Le 28 juillet 1911, le général Joffre est nommé chef d’état-major général de l’armée. Sa promotion, le désignant de facto comme généralissime en cas de guerre, fait suite à d’importantes discussions sur l’organisation du haut commandement, notamment au Parlement et dans la presse, où se mêlent les enjeux politiques et militaires. Ce ne sont pas la personnalité et les compétences de Joffre qui sont en cause, mais la définition du périmètre de ses fonctions. Faut-il concentrer de grands pouvoirs au profit d’un seul chef, et donc garantir l’unité de commandement pour gagner en efficacité et en cohérence, ou bien les répartir entre plusieurs responsables afin de ne pas alourdir la charge du futur généralissime tout en lui évitant la tentation du césarisme qui préoccupe les républicains ? À ces questions s’ajoutent des considérations sur le type d’armée qui doit pouvoir être engagée dès l’ouverture des hostilités : doit-elle être fondée sur de nombreuses forces actives, dans l’esprit de l’armée de métier, ou sur d’importantes réserves, assimilées à la nation en armes ? La nomination de Joffre permet de régler ces questions en suspens depuis les débuts de la IIIe République, contribuant ainsi à stabiliser les rapports entre l’armée et la République à la veille de la Grande Guerre.
- La dyarchie du haut commandement à la Belle Époque
En 1888 et 1890, par deux décrets, Charles de Freycinet réorganise le haut commandement1. Ministre de la Guerre de 1888 à 1893, il est le premier civil à détenir cette fonction depuis la Révolution, à l’exception de Gambetta, dont il a d’ailleurs été le collaborateur à la Délégation de Tours en 1870-1871. Si la France s’était beaucoup inspirée du système prussien pour réorganiser son armée après la défaite de 1871, elle n’avait pas touché au commandement suprême, qui se trouvait alors dispersé entre plusieurs structures : le Conseil supérieur de la guerre, le chef d’état-major, le ministre de la Guerre et le président de la République, constitutionnellement chef des armées. Hantés par les souvenirs du 18 Brumaire ou du 2 décembre 1851 et par les craintes de pronunciamiento après la crise du 16 mai 1877, les républicains répugnaient à désigner un général en chef dont ils redoutaient qu’il puisse fomenter un coup d’État. Incarnant par son statut le pouvoir civil dont il s’agit d’assurer la prééminence sur le militaire dans un État de droit, Freycinet institue alors un système de commandement dual, qui vise sa rationalisation tout en prévenant les craintes de césarisme, qui entend combiner l’efficacité militaire et la défiance des parlementaires, et qui cherche à assurer la stabilité du sommet de l’armée en évitant qu’il soit trop soumis à la conjoncture politique. Un vice-président du Conseil supérieur de la guerre est désigné pour commander, en cas de guerre seulement, le groupe d’armées principal, celui du nord-est, appelé à être engagé sur le front face à l’Allemagne – d’où l’appellation, officieuse, de « généralissime » qui est accolée à sa fonction – ; un chef d’état-major général est chargé de préparer, dès le temps de paix, le recrutement, l’organisation et l’instruction des forces. Ainsi, le futur généralissime n’intervient pas dans la formation des unités qu’il aura à commander. S’il ne s’entend pas avec le chef d’état-major, cette dyarchie peut conduire à une dualité de doctrine et d’organisation.
Or, à la Belle Époque, les chefs d’état-major généraux successifs manquent d’envergure et restent soumis au ministre de la Guerre. En outre, une relative instabilité caractérise la vice-présidence du Conseil supérieur de la guerre, qui voit passer en treize ans (1898-1911) six titulaires, dont le général Brugère, resté en fonction de 1900 à 19062.
Depuis la fin du xixe siècle, la question de l’unité du commandement revient régulièrement en débat. La gauche y est traditionnellement hostile, d’autant que l’épisode du général Boulanger puis l’affaire Dreyfus relancent ses craintes de putsch militaire. La droite, en revanche, est culturellement plus attachée à un chef unique, qui correspond, notamment chez les monarchistes, au principe de centralisation.
