N°30 | Territoire

Hervé Pierre

Du contrôle de zone

Apollinaire et les robots

Une zone est une portion de territoire, au sens propre comme au sens figuré : dans le premier cas, elle relève du découpage géographique (« la zone rurale ») ; dans le second, elle désigne un champ immatériel souvent associé à une intensité (« zone rouge »). Le plus souvent utilisée dans le langage courant pour désigner un espace dont les bordures sont mal définies, s’estompent dans le temps ou dans l’espace, et dont les épaisseurs, variables, n’ont plus rien du simple trait (que l’on pense simplement à « zone tropicale » ou à « zone de turbulences »), dans le vocabulaire militaire elle désigne au contraire un espace au périmètre précis : celui qu’il faut contrôler (« contrôle de zone ») ou celui très spécifique dans lequel s’exécute la mission (« zone de contrôle », « zone d’action », « zone de déploiement »).

Cette différence minime mise à part, ce mot neutre, qui n’a dans tous les cas d’identité qu’associé à un qualifiant, apparaît donc de prime abord d’une navrante banalité ; il semble appartenir à l’écrasante catégorie de ces mots fourre-tout qui, par ignorance ou flemme des locuteurs, polluent la langue française de désignations imprécises. Et pourtant, à suivre un parcours sémantique où s’éclairent mutuellement les significations par un jeu de correspondances entre un sens originel d’« espace en marge » et un sens figuré de « monde marginal », se dégagent en creux les caractéristiques propres d’un territoire original. Or cette topologie est pour le militaire essentielle à la compréhension d’une mission qui, elle aussi, n’appartenant ni au domaine des « missions offensives » ni à celui des missions « défensives », s’inscrit dans un inconfortable « entre deux » qui suppose – contrairement à ce que d’aucuns peuvent imaginer a priori – finesse d’analyse et intelligence de situation. Oser qualifier de façon positive le mot « zone » à partir d’acceptions qui pourraient paraître éloignées, c’est offrir la possibilité au tacticien de réussir sa mission en passant du « contrôle de zone » au « contrôle d’une zone », ce dernier mot étant non plus entendu dans un sens générique par simple effet de contraste (le découpage quantitatif d’une portion de territoire), mais dans le sens signifiant, qualitatif, d’un espace intermédiaire, résolument instable et dynamique.

  • Un monde en marge

« À la fin tu es las de ce monde ancien1. »

Contre toute attente, partons d’abord du sens figuré, a priori d’autant plus éloigné de la science militaire qu’il est directement le produit de l’art poétique. De l’expression « c’est la zone » au nominatif « zonard », en passant par le verbe « zoner », nombreux sont les dérivés dépréciatifs dont l’usage, bien qu’aujourd’hui détrôné par un vocabulaire construit à partir d’un mélange de « verlan » ou de « rap », a connu ses heures de gloire en particulier dans les années 1980 et 1990. La zone désigne alors un espace en désordre – désordre pouvant aller jusqu’au non-droit – dans lequel vivent des marginaux dont la principale activité – « zoner » – se résume à errer sans objectif défini, dans une forme de voyage replié sur lui-même n’ayant d’autre raison que de permettre à l’individu sans racine de demeurer en éternel transit.

Apollinaire forge cette signification dérivée dans un célèbre poème au titre éponyme, écrit en dernier dans la série qui compose Alcools mais placé en tête de tous les autres dans le recueil, comme pour emblématiquement les encadrer de sa signification. Le livre, en tant qu’objet physique, offre ainsi l’ouverture sur un monde en soi et garantit, par sa couverture cartonnée, les limites d’une zone d’élucubrations poétiques où la dynamique de transition est par l’artiste objet de tous les traitements. Poète du déracinement, celui qui éprouvera toujours le profond malaise de ne pas se sentir naturellement d’ici, et encore moins d’ailleurs du fait de ses origines étrangères (et pour certains douteuses)2, se polarise sur « l’entre deux mondes », au sens propre – d’où la figure des gares comme lieux de passage ou celle, répétée, des saltimbanques comme gens du voyage – et au sens figuré en chantant notamment le « mal aimé », expression douloureuse d’un amour à mi-chemin, meurtri par l’absence de réciproque.

Dans « Zone », qui se veut poème sans pour autant en respecter la forme classique, notamment du point de vue de la versification (encore un entre-deux !), Apollinaire décrit un monde en mutation qu’il exemplifie à partir d’une portion très particulière de territoire : l’espace anciennement dédié à la défense de la ville de Paris sur lequel sera plus tard édifié le boulevard périphérique ; à mesure que cette zone se libère de ses bouts de murs et d’édifices militaires, elle se peuple de marginaux et se couvre de constructions aussi illégales que misérables. S’échafaude alors un monde de « sans-abri » ou d’abris précaires, de « sans domicile fixe » ou sdf dirait-on aujourd’hui, qui se trouve doublement en marge, géographiquement et physiquement.

