Le maintien de l’ordre public fait partie des missions de l’armée au xixe siècle : celle-ci intervient lors des rébellions et des révoltes, puis lors des grandes grèves ouvrières et des manifestations viticoles au tournant du siècle. À la Belle Époque, les soldats sont également requis pour la mise en œuvre des lois laïques — lois contre les congrégations religieuses (1901 et 1904) puis de séparation des Églises et de l’État (1905). Or ces missions, qui touchent en particulier les catholiques, ne laissent pas indifférents les cadres de l’armée dont une majorité partage les convictions des fidèles. Elles posent ainsi le double problème de leur exécution et de leur répercussion. Les modes d’action pour l’application des lois laïques diffèrent-ils de ceux d’autres formes de maintien de l’ordre ? Par ailleurs, comment les militaires font-ils face à cette obligation qui peut heurter leurs convictions ? Une présentation des interventions de l’armée en 1902-1906, puis le cadre juridique de son action et, enfin, le regard critique porté sur sa mission seront les principaux jalons de cette histoire.
- De délicates missions de maintien de l’ordre
- L’expulsion des congrégations
La législation anti-congréganiste s’inscrit dans le processus de laïcisation engagé depuis les années 1880 et relancé après l’affaire Dreyfus. La loi du 1er juillet 1901 sur la liberté d’association impose aux congrégations de solliciter une autorisation légale. Toute fondation d’un établissement religieux est par ailleurs subordonnée à l’avis du Conseil d’État. Après la victoire électorale du Bloc des gauches en 1902, le président du Conseil Émile Combes interprète strictement cette loi et fait fermer trois mille établissements scolaires non autorisés. Quelques communautés refusent : leur départ manu militari à l’été 1902 donne lieu à des manifestations de fidèles, surtout dans l’Ouest, d’où la réquisition de la troupe. Le rejet des demandes d’autorisation de cinquante congrégations en 1903 entraîne à nouveau des troubles. Enfin, la loi du 7 juillet 1904 interdit l’enseignement aux congrégations, même à celles qui sont autorisées.
L’intervention de la troupe est coordonnée avec celle de la police ou de la gendarmerie, seules habilitées à procéder à des arrestations et à dresser des procès-verbaux. Elle est décidée par le préfet en fonction de renseignements sur l’état d’esprit de la population ou sur la détermination des religieux à résister. Des troubles dans une commune peuvent également faire craindre des réactions semblables aux alentours. Les forces de l’ordre reçoivent alors différents types de missions. La principale consiste à « prêter main-forte aux autorités légales » en vue de la « prise de possession » d’un couvent, à la suite d’une décision de justice ou du « rétablissement de scellés brisés »1. Cela implique de concourir à l’expulsion des religieux, dans la mesure où la force requise doit « appuyer », c’est-à-dire protéger et assister, l’administration dans cette opération. Il peut ainsi lui être demandé de dégager des issues bloquées. À Angers, en mai 1903, des sapeurs sont requis pour débarrasser un escalier « complètement encombré par des matériaux divers » lors de la fermeture du couvent des capucins2. Les militaires peuvent encore assurer la garde ponctuelle de personnes arrêtées.
Un second type de mission consiste à « prévenir ou dissiper les attroupements » aux abords des écoles et des couvents devant être fermés ou des tribunaux lors de manifestations de soutien aux religieux jugés. La dispersion de la foule, habituelle dans le maintien de l’ordre, renvoie à des modes d’action désormais rodés. Il s’agit d’évacuer les espaces proches du lieu des opérations et d’isoler l’établissement concerné par des barrages dans les rues avoisinantes et des cordons de protection devant ses différentes entrées. Il revient encore à l’armée de « faire le possible pour éviter les collisions entre les manifestants et les contre-manifestants »3 et d’accompagner les religieux expulsés. Des troupes nombreuses en armes représentent une force dissuasive efficace, à condition de n’être ni trop fractionnées ni tournées par des manifestants. L’infanterie tient le terrain, tandis que les unités à cheval assurent une défense mobile et constituent une réserve pour dégager le terrain et chasser les manifestants par d’éventuelles charges. Pour pallier le déficit en cavaliers, peu nombreux et très sollicités, il faut recourir à davantage de fantassins.
