« Oui, mais on revient toujours, et ça passe. J’en suis la preuve.
On revient toujours… même si ce n’est pas toujours exactement au même endroit »
Erich Maria Remarque (Les Camarades, 1937)
Combattre, c’est entrer dans un monde à part, un monde dont l’espace et le temps varient – d’une dizaine à quelques centaines de mètres, de longues secondes à quelques heures –, mais où tout ce qui participe de la « normalité » du monde humain vacille, devient monstrueusement décalé et disparaît finalement dans le fracas des armes. « J’étais transporté dans une contrée inconnue, qui ne ressemblait à rien de ce que j’avais pu voir1. » Contrairement à ce que beaucoup imaginent, cette situation extrême de (sur) vie près de la mort ne sature pas, loin s’en faut, l’espace-temps de la guerre, au sens large et le plus commun du terme. Certes, être « en guerre » est un état qui assume l’hypothèse d’une montée aux extrêmes dans le recours à la force armée, mais qui ne s’y réduit pas. Si des millions d’hommes ont été meurtris dans leur chair au cours du premier conflit mondial, tous les « poilus » n’ont pourtant pas connu l’épreuve du combat : certains n’ont pas vu l’ombre d’un Allemand ou tiré un seul coup de fusil, pour n’être simplement pas montés au front. Que dire alors de nos guerres contemporaines, « en pointillé », où les situations de déchaînement de violence sont le plus souvent aussi ponctuelles que brèves, pour ne concerner in fine qu’un nombre limité de soldats ? Outre que cette remarque n’implique aucun jugement de valeur entre « ceux qui en seraient » et « ceux qui n’en seraient pas », elle ne signifie nullement qu’être en guerre ne soit pas en soi stressant au point de laisser des traces ; elle indique simplement qu’en dépit des variations du « caméléon » – oscillations d’allures de paix et de guerre, ou tendance au mauvais temps ponctuée d’éclaircies2 – demeure toujours la possibilité d’une rencontre avec la mort, l’épreuve ultime susceptible de briser le psychisme quand elle ne détruit pas le corps ; elle souligne enfin que cette possibilité est un dénominateur commun qui qualifie puissamment l’action sous le feu.
Car, au cœur du combat, la mort est plus qu’une « hypothèse de travail », elle est une réalité palpable qui fait effraction permanente par tous les orifices : vacarme des armes – « abeilles de plomb » et « tambours d’acier »3 –, qui détruit les tympans et fait trembler tout l’organisme ; odeur de poudre mêlée d’huile d’arme, odeur de sueur, odeur de sang, odeur de peur et odeur de mort qui imprègnent autant les vêtements que l’organisme au point de ne jamais pouvoir totalement s’en séparer ; froid des armes à mettre en fonctionnement, chaleur du pouls qu’il faut surveiller ou de la plaie sur laquelle il faut, à défaut de mieux, poser dans l’urgence un garrot ; corps déchirés, visions d’apocalypse comme autant de clichés instantanés qui s’impriment au fer rouge au plus profond de l’être.
Plutôt que d’offrir à la sagacité du lecteur une série de cas concrets, le texte qui suit a pour ambition de dégager, à partir d’une décoction d’expériences, quelques traits communs. Ces derniers encadrent en quelque sorte la question du syndrome post traumatique, soit qu’ils en constituent de façon explicite des facteurs déclenchants, soit qu’ils s’affirment au contraire, en creux, comme des facteurs protecteurs, prévenant la blessure ou évitant qu’elle ne se révèle finalement trop grave.
- Face au néant du hors limites…
Les trois facteurs pathogènes qui, à plus ou moins long terme, sont susceptibles de précipiter la blessure psychique ont, selon moi, pour point commun de placer l’homme fini devant la béance d’un infini inhumain qui le dépasse et menace de le dissoudre. Bien souvent, les sentiments de peur devant la mort, de désespoir d’avoir à la donner et de révolte devant l’horreur d’actes d’une incommensurable barbarie se succèdent, se combinent, voire se renforcent lors de mises en situation complexes ou lorsqu’un événement particulier fait ressurgir dans l’esprit de celui qui le vit nombre de traumatismes antérieurs.