- Les étapes de la réorganisation du haut commandement
La réorganisation du haut commandement est concomitante du « coup d’Agadir », marqué par l’envoi d’une canonnière allemande au large du Maroc le 1er juillet 1911, en réaction à l’occupation française de Fès. Toutefois, l’événement n’est ni la seule ni même la principale cause de cette réforme. Celle-ci, en effet, se déroule en deux étapes, l’une au Parlement en juin, l’autre entre le gouvernement et le commandement en juillet. Au Sénat, un débat s’ouvre à partir du 19 juin sur le « rôle du généralissime ». Après le décès accidentel de Maurice Berteaux le mois précédent, le général Goiran a été nommé ministre de la Guerre et il est, à ce titre, interrogé par les sénateurs sur ses conceptions relatives au commandement : soutient-il celle « qui ne donne au généralissime que le commandement d’un groupe d’armées », le plus important, ou souhaite-t-il qu’il dirige « l’ensemble des opérations »3 ? Goiran fluctue dans ses réponses, avant d’affirmer quatre jours plus tard, devant la Chambre cette fois, que « la coordination des opérations des divers théâtres appartient au ministre de la Guerre et au gouvernement »4, et non au seul généralissime. Sa position entraîne un débat qui s’achève par la mise en minorité du gouvernement : c’est l’un des rares cas où un ministère de la IIIe République chute à la suite d’une discussion sur l’organisation militaire, le consensus se faisant le plus souvent au sujet de « l’arche sainte ».
La seconde étape de la réorganisation du haut commandement s’ouvre alors. Dans le nouveau gouvernement, que Joseph Caillaux dirige à partir du 27 juin, le ministère de la Guerre est confié à Adolphe Messimy, un ancien officier breveté démissionnaire devenu député radical, rapporteur du budget de la Guerre en 1907 et 1908. Dès le 2 juillet, celui-ci reçoit le vice-président du Conseil supérieur de la guerre, le général Michel, en fonction depuis le mois de janvier 1911, qui lui fait l’effet d’un « pauvre homme, écrasé par la charge » ; il constate surtout que « son autorité sur ses collègues […] [est] fort diminuée ». Or le général, qui a des « amis politiques », refuse de démissionner malgré la demande du ministre.
Le 19 juillet, lors de la réunion du Conseil supérieur de la guerre, il soumet deux questions relatives à la création d’une artillerie lourde et à l’emploi des réserves, sujet de débats à la suite de la publication en 1910 de L’Armée nouvelle de Jean Jaurès : la gauche socialiste défend le principe de la nation armée et un système proche des milices, alors que la droite est partisane de l’armée d’active, notamment pour livrer les premières batailles d’un futur conflit. Soutenant l’amalgame de la réserve et de l’active, le général Michel est alors mis en minorité par les onze autres généraux du Conseil supérieur de la guerre, qui affirment néanmoins « s’affranchir de ces contingences » d’ordre politique5. Ce vote, en forme de désaveu, exprime l’opposition régnant au sommet de l’armée à l’encontre de Michel. Aussi, deux jours plus tard, le gouvernement décide de lui retirer sa lettre de commandement, tandis que Messimy orchestre probablement une campagne de presse contre l’intéressé6. Le Matin, organe auquel il avait collaboré, annonce ainsi que, « depuis longtemps déjà, le général Michel a, à tort ou à raison, perdu la confiance des autres membres du conseil supérieur de la guerre »7.
- Un nouveau chef, de nouvelles attributions
Pour trouver un successeur à Michel, le ministre consulte plusieurs chefs militaires. Il se tourne d’abord vers le général Gallieni, mais celui-ci décline la proposition au motif de sa proche limite d’âge, de sa participation à l’éviction de Michel et de son manque d’expérience métropolitaine. Selon le ministre, Caillaux aurait souhaité cette nomination, mais il n’y a pas de preuves d’une connexion entre les deux hommes8. Gallieni suggère cependant les noms de Pau et de Joffre, son ancien subordonné à Madagascar. Déjà pressenti en 1910, le premier est à nouveau sollicité, mais il met comme condition de son acceptation la possibilité de choisir les officiers généraux, ce que le gouvernement ne peut accepter car il s’agit d’une prérogative régalienne. Les convictions catholiques de Pau font peut-être aussi hésiter certains radicaux à envisager sa nomination. C’est seulement ensuite que Messimy fait appel à Joffre, pourtant non breveté de l’École supérieure de guerre, qui accepte après un court délai de réflexion. On peut ainsi se demander, avec son biographe Rémy Porte, s’il n’est pas arrivé à la tête de l’armée un peu « par hasard »9.
Né en 1852, polytechnicien, officier du génie, il a alterné les affectations en métropole et outre-mer, notamment en Afrique noire et à Madagascar. Après avoir commandé la 6e division à Paris, puis le 2e corps d’armée à Amiens, il est nommé en 1910 membre du Conseil supérieur de la guerre et directeur de l’arrière, ce qui lui confère, entre autres, la responsabilité des chemins de fer. Or, contrairement à de nombreux généraux, il croit en la manœuvre ferroviaire stratégique – ce qu’il réalise fin août 1914, en transférant de Lorraine vers la Picardie plusieurs divisions de la future 6e armée. Joffre apparaît donc comme un logisticien et un technicien, ce qui est « heureux », selon le président de la République Armand Fallières, car « la guerre […] est en effet devenue un art d’ingénieur »10.