L’un de ces épisodes notables est l’expulsion de la Grande Chartreuse4. Le 26 mars 1903, la Chambre a rejeté l’autorisation sollicitée par les moines. Un ordre d’expulsion leur est notifié le 1er avril, mais les chartreux décident de mener une « résistance passive ». À partir du 20, des habitants des environs s’établissent autour de l’abbaye. Deux escadrons de dragons, deux compagnies d’infanterie et une douzaine de sapeurs rejoignent les gendarmes dans la nuit du 28 au 29. Les soldats tournent les barrages et écartent les manifestants de l’entrée de l’abbaye. Après les sommations d’usage, la porte est forcée. Un juge tente de faire valoir que, parmi les soldats, il en est « dont les convictions vont être douloureusement froissées par l’acte » que la résistance des moines les force à « accomplir ». Mais les religieux rétorquent que la responsabilité de ces cas de conscience « retombe sur ceux qui ordonnent les violences et non sur ceux qui les subissent ». Les gendarmes finissent par enlever les chartreux assis dans leurs stalles et par les transférer vers l’hôtellerie. Les soldats forment une haie de protection sur leur parcours, une scène immortalisée par une célèbre photographie.
Le maintien de l’ordre requiert du sang-froid de la part de la troupe. L’encadrement joue, de ce point de vue, un rôle très important. D’ailleurs, un détachement désigné pour le maintien de l’ordre doit en principe être commandé par un officier.
- L’armée dans les inventaires
La loi du 9 décembre 1905 sur la séparation des Églises et de l’État prévoit entre autres le transfert des biens ecclésiastiques à des associations cultuelles, ce qui nécessite leur « inventaire descriptif et estimatif ». Or une instruction d’application prévoit que les agents chargés de celui-ci demandent aux prêtres « l’ouverture des tabernacles » quand ils sont fermés. Cela suscite la colère des fidèles qui y voient un sacrilège, une profanation et l’annonce d’une spoliation rappelant la Révolution.
Si les inventaires s’effectuent calmement dans beaucoup d’endroits, ils s’accompagnent de troubles dans quelques régions rurales et catholiques, souvent périphériques, comme la Bretagne, la Flandre ou le sud du Massif central. La mort d’un homme le 6 mars 1906, lors d’un inventaire à Boeschèpe (Nord), entraîne la chute du gouvernement puis la suspension des opérations jusqu’en novembre. L’armée est encore requise à la fin de l’année pour des expulsions de séminaires et d’évêchés, car les catholiques ont refusé le système des associations cultuelles permettant de gérer ces établissements.
Les effectifs engagés sont parfois plus importants que lors des expulsions de congrégations, notamment en ville. Un millier de fantassins et une centaine de cavaliers sont requis pour les six églises de Roubaix. En revanche, une section d’infanterie renforcée et des gendarmes suffisent souvent pour l’inventaire des églises rurales. Surestimant les risques de débordements, les préfets préfèrent des forces nombreuses. Toutefois, il est des cas où, comme en Haute-Loire, « la présence des troupes ne fait qu’exalter […] la résistance » des populations5. Le ministère de l’Intérieur préconise donc d’opérer à l’improviste quand c’est possible.
Les unités requises viennent des garnisons des environs, sauf quand les effectifs demandés dépassent les possibilités locales ou quand les troupes de la région sont indisponibles. Le 86e ri se trouve dans « l’impossibilité […] de satisfaire à toutes les demandes » pour les inventaires en Haute-Loire : sa garnison du Puy doit être renforcée « temporairement »6. L’acheminement des troupes se fait parfois par voie ferrée pour gagner du temps, épargner la fatigue des soldats, éviter la réquisition d’hébergements et permettre une concentration rapide des troupes pour une action par surprise. En revanche, de longs déplacements à pied s’imposent dans les espaces montagneux mal reliés par le chemin de fer. Certains déploiements s’apparentent à de véritables manœuvres. Pour la reprise des inventaires en Haute-Loire, en novembre 1906, quatre colonnes mobiles sont constituées, chacune autour d’un bataillon d’infanterie, d’un peloton de cavalerie et de brigades de gendarmerie. Opérant « simultanément » dans les arrondissements du Puy et d’Yssingeaux, « en allant de commune en commune », elles impressionnent les habitants et garantissent la réalisation rapide des inventaires7. Ce système s’inspire des procédés tactiques initiés par Bugeaud lors de la conquête de l’Algérie pour contrôler le territoire.