- La peur de la mort
Cette peur de la mort pour soi ou pour ses camarades, pour ceux qui sont chers, qui comptent et sur lesquels on compte, n’a rien d’intellectuelle ; elle est physique, viscérale, au sens premier du terme. Il n’est d’ailleurs pas rare qu’en situation de peur extrême, de peur panique, les intestins lâchent subitement quand les signaux d’alerte ne se sont pas manifestés auparavant. Et l’organisme de répondre « de façon contradictoire, dont l’échelle va de la cristallisation paralysante, en passant par des dysfonctionnements végétatifs et une hyperactivité hystérique, jusqu’au tumulte total de mouvements paniques »4. Mais le sentiment de peur ne vous quitte alors plus et vous colle littéralement à la peau ; l’amadouer, agir avec en négociant un équilibre permanent entre les ressentis intérieurs et les événements extérieurs est une chose, s’en débarrasser en est une autre. Le sentiment du danger extrême vous assaille, vous oppresse et vous ronge, détruisant tout repère spatio-temporel et rendant le plus familier totalement incertain.
Maurice Genevoix, revenant à la fin de sa vie sur son expérience au front, la décrit comme un frelon qui ne cesse de bourdonner autour du combattant : « Il s’agit bien du danger de mort, d’une mort qui cesse d’être perçue comme un concept, mais tout à coup et continuellement comme une présence aussi réelle5. » Le jeune officier, blessé trois fois au combat, raconte qu’aucune de ses douleurs physiques n’a égalé en force traumatique celle d’avoir cru un très court instant avoir été tué. Cet imperceptible moment où le temps s’arrête quand la balle frappe et où l’esprit se persuade que tout est fini est éternité qui hantera les nuits de l’écrivain jusqu’à la fin de sa vie bien plus que tout autre souvenir.
Comme le souligne Vladimir Jankélévitch, la mort est « à la fois lointaine et prochaine », ce qu’il y a de plus ordinaire et ce qu’il y a de plus extraordinaire : elle est à la fois quotidiennement pensée comme étant dans l’ordre des choses – si vous la pensez, c’est que vous êtes en vie – et pour autant impensable quand elle vous touche directement. Il y a, pour le philosophe, un absolu de sa propre mort, un plus-que-tout, qui la rend parfaitement contradictoire au fait même d’être puisqu’elle « n’advient qu’aux autres »6. Certes cette incompatibilité totale paraît démentie par toute forme de comportement suicidaire auquel, au combat, la témérité ou le courage pourraient a priori s’assimiler. Mais cela est sans compter, nous dit Edgar Morin, avec le paradoxe d’une peur viscérale qui ne peut se combattre que dans l’action, qui « pousse les hommes hantés par la mort à rechercher le danger »7. Voilà qui se jette dans la fournaise alors même que tout son être l’incite à faire demi-tour : l’esprit se rétracte sur l’essentiel – un cœur qui bat – tandis que le corps s’élance tel un automate que ses mouvements garantissent d’un élan vital toujours bien présent. Si la mort survient, elle est alors l’instant que toute l’énergie engagée a tenté de faire le plus court possible et l’héroïsation de prolonger ce mouvement en offrant symboliquement au soldat mort une seconde vie sociale.
Mais cet instant du « presque-tout-qui-bascule » ne laisse pas indemne celui qui en échappe. Le cerveau récupérant la plénitude de ses capacités, le corps tendu s’effondrant, l’homme réalise alors sa proximité vécue avec l’impensable. Le lieutenant Beaufre, grièvement blessé en 1925 lors de la guerre du Rif, s’éveille moins à la réalité de sa blessure qu’à celle d’une mort presque palpable : « Le danger que j’avais jusqu’alors complètement ignoré par inconscience me paraît maintenant insupportable et il me semble que toutes les balles qui claquaient à mes oreilles vont frapper ma tête8. » Sentiment certainement partagé par ce sapeur qui, en 2009, allongé sur une piste de Kapisa, est surpris par l’explosion d’un engin explosif alors qu’il manipulait l’ied depuis plus d’une demi-heure en suant à grosses gouttes ; il n’a compris, et ses camarades avec lui, qu’il était toujours en vie qu’une fois la poussière retombée et réalisé que le piège qu’il tentait de désamorcer était toujours en place.
