieu des années 1980 concentre les parrains tués en Extrême-Orient, dont trois lieutenants qui, après avoir combattu à la Libération, y ont fait l’essentiel de leur courte carrière militaire : Henri Leclerc de Hautecloque (1982-1983), Borgniet (1983-1984) et Bernard de Lattre de Tassigny (1984-1986), auxquels s’ajoutent le lieutenant Lhuillier et le capitaine Legrand (1987-1989), également vétérans de la France libre. Enfin, « Dalat » (1986-1988)4 fait probablement allusion aux centres de formation d’officiers créés dans cette ville au cours de la guerre d’Indochine, ce qui souligne l’héritage des écoles militaires. En outre, certains noms évoquent des officiers passés sur ce théâtre d’opérations, comme le capitaine Barrès (1991-1993) ou le futur général Daboval.
Après « Combats de Tu Lé » (1992-1994), rappel du succès de Bigeard cinquante ans plus tôt, la guerre d’Indochine n’apparaît plus dans les noms de promotion pendant près d’une décennie, sauf avec Gandoët (1996-1998), dont le séjour en Extrême-Orient compte cependant moins que la campagne d’Italie. Mais à partir de la « capitaine Biancamaria » (2001-2003), l’Indochine est à nouveau suggérée par cinq noms de parrains qui y ont séjourné (Florès, Gueguen…).
La dernière promotion de l’esmia (1959-1961) a choisi comme parrain le lieutenant-colonel Jeanpierre, parce qu’il est l’un des rares chefs de corps tombés en Algérie, l’année précédente, plus qu’à cause de son séjour en Extrême-Orient. Le premier officier mort en Indochine (en 1948) dont le nom est donné à une promotion de l’esm est le lieutenant-colonel Brunet de Sairigné (1967-1969). Le suivant, plus de quinze ans plus tard, est le colonel Gaucher (1983-1986), autre chef de corps de la 13e demi-brigade de la Légion étrangère qui, après avoir longtemps servi en Extrême-Orient, est tombé à Dien Bien Phu. Entre-temps, après le général Gilles (1969-1971), le milieu des années 1970 est marqué par quelques parrains passés par l’Indochine, tels Guilleminot et Cathelineau. Mais c’est surtout à partir de la décennie 1990, donc avec un léger décalage par rapport à l’emia, que sont adoptés des noms d’officiers tués en Extrême-Orient : le capitaine Hamacek (1989-1992), le chef de bataillon Cointet (1991-1994), le capitaine Stéphane (1992-1995) – retenu surtout parce que résistant –, le chef d’escadrons Raffalli (1998-2001), le lieutenant Brunbrouck (2004-2007) et le commandant Segrétain (2006-2009). La plupart, sauf Brunbrouck, avaient aussi pris part à la Seconde Guerre mondiale. C’est aussi depuis le milieu des années 1990 et la promotion Morin (1994-1996) que les officiers passés en Indochine sont plus souvent choisis.
Au total, sur les quinze parrains de promotion tués en Indochine, 80 % d’entre eux ont été choisis entre 1982 et 2008, ce qui souligne le caractère tardif du phénomène mémoriel. L’élargissement aux noms collectifs (à l’emia) et aux officiers vétérans d’Extrême-Orient confirme cette concentration chronologique.
- Des modèles de héros
Le profil de ces officiers évoque-t-il un modèle de héros ? Les références des deux écoles témoignent de conceptions différentes : parmi les morts au combat, l’emia ne retient que des officiers subalternes (cinq lieutenants et deux capitaines), issus du rang ou des écoles d’armes, tandis que l’esm privilégie les officiers supérieurs (trois commandants, un lieutenant-colonel et un colonel), alors qu’il n’y a qu’un seul lieutenant et deux capitaines. C’est un peu à l’image de l’ensemble des noms de promotion à Saint-Cyr, mais aussi des grades en moyenne plus élevés atteints par les officiers du recrutement direct. En revanche, si l’on étend l’analyse aux parrains dont l’Indochine n’est qu’un moment de leur carrière, il faut distinguer une majorité d’officiers subalternes (environ les deux tiers), souvent tombés en Algérie, et cinq généraux pour chaque école. Par ailleurs, à l’esm, les parrains sont presque tous saint-cyriens. La répartition par subdivisions d’armes privilégie celles qui étaient en première ligne en Indochine et qui ont subi des pertes élevées en jeunes officiers, Légion étrangère et troupes coloniales. Mais là aussi, il y a de menues différences : les élèves de l’emia optent plutôt pour des coloniaux (quatre sur sept) quand les saints-cyriens préfèrent les légionnaires (cinq sur huit).