Le maintien de l’ordre lors des inventaires consiste classiquement à isoler les édifices, à repousser la foule et à disperser les attroupements. Mais le concours des militaires est également sollicité pour forcer les portes des églises quand le curé refuse de les ouvrir ou quand elles sont barricadées, d’où parfois des affrontements avec les manifestants retranchés. Les unités requises comportent donc des sapeurs ou des soldats artisans. L’intervention s’apparente à une opération de « siège », une expression utilisée par les témoins. Au Portel (Pas-de-Calais), sont adoptées les « mêmes mesures que celles qui furent prises à l’égard de fort Chabrol », c’est-à-dire « cerner » l’édifice, « opérer le blocus » puis faire « alternativement investissement [de l’] église et [du] presbytère attenant »8. Enfin, en cas de nécessité, les fantassins peuvent pénétrer dans les églises « pour y assurer l’ordre s’ils en sont requis »9. Mais une telle mission, qui implique de porter atteinte à l’édifice religieux, et donc de commettre un sacrilège pour les catholiques, entraîne quelques refus d’obéissance.
- Le cadre juridique de la réquisition des troupes
La suprématie de l’autorité civile sur le militaire fonde la réquisition de la force armée contre les attroupements, dont les principales dispositions sont définies par les lois des 10 juillet et 26 juillet-3 août 1791, que précisent de nombreux textes ultérieurs. Une nouvelle instruction réunissant les règles en vigueur est promulguée le 24 juin 1903 par le ministère de la Guerre10. Les officiers doivent en emporter un exemplaire avec eux quand ils participent au maintien de l’ordre. Cette instruction est aussi complémentaire du décret du 20 mai 1903 sur l’organisation de la gendarmerie.
Elle rappelle le principe de la territorialité de la réquisition des troupes, insiste sur la nécessaire concertation préalable entre l’autorité civile requérante et l’autorité militaire requise, recense les responsables civils habilités à réclamer le concours de la force armée. Il revient aux autorités civiles d’« expliquer et [de] détailler clairement » l’objet de la réquisition, sans spécifier, autrement que par une « simple appréciation », la nature et le volume des troupes à employer. Au militaire « appartiennent le choix et l’exécution des mesures », ainsi que le commandement effectif de la force publique. Il est donc responsable de l’exécution, dans la mesure de ses moyens, de toute réquisition qui lui est soumise, sans la juger, à condition qu’elle soit « légalement formulée ». L’usage des armes n’est permis que « si des violences ou des voies de fait » sont exercées contre les troupes, ou si celles-ci ne peuvent « défendre autrement le terrain qu’[elles] occuperaient ou les postes dont [elles] seraient chargées ». Sinon, il doit être autorisé par un officier civil et précédé de sommations. L’instruction donne enfin quelques orientations sur la nature des troupes à faire intervenir en fonction des missions, sur les précautions à prendre pour éviter « tout contact des troupes avec la population »...
Toutefois, comme son application donne lieu « ici à des incidents, là à des interprétations et à des pratiques erronées », une circulaire ministérielle du 15 janvier 1905 rappelle les principes et les procédures. La crise des inventaires, étant donné le grand nombre, la faible ampleur parfois et la dispersion géographique des interventions, entraîne aussi quelques allégements de ces consignes plus adaptées à la répression de grandes grèves. Le préfet du Nord demande ainsi que les commissaires de police puissent adresser directement aux chefs des détachements qui les accompagnent, au lieu que ce soit à leurs supérieurs hiérarchiques, des réquisitions pour l’exécution des opérations11.