La zone, comme portion d’espace physiquement neutre, devient « la zone », un monde moralement négativement connoté. Entre intra et extra-muros, elle se crée sa propre identité, certes péjorative, en devenant ainsi un monde en soi ; elle reste néanmoins fabriquée, comme toute frontière, de fermetures et d’ouvertures, pour demeurer à la fois un espace qui ressemble mais qui se distingue, un lieu de transgressions mais également celui où s’élaborent des règles propres, parallèles (la loi des « bandes »). Dans ce territoire s’instaurent des dynamiques nouvelles au prix d’une certaine instabilité et faute d’un contrôle suffisant ; mais dans l’esprit du poète, cette instabilité d’un monde de transition est aussi l’expression d’un monde qui est en mutation, donc qui offre l’espoir de changements. Au-delà du sens très péjoratif aujourd’hui pris par l’expression « c’est la zone », il y a dans cette acception figurée, telle que l’entendait le poète, tout autant de pessimisme que d’optimisme, de mise en danger du monde ancien que de promesses d’un monde à venir. Dernière remarque enfin, où sens figuré et sens propre se rejoignent, Apollinaire ne choisit pas d’utiliser le mot au hasard mais reprend avec ses contemporains celui couramment utilisé à l’époque pour désigner le glacis militaire qui entoure la ville, un mot directement tiré du grec zona, ceinture.

  • Un espace aux marges

Car, à revenir au sens propre du mot « zone », d’aucuns peuvent constater que la signification première est beaucoup plus précise que ce que le vague de l’usage actuel pourrait laisser entendre. Zona, c’est d’abord, aussi et surtout, la ceinture, le cordon qui sécurise les approches de la ville grecque ; cet espace protecteur qui sépare de l’Autre, qui peut permettre de le voir arriver et, le cas échéant, de l’arrêter avant qu’il ne puisse trop s’approcher. Par extension de la ville à l’empire, et dans l’esprit du limes à la romaine, la zona se fait frontière, bordure à la fois membrane d’échanges avec l’extérieur et de protection contre l’agresseur.

Dans cette acception première, autant « zone » que « frontière » (dérivé évident de « front », « ligne de front ») font référence à l’art militaire pour désigner les « marches » ou marges de l’espace national. Il y a presque dans la description du potentiel tactique de la « zone » comme tampon protecteur une perception dynamique de sa capacité à absorber l’énergie cinétique de l’agresseur ; dans le cadre d’une mission de défense, elle est le lieu où l’on échange son espace contre le temps de l’adversaire jusqu’à ce que ce dernier n’ait plus aucune vitesse (qui comme chacun sait est une fonction du temps). Cette fonction de frein dynamique – qui suppose quand même que le territoire soit défendu – permet de mieux comprendre pourquoi il lui faut disposer d’une certaine épaisseur. Cette épaisseur est d’autant plus importante que la bordure au contact de l’extérieur est « chaude » ; point de contact entre deux forces contraires, elle se fait front pour ne (re) devenir frontière qu’une fois redevenue « bordure froide », davantage membrane d’échanges que cuirasse de protection.

Ainsi, avant d’être une mission particulièrement mise à la mode par les opérations dites de stabilisation ou d’interposition dans lesquelles les notions d’offensive et de défensive perdaient leur sens en l’absence d’une ligne claire de confrontation séparant amis et ennemis, la zone était d’abord un espace polarisé par l’existence d’une bordure frontale. Dans la terminologie de l’affrontement linéaire classique, elle est la zone arrière du front nervurée d’axes de communications dites « pénétrantes » lorsqu’ils vont vers la ligne de contact et « rocades » quand ils lui sont parallèles. Ce système sanguin aux couleurs rouge (rocade) et verte (pénétrante), bien connu des tacticiens, est ce qui détermine, avec l’analyse des points clefs du terrain, la mise en œuvre d’un dispositif de contrôle de cette zone arrière du front, un dispositif de « contrôle de zone ». La zone se trouve alors être en quelque sorte un espace « polarisé », un champ magnétique dont toutes les particules sont orientées vers le front.