Aux parrains correspondent deux modèles de héros. Quand il s’agit d’un fait d’armes (« Combats de Tu Lé »), d’une campagne (« Extrême-Orient ») ou d’un groupe de combattants (« Ceux de Dien Bien Phu »), il est collectif et anonyme. Ces « groupes héroïsés »5, contemporains des promotions scolarisées à Coëtquidan, sont porteurs des vertus militaires en général, de la gloire, de l’honneur et de l’esprit de sacrifice. Le second modèle, individualisé, renvoie à la figure classique du guerrier : c’est celui des officiers tués au combat, qui deviennent les héros militaires par excellence. Leur vertu s’exprime dans leur sacrifice suprême, c’est-à-dire dans la « définition la plus exigeante de [leur] devoir ». En conséquence, ils n’offrent pas seulement aux élèves un « modèle » à suivre, mais ils « font de l’imitation un devoir à leur égard »6. Leur sacrifice, accentué par leur jeunesse, contribue à les faire entrer dans la légende. Il éclaire a posteriori leur vocation de soldats et leurs faits d’armes, désormais élevés au rang d’exploits. Le lieutenant Brunbrouck est ainsi exalté pour avoir fait tirer ses canons à bout portant à Dien Bien Phu avant d’être tué.
La répartition chronologique des noms de promotion liés à l’Indochine permet de repérer trois cas de figure. D’une part, ceux contemporains de la guerre et désignant des entités collectives témoignent de l’intérêt, voire, pour « Ceux de Dien Bien Phu », de l’émotion des élèves face à un conflit auquel beaucoup ont ensuite pris part, sauf ceux de la dernière promotion. Viennent ensuite les noms des parrains choisis dans les années 1960-1980, alors que les derniers vétérans quittent le service actif7, après avoir peut-être inspiré aux futurs officiers les noms de leurs anciens camarades. Les élèves de l’emia les ont sans doute également croisés avant d’intégrer leur école, ce qui expliquerait la relative précocité de leurs références à ces morts. Le troisième temps, les années 1990-2000, renoue avec une redécouverte du conflit, en partie livresque, par les futurs officiers.
Le choix de parrains morts au combat se développe à partir des années 1960, tandis qu’avec le retour à une paix durable, les futurs cadres, désormais, ne risquent que rarement leur vie en opérations. Ces références contribuent à entretenir l’idéal traditionnel du meneur d’hommes et du chef de guerre, en opposition au modèle du technicien et du manager, issu de la modernité, qui tend alors à s’imposer. Le choix de ces parrains, notamment ceux d’Indochine, devient un marqueur identitaire qui traduit un décalage entre la conception du métier des armes chez les futurs officiers et sa réalité effective. Une part de ces représentations renvoie en effet à une culture militaire fondée sur l’aspiration à l’aventure, la foi en des valeurs traditionnelles, comme l’honneur, mais aussi à une forme de romantisme d’exclusion et à un refus du conformisme. Raoul Girardet avait déjà observé de tels sentiments chez des officiers d’Indochine8.
Influencés par des livres ou des films, les saint-cyriens et les élèves de l’emia cultivent une représentation idéalisée et mythique de la guerre en Extrême-Orient, dont le caractère lointain et impopulaire puis l’échec final ont favorisé, en réaction, une exaltation des vertus militaires pour elles-mêmes et l’idée d’un combat fors l’honneur. Fiers de leurs particularismes, se comportant parfois comme des chefs de bande9, les officiers de la Légion ou certains parachutistes sont devenus des héros légendaires pour les élèves qui tendent à s’identifier à eux en les proposant comme parrains.