Les contestations concernent surtout les inventaires. À Hazebrouck (Nord), le général commandant la subdivision rédige, à partir de la réquisition préfectorale, un ordre militaire pour le capitaine chargé des opérations. Mais il omet d’en reprendre la phrase demandant de « vaincre les résistances qui seraient opposées » à l’exécution de ces inventaires. Se retranchant derrière les consignes de son général et ignorant délibérément le texte de la réquisition, qu’il a pourtant avec lui, le chef du détachement déclare au sous-préfet se limiter à la seule mission de maintien de l’ordre public12. Des officiers sont tentés de discuter le libellé des ordres reçus à défaut de leur contenu, la lettre plutôt que l’esprit.
Les réquisitions suscitent des débats juridiques sur les responsabilités du militaire requis et celles du fonctionnaire civil requérant, en particulier à propos de la nature des ordres donnés aux officiers : ces derniers doivent-ils uniquement exécuter les ordres militaires reçus de leur hiérarchie ou bien appliquer des réquisitions civiles transmises seulement à leur supérieur13 ? Les discussions s’étendent également aux rôles respectifs des officiers et de l’autorité civile. Lors de l’évacuation du couvent des prémontrés de Nantes le 1er mai 1903, un commissaire de police adresse verbalement à un lieutenant de cavalerie des instructions que l’officier refuse d’appliquer, au motif qu’il ne peut obéir directement à l’autorité civile14. De telles controverses expliquent la circulaire ministérielle du 20 mars 1906 qui transforme notamment les réquisitions civiles en ordres militaires.
En même temps, « la réitération des consignes de prudence » dans le cadre du maintien de l’ordre confirme la « méfiance » et la « répugnance » des militaires15. Il s’agit d’éviter de trop compromettre l’armée dans les conflits avec la population, de maîtriser l’escalade de la violence, voire de prévenir des cas de conscience chez certains cadres.
- Un regard critique sur le maintien de l’ordre
Le maintien de l’ordre soulève des réticences dans l’armée. Il immobilise des effectifs importants — huit mille hommes et un millier de gendarmes dans le Nord et le Pas-de-Calais lors de la grève des mineurs de 1902 —, au détriment de leur instruction militaire. Or, à partir de 1905, le service de deux ans réduit le temps consacré à l’entraînement. Ces missions affectent aussi le moral des soldats qui, du fait du recrutement régional, sont proches des manifestants qu’ils doivent affronter. Elles risquent en outre d’accroître l’antimilitarisme des populations confrontées à la répression. Elles sont encore, pour les officiers, une « corvée » sans gloire qui les détourne de leur métier. Un lieutenant d’infanterie « passe aux grèves en moyenne un mois chaque année », mais dans la cavalerie, c’est « deux ou trois mois au minimum »16. Or l’armée n’est ni instruite ni équipée pour le maintien de l’ordre. Les cadres finissent pourtant par acquérir de l’expérience en la matière, à la différence des conscrits.
Les troupes requises pour les inventaires font en général preuve de tenue et de discipline. Le préfet de Vendée loue ainsi le concours de « l’autorité militaire », le chef de corps du 93e RI, dont les « officiers […] ont tous eu une excellente attitude. Quant aux soldats, ces manœuvres d’un nouveau genre les amusaient beaucoup » car il y avait « de nombreux cris de “Vive l’armée” sur leur passage ». Néanmoins, des signes attestent aussi un manque de bonne volonté de certains cadres. Le sous-préfet d’Hazebrouck se plaint que, « presque partout dans [son] arrondissement, les troupes de cavalerie […] n’ont coopéré que très mollement au service d’ordre ». Cependant, le manque de faits précis venant étayer ses assertions amène l’état-major du 1er corps d’armée à diligenter une enquête17. Des indices laissent penser que des militaires du rang, notamment parmi les catholiques, éprouvent de la gêne et de la tristesse à devoir expulser des congréganistes ou participer à des inventaires. Un témoignage cité par Lyautey évoque « des soldats [qui] pleuraient » lorsque la porte d’une église a été enfoncée18. Il met ainsi en contraste les larmes, signe de fragilité, et la force, qu’évoque l’image traditionnelle du soldat. Toutefois, la rareté de tels témoignages invite à la prudence : l’indifférence domine probablement parmi la troupe. À l’inverse, malgré la prégnance d’un anticléricalisme populaire chez certains soldats, ces derniers ne semblent pas adhérer aux mesures en cours.