L’organisation du Conseil supérieur de la guerre et de l’état-major de l’armée, ainsi que les attributions et l’intitulé de la fonction du nouveau promu font l’objet d’un décret pris le 28 juillet 1911 (jo du 29). La vice-présidence du Conseil supérieur de la guerre est supprimée – ce qui préserve l’amour-propre du général Michel. À sa place, l’un des membres de cet organisme reçoit le titre de chef d’état-major général, qui le fait désigner pour être le commandant en chef du groupe d’armées du Nord-Est à la mobilisation. Il reçoit une lettre de commandement renouvelable chaque année. Ce responsable conserve donc les prérogatives du temps de guerre de l’ancien vice-président, auxquelles s’ajoutent celles dévolues auparavant au chef d’état-major de l’armée – dont il hérite d’ailleurs en partie du titre. Dirigeant l’état-major, il assure ainsi la préparation de la guerre. Lui sont également rattachés l’École supérieure de guerre et le Centre des hautes études militaires créé l’année précédente, ce qui garantit l’unité doctrinale. Assisté du comité d’état-major, il est par ailleurs secondé par un chef d’état-major de l’armée. Le général Dubail, qui occupait cette fonction, la conserve momentanément, mais ses attributions sont réduites à la gestion des affaires courantes. À la mobilisation, il doit rejoindre le ministère de la Guerre.
La nomination de Joffre est actée par décret en date du 28 juillet 1911 (jo du 30). Le futur généralissime est invité à choisir le premier sous-chef d’état-major, qui deviendrait son proche collaborateur en temps de guerre comme major général. Il voudrait Foch, qui lui paraît être le meilleur, mais les préventions de Messimy à l’égard de celui-ci lui font renoncer à cette option. Après avoir hésité avec Lanrezac, il choisit Castelnau parce qu’il fut en 1910-1911 le major général du vice-président du Conseil supérieur de la guerre, le général Trémeau, et qu’il connaît donc le travail d’état-major et le plan d’opération. Certes, le « capucin botté » n’a pas bonne presse à gauche : Messimy, le président du Conseil et le président de la République « font la grimace », mais « donnent leur accord »11.
Dans ses Mémoires, Joffre affirme à tort que la nomination de Castelnau « parut en même temps que la [sienne] à l’Officiel ». Selon lui, « cette coïncidence permettait de démentir les bruits qui donnaient une couleur politique » à sa propre désignation. En réalité, Castelnau n’est nommé que le 2 août (jo du 3) : ce léger décalage semble au contraire révéler les réticences politiques initiales du gouvernement à son égard. C’est le général Dubail, le chef d’état-major, qui est nommé en même temps que Joffre.
Un troisième décret, également signé le 28 juillet 1911, réorganise le Conseil supérieur de la défense nationale, créé en 1906 et rarement réuni jusque-là. Celui-ci devait coordonner l’action des différents ministères concernés par les questions de défense. Sa réorganisation, qui tient compte de celle de l’état-major de l’armée, prévoit de l’ouvrir à des conseillers techniques et d’instituer une section d’études permanente.
Cependant, la réforme de Messimy s’avère encore insuffisante en plaçant le chef d’état-major de l’armée sous la double tutelle du généralissime désigné et du ministre de la Guerre. L’état-major se trouve donc également sous leur double responsabilité. Aussi, le successeur de Messimy, Alexandre Millerand, signe un nouveau décret le 20 janvier 1912 qui supprime la fonction de chef d’état-major de l’armée et réorganise l’état-major : ces dispositions renforcent finalement les pouvoirs du chef d’état-major général en limitant « le nombre des autorités intermédiaires »12.
- Les raisons d’une réforme longtemps repoussée
En mars 1912, Alexandre Millerand se réjouit devant la Chambre de ce que « la République a résolu dans ce pays un problème que plus d’un croyait insoluble : celui de faire vivre une grande armée permanente au sein d’une démocratie »13. L’organisation du haut commandement est ainsi parachevée quarante ans après la défaite de 1871. Qu’est-ce qui a permis de débloquer cette situation à la fois militaire et politique ? Pour Lucien Thile, un contemporain, officier d’administration et docteur en droit, le problème comportait trois données : « Protection contre l’ennemi extérieur, protection contre la dictature, maintien de la responsabilité gouvernementale. Trois solutions correspondantes ont été imaginées : certitude de la compétence stratégique, garantie du loyalisme, contrôle permanent dans la direction de la guerre14. » La « compétence stratégique » renvoie à l’unité de commandement, la « garantie du loyalisme » à l’acceptation de la république et de ses institutions par les militaires, le « contrôle » au rôle joué par le Parlement et le gouvernement.