Le fait que ces noms de promotion apparaissent surtout depuis le milieu des années 1980 traduit peut-être également une interrogation plus profonde sur la portée de l’engagement de l’armée dans des opérations extérieures plus nombreuses, mais peu connues, sinon peu populaires en France, à l’instar du conflit en Extrême-Orient. Comme ces anciens qu’ils exaltent, les futurs officiers peuvent éprouver, sinon cultiver, une forme de marginalité. Dans la mesure où nombre de Français semblent plus distants à l’égard d’une armée qui n’a plus sa posture défensive sur les frontières, les élèves des écoles militaires cherchent à justifier leur métier et leur vocation par la mise en avant de héros appartenant à un passé idéalisé et exotique. Ils voient en eux les membres d’une élite isolée, d’une communauté unie par ses épreuves, ses sacrifices et ses valeurs.
On s’interrogera également sur la signification que revêt la référence à une guerre perdue à travers ces noms de promotion. En réalité, la défaite en Indochine est transcendée et présentée comme héroïque, ce qui rejoint le thème traditionnel du gloria victis. C’est sans doute aussi pourquoi sont choisis en majorité des officiers subalternes ou de jeunes chefs d’escadrons et de bataillon morts au combat, auxquels ne peut être imputé l’échec militaire. La défaite est implicitement attribuée au commandement en chef, voire au pouvoir politique et à la nation. Ces choix des parrains font peut-être encore écho à de Lattre qui avait dit venir en Indochine pour les lieutenants et les capitaines. Mais comment passe-t-on du parrain au héros ?
- La fabrique du héros par le discours
À la manière antique et médiévale, ce sont les discours épiques, l’épopée, les récits quasi légendaires sur les prouesses d’un personnage, qui conduisent à la « fabrique » du héros. Ce processus peut expliquer pourquoi, en vingt ans, ont été choisis à Saint-Cyr quatre parrains parmi les légionnaires-parachutistes en Indochine : Hamacek, Raffalli, Segrétain et Morin (1994-1997), commandant de la première compagnie de paras-légion, qui a quitté l’armée en 1968. Les nombreux récits, témoignages ou autobiographies relatifs à leurs unités, comme ceux de Pierre Sergent, Erwan Bergot, Paul Bonnecarrère ou Hélie Denoix de Saint Marc, ont sans doute nourri l’imaginaire et les représentations du métier des armes des élèves-officiers et contribué à faire connaître certains chefs devenus parrains. La plupart de ces ouvrages ont été publiés dans les années 1970 et 1980 : ils précèdent donc de peu la multiplication des noms de promotion évoquant l’Indochine. Les films comme ceux de Pierre Schoendorffer participent à cette acculturation, mais sans toujours inspirer des modèles de parrains.
D’autres sources d’influence sont en revanche à prendre en compte. Depuis deux décennies surtout, les grands-pères ayant servi en Indochine parlent certainement à leurs petits-fils qui se destinent au métier des armes de camarades ou de chefs qui sont ensuite proposés comme parrains. Dans les « corniches » de préparation à Saint-Cyr, notamment au Prytanée de La Flèche, existent par ailleurs les « fanatures ». Rapprochant les élèves par préférence d’arme ou de subdivision d’arme – la Légion étrangère y occupe une place prépondérante –, elles contribuent à entretenir des mythes autour de leurs officiers et à en faire des héros, qui sont autant de modèles pour le choix des parrains.
De même, les élèves de Saint-Cyr et de l’emia construisent leurs héros en honorant leurs parrains. Les chants de promotion, véritable littérature épique moderne, en sont l’un des principaux vecteurs10. Ils retracent le parcours du parrain, soulignent son héroïcité, incitent les futurs officiers à suivre son exemple et à s’inspirer de ses vertus. Une rapide analyse linguistique révèle la récurrence des termes de gloire, d’honneur, de foi – dans une acception qui n’est d’ailleurs pas toujours religieuse –, de courage, de panache… Nombre de références renvoient à l’idéal chevaleresque, comme la comparaison avec la mort de Bayard pour Brunbrouck. Le substantif « héros » et l’adjectif « héroïque » apparaissent surtout depuis la fin des années 1990, en partie par effet d’imitation : Segrétain, « en héros foudroyé » ; Brunbrouck, « le héros s’élève à la gloire du ciel ». La promotion « Lalande » chante « Célébrons ce héros », même si son parrain n’est pas mort au combat, ce qui témoigne du large spectre recouvert par ce terme. En tout cas, les chants participent à la construction rhétorique des héros et à leur glorification comme parrains. Ils entretiennent aussi une représentation traditionnelle du métier des armes et des vertus militaires, qui restent associés à une chevalerie idéalisée.