Les réticences des chefs militaires à envisager l’emploi de la force armée traduisent une opposition larvée. Le général Brugère, le républicain chef d’état-major général, estime que l’expulsion des religieuses est une « bêtise » qui finira « par perdre la République » car « on ne pardonnera jamais en France à un gouvernement de s’attaquer aux femmes ». Devant l’envoi de mille huit cents hommes contre les frères de Ploërmel, il s’interroge aussi : « Où nous conduit-on avec ces mesures ? » Lors des inventaires, il estime qu’on « ne devrait pas donner à la troupe la mission de forcer les portes des églises », car « c’est l’affaire des ouvriers », mais il condamne bien sûr les désobéissances d’officiers19.
Ces derniers sont partagés entre le devoir et la conscience, entre l’obligation d’exécuter les ordres et la fidélité à leurs convictions. Toutefois, la plupart d’entre eux assurent leurs missions sans protester. L’esprit de discipline, le loyalisme et le légalisme expliquent leur attitude, mais celle-ci se fonde aussi sur la tradition chrétienne de l’obéissance à l’autorité. Pour le colonel d’Amade, chargé de l’expulsion du petit séminaire de Beaupréau en janvier 1907, « si désagréable qu’ait été le devoir, c’était le devoir et chacun l’a rempli »20. Malgré leur écho médiatique, la relative rareté des refus d’obéissance et des démissions — quelques dizaines — ne fait pas douter le gouvernement de la loyauté des officiers, mais elle lui fait réaliser les limites de ce qui peut être exigé de l’armée en matière de maintien de l’ordre, alors que les militaires sont déjà remontés contre l’affaire des fiches21.
En même temps, le commandement évite que les recrues chargées du maintien de l’ordre affrontent des proches. En octobre 1902, des chefs de corps laissent à la caserne les soldats « pouvant avoir des attaches dans le pays » où allaient être réprimées des grèves de mineurs. Certains écartent aussi les séminaristes des opérations contre les religieux, comme en juillet 1902 dans le Finistère22. Une circulaire ministérielle du 6 avril 1906 prescrit de ne pas envoyer « dans une paroisse les hommes qui en [sont] originaires » en vue des derniers inventaires23. Cette disposition liée au recrutement régional rencontre toutefois des difficultés d’application. Au 3e régiment du génie, le manque de sapeurs « non originaires des régions dans lesquelles ils doivent opérer nécessite leur remplacement par des gradés »24. En novembre 1906, le ministère décide même que les formations destinées aux inventaires éviteront de comprendre « des officiers ayant des attaches de famille » dans les secteurs d’intervention25. Pour l’hebdomadaire républicain Armée et démocratie, c’est « une déplorable reculade. On parle bien du loyalisme des officiers, mais on n’ose pas le mettre à l’épreuve ». En outre, dans certains régiments, « on a évité de désigner » des cadres « réactionnaires » pour les inventaires, dont « on a chargé […] les petits camarades républicains »26.
À la Belle Époque, le recours à l’armée symbolise la détermination du gouvernement radical à mener jusqu’au bout sa politique laïque. L’intervention parfois décisive de la troupe se fonde sur les procédures du maintien de l’ordre déjà appliquées en cas de grèves. Mais le contexte surtout rural des opérations, notamment pour les inventaires, implique une dispersion des efforts et une multiplication des risques de heurts. Pourtant, l’image de l’armée n’en est guère écornée auprès des populations catholiques dont les meneurs lui sont généralement acquis. Pour nombre de militaires, même parmi les plus républicains, cette « besogne » suscite néanmoins un malaise, mais la plupart obtempèrent. Le gouvernement peut ainsi mesurer leur loyalisme, quoiqu’il n’entrât pas dans son intention initiale de les mettre ainsi à l’épreuve. Toutefois, quelques rares démissions et refus d’obéissance montrent que des officiers sont aussi prêts à remettre en cause l’obéissance passive et absolue que d’aucuns considèrent comme inhérente au fonctionnement de l’armée. L’engagement croissant de celle-ci dans les conflits sociaux au début du siècle ne contribue pas à apaiser les esprits. Ses chefs n’entendent pas la voir confinée au maintien de l’ordre intérieur, même si certains modes d’action sont transposés des opérations coloniales. En 1921, la création de pelotons mobiles de gendarmerie libère l’armée de ces missions, qui ont longtemps pesé dans sa mémoire.