Une fois connu ce sentiment panique de vulnérabilité extrême, impossible de totalement s’en séparer ; si le frelon s’éloigne provisoirement, c’est pour mieux revenir, essentiellement à la faveur d’une démission des défenses que procure la raison. Ceux qui se réveillent la nuit en hurlant peuvent encore se rassurer à constater qu’il ne s’agit, une fois de plus, que d’un cauchemar ; ceux que ce bourdonnement macabre ne quitte plus sont paradoxalement tentés de « monter à l’assaut » une dernière fois en choisissant d’affronter l’instant plutôt que de subir son interminable tyrannie. Telle est la vie de celui pour qui la mort, phénomène aussi ordinaire qu’il est naturel, n’est plus d’abord celle des autres, mais déjà toujours un peu la sienne.
- Le désespoir d’avoir à tuer
« Tu ne tueras pas ton frère. » Que l’on soit ou non animé de foi religieuse ou de toute autre forme de spiritualité, ce commandement, décliné en diverses variations, est au fondement de la vie en société. Or, à moins d’essentialiser l’ennemi au point de lui retirer son humanité, celui qui vous fait face a tous vos traits, ceux d’un être humain inscrit dans l’espace – l’espace du vivant – et dans le temps – l’histoire d’une famille. Le plus souvent d’ailleurs, cet adversaire ne l’est que conjoncturellement, quand il ne se trouve pas simplement être engagé pour des raisons (d’État) qui le dépassent, auxquelles il ne croit pas nécessairement ou s’oppose même parfois. Certes, il peut également tout au contraire vouloir effectivement nous détruire pour ce que nous sommes, à l’instar de celui que décrit notre ministre de la Défense9, mais pour autant, comme le souligne d’ailleurs le Code du soldat, le combattant professionnel « respecte l’adversaire ».
Le recours à la force, aussi légitime soit-il, est donc naturellement – devrait toujours être, oserons-nous dire – source de tension, véritable déchirure interne, cas de conscience pour l’individu. Le sentiment de culpabilité peut naître de la responsabilité d’avoir, par les ordres donnés, conduit des hommes à la mort ; il est sans doute encore plus vivement ressenti quand les effets observés sont le produit mécanique d’une action directement menée par le soldat contre un adversaire ; quand cette action ne « bénéficie » plus d’aucune distance – symbolique comme réelle, les conséquences en sont encore plus difficiles. Tel tireur d’élite voit dans la lunette sa « cible » tomber, tel pilote d’engin blindé défend sa position à l’arme lourde et ne peut que constater que « les têtes explosent comme des melons », tel commandant de compagnie reconnaît qu’affronter l’adversaire au corps-à-corps suppose d’affronter une peur viscérale qui ne se peut sans retour à une forme d’instinct primitif de survie… Tous, jusqu’au pilote de drone qui tue à distance, deviennent prisonniers de l’acte qui les engage personnellement au nom de tous. Car pas question ici de déments ou de criminels, mais de citoyens devenus soldats par esprit de service et que leur condition de combattant conduit à tuer au nom de la communauté nationale.
Mais le « héros », à supposer que la victoire sur l’adversaire ait été jugée recevable par les censeurs d’un monde de plus en plus judiciarisé, peut bien recevoir des honneurs sans pour autant parvenir à échapper à lui-même. « L’œil était dans la tombe et regardait Caïn », écrit Hugo, car il n’est pas rare que « quelque chose du passé » vienne « vous fixer de ses yeux morts »10. Quand ces derniers ne vous hantent pas en permanence et que les rejoindre devient autant l’option pour échapper à la folie que l’expression du seul choix encore possible, ils profitent du sommeil pour franchir les barrières de l’inconscient et tout s’autoriser. Se répètent alors des scènes obsédantes où, dans un espace-temps totalement déformé, l’impossible devient possible pour celui qui vous harcèle quand rien ne l’est plus pour vous-même. De tels cauchemars sont difficiles à rapporter quand le réveil s’apparente toujours à une forme de délivrance.