Avec la perte de repères provoquée par la (quasi) disparition d’affrontements classiques entre armées constituées se faisant front sur un champ de bataille, disparaît également la polarité de la « zone », et avec cette évolution le lien étroit qui reliait le mot à ceux de « frontière » et de « front ». Dans les missions nouvelles, qu’elles soient dites « asymétriques » ou « non linéaires », la zone à contrôler est désorientée :

  • l’ennemi recherchant localement le rapport de force pour percer ou enfoncer le front est remplacé par un adversaire qui s’infiltre de tous côtés, cherchant à compenser un rapport de force qui lui est défavorable par l’exploitation de toute faille. La désorientation est par conséquent d’abord physique : de polarisée, la mission de contrôle devient omnidirectionnelle ;
  • l’arène où s’affrontaient les gladiateurs est désertée pour les gradins où s’accumule la foule des curieux. La zone à contrôler se trouve désormais être au milieu d’une population qui ne peut être négligée et se trouve bien souvent être autant l’enjeu que la clef de sortie de crise. La désorientation est donc également culturelle puisque, pour avoir quelque chance de succès, la mission de contrôle ne pourra se limiter à définir des effets tactiques à obtenir mais devra intégrer la complexité (au sens étymologique de « tisser ensemble ») sociale, économique et politique dans l’élaboration d’un véritable plan de campagne.

D’espace aux marges, de la ceinture à la frontière, en passant par le front, la « zone » se trouve également d’abord projetée aux marges de l’art de la guerre, pour en être un intermédiaire sinon une périphérie. Pour autant, en réussir aujourd’hui le contrôle implique au contraire de s’élever au-dessus de la traditionnelle dialectique offensive-défensive, pour intégrer des dimensions si vastes (sociale, économique, politique) que le recours à la force armée peut bien des fois ne plus avoir qu’une fonction strictement dissuasive quand il ne s’avère pas purement et simplement contre-productif.

  • Du contrôle de zone

Le thème de la « marge », au propre comme au figuré, apparaît finalement comme une solution intellectuellement intéressante pour penser la mission « contrôle de zone », dont la mise en œuvre aujourd’hui est d’autant plus répandue – au regard des opérations dites de sécurisation ou de stabilisation dans lesquelles l’armée de terre est engagée – que sa difficulté est paradoxalement très souvent sous-estimée. En effet, quel jeune fantassin en formation initiale n’a pas espéré « tomber » sur une mission dite de « sûreté », dont les effets réels sont difficiles à évaluer par l’examinateur, plutôt que sur l’application des sacro-saints canons attendus des missions offensives et défensives. S’en dégage bien souvent l’idée fausse, mais rapidement corrigée à l’épreuve du premier engagement en opération, que le « contrôle de zone » n’aurait pas acquis ses lettres de noblesse dans l’art de la guerre pour n’en demeurer finalement… qu’à la marge. Pour s’en convaincre, il suffit de plonger dans Tactique théorique, l’opus du général Yakovleff – remarquable au demeurant – pour constater que des six cent cinquante pages de texte d’une rare densité, l’auteur n’en consacre qu’une et demie au sujet, traité en toute fin de travail comme rajouté avant l’exorde finale, avec l’idée probable de s’obliger à être exhaustif en dépit du peu d’intérêt3.

Or, à la lumière des significations du mot « zone », sans doute est-il possible de redonner du sens à cette mission aujourd’hui centrale qui plutôt qu’en marge de l’offensive et de la défensive les combine subtilement dans la mise en œuvre de ses procédés d’application. Sans doute est-il en effet possible d’établir pour cela des correspondances permettant d’envisager le terme non plus dans sa dimension simplement quantitative de « portion de territoire », mais en lui attribuant une valeur qualitative qui ferait sens pour le tacticien. Le terme n’aurait alors plus la navrante neutralité qu’on lui attribue couramment, mais se chargerait d’une signification propre, à partir de laquelle réfléchir l’exécution de la mission.

Première correspondance à faire avec le sens figuré péjoratif, la zone à contrôler est par nature un espace en désordre ou susceptible de le devenir. C’est tout l’enjeu de la présence amie en armes dans un espace jugé intermédiaire, pour être, certes dans des proportions variables, jugé maîtrisé sans pour autant que puisse être totalement négligée la menace que fait peser l’adversaire. Ce dernier, comparable jusqu’à un certain point au « zonard » dans sa relation aux forces de l’ordre, se trouve contraint d’adopter des procédés lui permettant de compenser un rapport de force qui lui est globalement défavorable : mouvements constants, utilisation de la population (protection et accès aux ressources), clandestinité, actions ponctuelles principalement sur les points jugés les plus faibles du dispositif « ami »…