Le thème du chevalier héroïque apparaît aussi sur les insignes de promotion, frappés à partir de 1936 à Saint-Cyr11. Ils comportent presque tous une épée, symbole de l’état d’officier, qui peut aussi évoquer les traditions de la chevalerie et l’adoubement. Des attributs rappelant la vie et la carrière du parrain, comme l’insigne de son unité ou de son arme, l’évocation des lieux de ses combats. L’Indochine est ainsi suggérée par une jonque (« Raffalli »), des éléphants et des najas (« Cointet »), une carte simplifiée (« Ceux de Dien Bien Phu », « Segrétain »), un tigre (« Delcourt ») ou, plus fréquemment, un dragon (« Gaucher », « Stéphane », « Lalande », « Brunbrouck »…). Enfin, des décorations sont représentées, avec une systématisation de la Légion d’honneur depuis la fin des années 1980, ce qui est peut-être une manière de suggérer la reconnaissance officielle de l’héroïsme du parrain.
Au-delà des contingences qui l’influencent, le choix de parrains évoquant l’Indochine à l’esmia, à l’emia et à Saint-Cyr renvoie, d’une part, pour les promotions contemporaines de la guerre, à leur intention de rendre hommage à ceux qui s’y battent et, d’autre part, pour celles des années 1980-2000, à une volonté mémorielle et d’héroïsation. Depuis un quart de siècle, le conflit en Extrême-Orient trouve chez les futurs officiers une résonance, en partie due à l’exotisme prêté à ce théâtre d’opérations, mais plus encore à l’idée qu’ils s’en font : ce sont des formes d’exercice du commandement, des exemples d’aventure, voire une part de romantisme loin du quotidien de la vie militaire qu’ils y cherchent. La référence à l’Indochine évoque aussi le primat accordé aux valeurs du métier des armes, cette guerre impopulaire conduisant à la marginalisation de ses combattants dans la société française, et donc à leur tentation d’un repli identitaire. Les baptêmes de promotion à leurs noms font de ces parrains des héros et contribuent à les légitimer comme tels, s’ils ne l’étaient pas déjà au sein de l’armée ou de leur entourage. Le discours porté sur eux à travers les chants ou l’iconographie des insignes de promotion façonne aussi leur dimension héroïque. C’est une image finalement en partie mythifiée de la guerre d’Indochine et du métier des armes que ces parrains, érigés en héros, représentent pour les futurs officiers.
1 Line Sourbier-Pinter, Au-delà des armes. Le sens des traditions militaires, Paris, Imprimerie nationale, 2001, p. 106.
2 Voir Xavier Boniface, « Images et représentations du héros militaire à travers les noms de promotion à Saint-Cyr », in Claude d’Abzac (dir.), Le Héros dans la culture militaire, à paraître.
3 Pierre Journoud, Hugues Tertrais, Paroles de Dien Bien Phu. Les survivants témoignent, Paris, Tallandier, 2004, pp. 305-306. À noter que l’insigne de promotion ne comporte que la mention « Dien Bien Phu ». Le triomphe de 1955 a par ailleurs été célébré dans une relative discrétion.
4 Première promotion de l’emia à rester deux ans à Coëtquidan ; la scolarité à l’esm de Saint-Cyr passe de deux à trois ans à partir de 1982.
5 Claudie Voisenat, « Avant-propos », in Pierre Centlivres, Daniel Fabre, Françoise Zonabend (dir.), La Fabrique des héros, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Mission du patrimoine ethnologique, cahier n° 12, 1999, p. 10.
6 Jean-Pierre Albert, « Du martyr à la star. Les métamorphoses des héros nationaux », ibid., p. 17 et 22.
7 Le dernier fut le général Schmitt, lieutenant à Dien Bien Phu et chef d’état-major des armées jusqu’en 1991.
8 Raoul Girardet, La Société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 1998, pp. 282-283.
9 Ibid., p. 281.
10 Voir http://sites-bruno.chez-alice.fr/ESM/esm_chants. htm [consulté en juillet 2010].