Pour prendre de la distance, il est donc bien souvent plus facile et protecteur de convoquer la littérature. « Je me retire en rampant, pour regagner mes lignes. Mais je jette encore un regard en arrière ; et voici que, soudain, le mort est redevenu vivant ; il se redresse comme s’il voulait courir après moi. J’amorce ma deuxième grenade et je la lui jette. Elle tombe à un mètre de lui, elle cesse de rouler, elle est immobile, je compte… je compte… pourquoi donc n’éclate-t-elle pas ? Maintenant, le mort est debout, il montre les dents ; je jette encore une grenade, elle rate aussi. Et l’autre, là-bas, qui avance déjà… il court sur ses moignons, en ricanant, les bras allongés vers moi. Je jette ma dernière grenade, mais il l’écarte simplement. Alors, je saute sur mes pieds pour m’enfuir ; mais mes genoux se dérobent, mous comme du beurre11. »
- La révolte devant l’horreur
Dernier traumatisme, et non des moindres, l’exposition à des cas d’horreurs dépassant ce que l’humain normalement constitué – non drogué et non fanatisé – peut imaginer. En effet, souligne Pierre Manent, s’il n’y a pas de notion clairement définie de ce que peut être un crime contre l’humanité, cette incertitude juridique se double pourtant souvent d’une certitude morale : « Certains crimes nous semblent qualitativement différents des autres. Ils nous semblent blesser l’humanité plus profondément, plus définitivement que les autres crimes. Ils ont pour ainsi dire un caractère sacrilège12. » « Manches courtes » ou « manches longues » sur une plage de Sierra Leone en 199813, charniers à Prozor en 2000, femmes enceintes empalées vivantes dans la forêt de Taï en 2003, sacs de cœurs humains fraîchement prélevés à Gbapé, entre autres cas manifestes d’anthropophagie également observés en 2003, mains coupées au coupe-coupe mal aiguisé à Gao en 2012, adolescents pendus vivants par leurs entrailles à Batobadja en 2014… La liste est longue d’un vécu susceptible de faire effraction, sans compter les comportements « simplement » aberrants telles ces femmes centrafricaines se dénudant totalement pour obscéniser l’autre, se couchant sous les roues des engins ou utilisant leur enfant comme une arme pour frapper les marsouins14 déployés en mission de contrôle de foule.
Certes, quel que soit le crime, l’odeur de mort imprègne tout vivant qui s’en approche, avec des effets physiques ressentis que Gabriel Chevallier met très justement dans la bouche de son héros (qui n’est autre que lui-même, autre exemple de prise de distance) : « Nos corps avaient flairé l’odeur horrible et féconde de la pourriture, qui est vie et mort, et longtemps cette odeur picota nos muqueuses, fit sécréter nos glandes15. » Mais ce qui apparaît comme totalement contraire à l’ordre des choses pénètre beaucoup plus brutalement, terriblement, et entre en résonance avec ce que celui qui se pense « être humain » – dans le sens le plus fort du qualificatif – a de plus intime.
Cette effraction est un viol qui met en péril l’identité, à court ou plus long terme. À très court terme, qui en est la victime peut littéralement s’effondrer devant un hors limites qui l’écrase – comme en témoignent les états de sidération – ou, au contraire, chercher à « compenser » en tenant l’horreur à distance, qu’il s’agisse de feindre l’insensibilité ou de se réfugier dans un humour décalé. À moyen terme, les premiers sont rongés de l’intérieur tandis que les seconds, heureusement une minorité, sont sans doute susceptibles de s’endurcir au point de devenir des « cœurs pourris », pour reprendre la terrible expression que Giono met dans la bouche de l’un de ses personnages16. À plus long terme, il me semble pourtant que cette désensibilisation psychique, particulièrement bien décrite par Gray dans Au combat17, est un artifice provisoire qui, disparaissant fort heureusement dans la majorité des cas (enfin, je l’espère…), provoque de terribles ravages.