Il est certain que la crise d’Agadir, qui fait suite à une montée des tensions internationales depuis 1905 et qui rend une guerre européenne de moins en moins improbable, a précipité la réforme du commandement. Par ailleurs, les dirigeants républicains ont pu progressivement se rassurer face à ceux qu’ils voyaient comme des prétoriens, en constatant l’état d’esprit réel de l’armée : la très grande majorité des officiers se sont toujours montrés loyaux, y compris lors d’épisodes qui auraient pu affecter leur fidélité, comme l’expulsion des congrégations religieuses puis les inventaires des biens ecclésiastiques auxquels l’armée, requise, a concouru entre 1902 et 1906, ou encore lors de la révélation de l’affaire des fiches du général André en 1904. À la direction de l’infanterie, le général Sarrail, un républicain, qui gère les carrières des nombreux cadres de cette arme, leur aurait été particulièrement gré de leur loyalisme15. En 1912, preuve de la confiance qu’il a en eux, Messimy fait supprimer toutes les notes politiques des dossiers des officiers.
Le profil politique de Joffre, qui est républicain, facilite aussi l’acceptation de la réforme du haut commandement. Le futur généralissime a été initié en 1875 à la loge Alsace-Lorraine du Grand Orient et fréquente des parlementaires républicains, dont Gaston Doumergue, Eugène Étienne, ministre de la Guerre en 1905-1906, Albert Sarraut ou le journaliste Arthur Huc, rédacteur en chef de la radicale Dépêche du Midi, dont il est un ami d’enfance16.
Enfin, la réforme est portée par des ministres civils de la Guerre, même si Messimy est un ancien militaire. Freycinet avait déjà montré la voie vingt ans plus tôt. Le plus souvent, ce sont des officiers généraux qui se succèdent à l’hôtel de Brienne : si l’un d’eux avait tenté une telle réforme, certains parlementaires auraient pu suspecter d’éventuelles arrière-pensées putschistes. En outre, la plupart des ministres militaires de la Guerre ont une conception plus technique que politique de leur fonction : il leur aurait donc été difficile d’engager une profonde réorganisation du commandement, touchant aux relations politico-militaires et risquant en même temps de diminuer leurs propres prérogatives.
La centralisation et l’unification du haut commandement de l’armée française, avec la création de la fonction de chef d’état-major général au profit du général Joffre, marque donc un tournant dans l’histoire des relations politico-militaires sous la IIIe République. Désormais, les républicains se rallient au principe d’un chef unique, contrôlant à la fois la préparation de la guerre et la conduite des opérations. Cette réforme de 1911 allait faire ses preuves puisqu’elle est restée en vigueur bien au-delà de la Grande Guerre, qui en a confirmé l’utilité. Elle est ainsi le signe d’un réel apaisement et d’une stabilisation durable des relations entre la République et son armée.
1 X. Boniface, L’Armée, l’Église et la République (1879-1914), Paris, Nouveau Monde Éditions/Ministère de la Défense-DMPA, 2012, pp. 236-237.
2 A. Messimy, Mes souvenirs, Paris, Plon, 1937, p. 72.
3 Journal officiel de la République française (jorf). Débats parlementaires. Sénat, 20 juin 1911, pp. 797-798.
4 jorf. Débats parlementaires. Chambre, 24 juin 1911, pp. 2515-2519.
5 Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917), t. I, Paris, Plon, 1932, p. 9.
6 R. Porte, Joffre, Paris, Perrin, 2014, p. 99.
7 Le Matin, 23 juillet 1911.
8 M. Michel, Gallieni, Paris, Fayard, 1989, p. 258.
9 R. Porte, op. cit., p. 93.
10 Cité dans les Mémoires du maréchal Joffre (1910-1917), op. cit., p. 15.
11 A. Messimy, Mes souvenirs, op. cit., p. 78.
12 Exposé des motifs du décret du 20 janvier 1912. Voir A. Millerand, Pour la Défense nationale. Une année au ministère de la Guerre (14 janvier 1912-12 janvier 1913). Documents, Paris, Bibliothèque Charpentier, 1913, p. 114.
13 Ibid., p. 128 (séance du 21 mars 1912 à la Chambre).
14 L. Thile, Pouvoir civil et pouvoir militaire, Paris, Arthur Rousseau, 1914, p. 138.
15 H. Contamine, La Revanche 1871-1914, Paris, Berger-Levrault, 1957, p. 107.
16 P. Varillon, Joffre, Paris, Fayard, 1956, p. 527.