1 Edgar Egnell, Rôles et Images de la gendarmerie dans le cadre de la politique anticléricale d’Émile Combes (1902-1904), maîtrise, Paris-IV, 2001, p. 45.
2 Service historique de la Défense-Guerre (shd-gr), mr 2172, rapport du capitaine Granmasson, 13 mai 1904.
3 Id., le capitaine Leps au commandant la place d’Angers, 23 avril 1903.
4 Id., compte rendu du gouverneur militaire de Lyon, sans date. René Bourgeois, L’Expulsion des Chartreux. 29 avril 1903, Presses universitaires de Grenoble, 2000, pp. 94-111.
5 Archives nationales, F7 12 402, le préfet de la Haute-Loire au ministre de l’Intérieur, 2 mars 1906.
6 Archives nationales, F7 12 399 A, le ministre de la Guerre au commandant du 13e ca, 5 mars 1906.
7 Auguste Rivet, « Les inventaires en Haute-Loire (1906) », Cahiers d’histoire, t.XI-3, 1966, pp. 285-307.
8 Archives nationales, F7 12 404, télégrammes du préfet du Pas-de-Calais, 16 et 18 février 1906.
9 shd-gr, 2I 335, le général Chomer (2e division) aux chefs de détachement en Flandre, 7 mars 1906.
10 Journal officiel, 19 juillet 1903, pp. 4615-4617.
11 shd-gr, 2I 335, le préfet du Nord au général Lebon, commandant le 1er ca, 28 février 1906.
12 Id., le général Chomer au général Lebon, 7 mars 1906.
13 G. Mondon, L’Armée et le Maintien de l’ordre public. Règles relatives à l’intervention des forces militaires dans l’accomplissement des mesures de police, Paris, A. Michalon, 1907, pp. 61-62.
14 shd-gr, mr 2172, note de la Direction du contentieux et de la justice militaire, 14 mai 1903.
15 Ibid.
16 Jean d’Épée, L’Officier français. La situation sociale dans la nation et dans l’armée, Paris, Henri Charles-Lavauzelle, 1908, p. 81.
17 shd-gr, 2I 335, le général Lebon au commandant de la 1re brigade de cavalerie, 22 mars 1906. Rapport du général Andry (4e brigade), 26 mars.
18 Lyautey au ministre de la Guerre, 5 mars 1906, cité dans 1905, la séparation des Églises et de l’État. Les textes fondateurs, présentés par Yves Bruley, Paris, Perrin, « Tempus », 2004, p. 392.
19 shd-gr, 1 K 160, carton 3, agendas du général Brugère, 23 juillet 1902, 13 février 1904 et 24 février 1906.
20 Cité par L. Gallard, « 19 janvier 1907, le siège du collège de Beaupréau », Bulletin de l’association amicale des anciens élèves du petit séminaire de Beaupréau, janvier 1967, n° 110, p. 30.
21 Surveillance des opinions religieuses et politiques des officiers organisée par le général André et influençant leur avancement (1900-1904).
22 shd-gr, mr 2172, le général Coupillaud (44e brigade) au commandant du 11e ca, 28 juillet 1902.
23 Mondon, op. cit., p. 119.
24 shd-gr, 2I 335, le lieutenant-colonel Hirschauer au général Chomer, 19 novembre 1906.
25 Id., le ministre de la Guerre au commandant du 1er ca, 16 novembre 1906.
26 Armée et Démocratie, 1er décembre 1906.