- … prévenir le syndrome de Lazare
Ces ravages, comme toute exposition à la béance du « hors limites », mettent doublement en péril l’identité : identité de l’homme face à lui-même et identité de l’individu au sein du groupe. La guerre est ainsi susceptible de produire des êtres qui, à leur retour, ne se reconnaissent plus et que l’on ne reconnaît plus, à l’instar du vétéran réalisant que « c’est comme si les uns et les autres, nous n’étions plus les mêmes gens »18 pour s’exclamer : « Je comprends soudain à quel point, au fond, je suis étranger et seul19. » Face au risque de cette double ipséité, qui fait de tout ancien combattant un Lazare en puissance, les stratégies pour contrer la blessure psychologique s’inscrivent dans le temps long : avant, pendant et après la mission. Elles supposent en outre de révéler, au sens photographique du terme, cette pathologie d’autant plus particulière qu’elle est doublement invisible : invisible au sens propre car interne et non stigmatisée par un corps meurtri voire mutilé ; invisible au sens figuré car totalement absente d’un espace social qui s’est aujourd’hui, ou jusque très récemment, évidé de toute référence à la guerre. Non seulement celui qui rentre ne trouve pas nécessairement les mots pour exprimer l’indicible, mais l’environnement, qui ne veut pas entendre ce qu’il aurait à dire, ne l’aide pas à les trouver. « Les gens ne veulent pas entendre que c’est la guerre », répète cet adjudant du 3erima devant la caméra20. En décalage avec les autres, qui ne le voient plus, l’ancien combattant doit faire face, seul, au double qui l’habite désormais.
- Avant la mission : construire la confiance
Sans doute faut-il donc essayer de prévenir ce risque de ruptures, ou d’en limiter les effets attendus, avant même le départ en mission. L’une des clefs pour préparer un engagement opérationnel en en minimisant les contrecoups psychologiques réside, de mon point de vue, dans la capacité à développer la confiance : confiance en soi, donc en sa propre compétence ; confiance en ses camarades, que traduit la cohésion ou esprit de corps ; confiance dans la place et le sens donné à son propre engagement, que pourrait incarner le mot « cohérence ». Compétence, cohésion, cohérence : une règle des 3 C facile à retenir et ayant pour résultante unique un quatrième « C », la confiance.
La compétence consiste à réunir les dispositions, physiques, techniques et psychologiques, pour remplir la mission. Elle s’acquiert dès le recrutement (formation générale), se développe au gré des emplois tenus (formation de spécialité) et se trouve spécifiquement ciselée avant tout départ en mission (mise en condition avant projection ou mcp). Au fil de sa formation, le combattant se trouve de facto sélectionné et théoriquement conduit à se préparer au mieux à ce qui pourrait l’attendre. Certes tout n’est pas modélisable et les exercices de mise sous stress intense, en état de fatigue, ne restent que des exercices dont les limites sont connues. Mais de façon générale, les compétences sont progressivement construites pour que chaque soldat acquière la confiance qui lui permettra de disposer de suffisamment de réflexes pour faire le bon choix le moment venu. Chacun doit, en développant la confiance aussi bien en ses gestes qu’en ses choix, bâtir sa propre « citadelle intérieure », pour reprendre la très belle expression attribuée à Marc Aurèle.
La cohésion est la confiance dans le reste du groupe, essentiellement celui avec lequel il est prévu de s’engager. Elle se traduit par l’émergence d’un esprit de corps, véritable dopant qui pousse le collectif à être plus fort que la simple somme de ses parties. « Quatre braves qui ne se connaissent pas n’iront point franchement à l’attaque d’un lion. Quatre moins braves, mais qui se connaissent bien, sûrs de leur solidarité et, par suite, de leur appui mutuel, iront résolument21. » Le sentiment d’appartenance, que favorisent les traditions, les signes distinctifs, l’histoire commune, oblige l’individu vis-à-vis de ceux qui deviennent des « frères de sang », au point de le conduire à réaliser des actes héroïques. Car si la cohésion se catalyse à travers des situations exceptionnelles, elle se développe d’abord avant l’épreuve qui exige l’éventuel sacrifice. Les cercles de solidarités, fins tissages entre individus, peuvent d’ailleurs être multiples, soit qu’ils se recoupent (nouvelle et ancienne unité), soit qu’ils s’englobent les uns les autres (groupe, section, compagnie….). Le cercle le plus proche est souvent celui où s’exprime avec le plus de force la cohésion, car plus les unités sont petites, plus l’autorité s’exerce sans médiation et plus l’individu se sent concrètement utile.