Seconde correspondance, en lien avec l’idée de frontière, la zone à contrôler est un espace dynamique en équilibre instable où doivent se gérer fermetures et ouvertures. La mission dite de « sûreté », qui consiste à se déployer pour interdire à l’ennemi toute liberté de circulation, ne suppose pas un verrouillage complet de l’espace : impossible (trop peu de forces) ou inutile (peu ou pas d’adversaire), mais toujours contre-productif (au regard de la nécessité de laisser circuler la population). La mission est par conséquent complexe, supposant de construire un « espace intelligent » capable de s’ouvrir et de se fermer à discrétion, en disposant à la fois de la capacité de surveillance en tous points et de la capacité d’intervention en un point précis. Elle implique d’articuler et d’équilibrer finement la part des ressources déployées en surveillance (volet défensif) de celles dédiées à la réserve d’urgence (volet défensif).

Assez naturellement, eu égard aux retours d’expérience acquis lors des opérations extérieures récentes, notamment en Afghanistan, s’est développée l’idée que la technologie pouvait participer encore davantage à la réalisation de cette mission, qu’il s’agisse du volet surveillance ou du volet interception4. En effet, dans le premier cas, les caméras, drones et ballons d’observation sont autant d’atouts pour maintenir le contrôle dans la durée ; dans le second cas, d’aucuns imaginent des robots capables d’intervenir pour détecter des engins explosifs ou effectuer des reconnaissances dans des zones à risque, contribuant ainsi à la préservation de la vie humaine. Cette robotisation du champ de bataille aurait en effet, du point de vue de ses zélateurs, les avantages évidents d’accroître la sécurité des « opérateurs », de démultiplier les capacités humaines (distances d’observation, vision de nuit, transmission) et d’élargir le champ espace-temps en assumant notamment la permanence de tâches fastidieuses, pénibles ou répétitives.

Pour autant, sans négliger l’apport substantiel de la technologie au contrôle de zone, les développements qui précèdent permettent aussi d’en souligner les limites : le contrôle de zone est un système réactif, vivant, qui s’adapte à l’adversaire, et jamais un système figé du type « ligne Maginot » ou forteresse « Massada ». Plus généralement, désormais associé aux opérations conduites au milieu de la population et non plus sur un champ de bataille où s’affronteraient, seuls, des professionnels du combat, il est par excellence une mission qui suppose de créer un espace intelligent. Instable parce qu’« en désordre », dynamique parce qu’espace de fermetures autant que d’ouvertures, la zone est un territoire où doivent s’appliquer avec finesse flexibilité et réversibilité. Non pas que la technologie y soit inopérante, bien au contraire, mais dans le tissage (complexus) fin à opérer entre hommes et machines, l’intelligence des premiers ne doit pas être sacrifiée à l’efficacité mécanique des secondes. Sans doute qu’en chargeant d’affect la signification du mot « zone » pour en faire un espace aux caractéristiques spécifiques, il sera possible d’envisager son contrôle dans une dimension non exclusivement mécaniste, à la condition d’accepter un tissage improbable : un hybride de vie et de technologie, d’une certaine manière, accepter Apollinaire et les robots. Contre toute apparence, rien d’ailleurs de moins étranger au poète que de mêler, en « zone », ancien et nouveau, homme et machine, vie et mécanisme : « Bergère ô tour Eiffel le troupeau des ponts bêle ce matin », « des troupeaux d’autobus mugissants près de toi roulent », « Et tous aigle phénix et pihis de la Chine, fraternisent avec la volante machine »5.

1 Guillaume Apollinaire, « Zone », Alcools, Paris, Gallimard, 2001, p. 7.

2 Fils d’Angélique de Kosrowitzky, « la belle aventurière » polonaise, et d’un officier italien qui disparaît de sa vie alors qu’il n’a que 5 ans, Guillaume Apollinaire, qui laissait courir le bruit que son oncle ecclésiastique était en réalité son père naturel, s’est toujours trouvé à la recherche d’une identité. Sa fierté d’être français et le besoin sans cesse éprouvé d’en démontrer la réalité l’ont conduit à s’engager dans l’armée française alors même qu’il n’était pas appelé sous les drapeaux.

3 Michel Yakovleff, Tactique théorique, Paris, Economica, 2006, p. 606.

4 Colloque à l’École militaire sur la robotisation du champ de bataille. Intervention du lieutenant-colonel Pierre en ligne sur : dailymotion.com/video/xxyusb_12-lcl-herve-pierre-frontieres-technologies-11-juin-2012_news

5 Guillaume Apollinaire, « Zone », Alcools, Paris, Gallimard, 2001, pp. 7 et 10.

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