Enfin, la cohérence – le mot est sans doute mal choisi – pourrait être comprise comme le sentiment « d’être à sa place » dans le système, dans le corps militaire comme dans le corps social dont le soldat s’engage à être le défenseur. Cette dimension est donc celle, essentielle, du sens que l’on donne à l’engagement, qu’il s’agisse de la défense de l’intérêt général – épouser la cause qui motive la décision politique de s’engager par les armes – ou d’un intérêt plus particulier – l’honneur de la compagnie, l’adéquation entre l’action et ce pour quoi elle est conduite est facteur de protection pour l’individu.
Cohérence, cohésion et compétence, avec pour résultante la confiance, permettent de développer la résilience de l’individu face à des situations traumatisantes, qui même si elles excéderont toujours ce qui aura pu être anticipé, peuvent faire l’objet d’une préparation avant départ.
- Pendant la mission : commander
Au cours de la mission, il est ensuite de la responsabilité du commandement de limiter au maximum les expositions traumatisantes, même si cela est parfois difficile, en particulier dans l’urgence du combat. Pour autant, préserver de la vue d’un charnier ou s’assurer que les conditions d’intervention non seulement sont conformes aux règles d’engagement (protection juridique), mais font également sens avec le but général poursuivi par la mission, sont autant d’ajustements au quotidien qui préviennent le risque de « décrochage », individuel et éventuellement collectif.
Dans l’hypothèse où l’exposition est inévitable et, qui plus est, quand elle est une réalité avec laquelle il faut compter, la démarche est aussi affaire de commandement. Sans exclure le suivi par les équipes spécialisées déployées sur les théâtres d’opérations et disponibles sur de très courts préavis, la prise en charge débute par un débriefing tactique, qui, outre le fait de s’inscrire dans une forme de « normalité » opérationnelle puisqu’il fait suite au briefing avant mission, permet à chacun de donner du sens à sa propre action dans la recomposition de l’histoire collective. Car le plus souvent, soumis à un stress aigu, le combattant est pris dans un « effet tunnel » qui, en lui masquant sa place dans le collectif, le fait assez naturellement culpabiliser car douter de la réalité de son engagement envers les autres. Le retour sur la chronologie des événements vécus sur le terrain, éclairé des données de compréhension connues du commandement, permet de forger un récit dans lequel chacun doit pouvoir trouver sa place. Sans pour autant éliminer tout risque de brisure interne, ce récit offre le cadre rassurant dans lequel il est alors possible de trouver d’autres réponses pour apaiser sa conscience.
Contre toute évidence, il me semble également essentiel de lutter contre une tendance à la médicalisation a priori, voire au rapatriement sanitaire (rapasan) préventif. Pour un soldat qui n’est pas mis d’emblée psychologiquement hors de combat, quitter prématurément la mission, en « abandonnant » ses camarades, fait naître un sentiment de culpabilité et rompt le travail de retour à la normalité. Sans doute assez paradoxalement, c’est dans le quotidien de l’opération qui se poursuit qu’il pourra prendre de la distance par rapport à l’événement traumatique, en le relativisant et en l’inscrivant dans une chaîne dont il sera partie intégrante sans pour autant l’avoir interrompue. Rapatrié après l’explosion d’une faible charge sous la roue de son véhicule blindé léger (vbl), un jeune sergent, physiquement indemne et à mon sens capable d’« absorber » une telle expérience, se trouve non seulement coupé de ses hommes qu’il laisse au Mali, mais contraint à stopper le « film » de son aventure opérationnelle sur un événement traumatique qu’il juge désormais comme un échec. À la banalisation de cet incident s’est substitué le contraire : une mise en exergue qui a fini par donner une place démesurément obsédante au traumatisme. Certes, quand la douleur invisible n’est « que » la face cachée d’une grave blessure physique, ce type de raisonnement ne tient pas. Un blessé du bataillon grièvement touché en 2009 en Afghanistan il m’a souvent conté son désarroi total au réveil, à Percy, alors que ses derniers souvenirs étaient restés là-bas, avec ses camarades.
Éclairé des psychiatres et des psychologies qui agissent sur le terrain, au plus près des événements, le commandement doit avoir recours à tous les leviers possibles, préventifs comme curatifs, pour juger du bon dosage, de celui qui offrira les effets thérapeutiques immédiats les plus adaptés. Outre la prévention des risques à moyen et long terme, il est également évident que la préservation du capital opérationnel est essentielle à la poursuite de la mission. À la différence d’un accident de la route, personne ici ne peut imposer à l’adversaire « d’arrêter la circulation » le temps nécessaire ; bien au contraire, toute faiblesse, toute perte de capacité de la force amie est naturellement exploitée par la force ennemie dans le duel qui les oppose.
- Après la mission : parcours de la reconnaissance, parcours du combattant
Au retour, l’ancien combattant est potentiellement frappé d’une double ipséité : étranger à lui-même, il ne reconnaît plus totalement celui qu’il était avant de partir ; étranger aux autres, il n’est pas reconnu par le corps social qui ignore, ou préfère ignorer, son existence tant cette dernière ramène à des réalités de guerre que nos concitoyens ne veulent pas assumer. Débute alors un parcours de la reconnaissance – pour reprendre le titre d’un livre de Paul Ricœur – qui est un véritable parcours du combattant au sens propre comme au sens figuré. Tracer le chemin du retour. Constatant la polysémie de « reconnaissance », le philosophe regroupe la myriade d’acceptions du mot en trois ensembles qui font sens et constituent selon lui autant d’étapes sur un même parcours22.
Première étape, la reconnaissance, c’est d’abord la connaissance, au sens commun du verbe connaître, identifier, distinguer. C’est la recherche de la connaissance à la voie active, le regard extérieur que l’observateur porte sur l’objet pour le faire sortir de l’indifférenciation. Dans le cas présent, il s’agit de faire de cette blessure une réalité aux yeux de tous, de lever le voile de son invisibilité, de rendre la vue à une société atteinte de cécité quant à la réalité de l’engagement de ses soldats. Les tragiques événements qui frappent la France en son cœur métropolitain depuis janvier 2015 y contribuent aujourd’hui certainement. Il est cependant regrettable que cet éveil ne soit que le contrecoup d’attaques sur notre sol et non celui d’une prise de conscience qui, signe d’une capacité d’anticipation, aurait également été celui d’une capacité de résilience.
Deuxième étape sur le parcours, la reconnaissance est aussi (re)connaissance de soi. Cette recherche est une introspection, un regard tourné vers l’intérieur pour se (re)connaître soi-même. Au-delà du simple bilan, l’enjeu réside dans la capacité à réduire l’écart entre ce qu’était l’individu avant de partir et ce qu’il est devenu en rentrant. Tous doivent alors répondre à la question : « Sommes-nous d’ailleurs encore capables d’être autre chose que soldats ? »23, avec, en creux, une fois la certitude ancrée que la réadaptation est encore possible, la nécessité d’identifier et de cultiver ce qui fait le lien entre l’avant et l’après : famille, amis, plus généralement vie sociale, centres d’intérêt. Tout ce qui suppose avoir été préservé pendant la mission, d’où en particulier la nécessité de conduire des activités a priori secondaires – lecture, dessin, écriture, musique – qui, au-delà de la simple fonction ludique ou de décompression, permettent de rester connecté à la vie « réelle », celle qui, dans le cas contraire, pourrait s’être définitivement figée le jour du départ. Car, sans cela, il est souvent terrible de constater que « lors du retour, on ne retrouve plus rien »24, que « la vie a continué » et qu’elle « continue encore, presque comme si nous étions déjà de trop »25. Reprendre une lecture entamée avant la mission ou commencer un livre qui fait sens avec sa vie « normale », par opposition à l’extraordinaire du temps de guerre qui par nature fait rupture, c’est prolonger un fil qui participera ultérieurement au tissage d’une identité complexe, complexe au sens étymologique de « tissé ensemble », mais pas duale ; une identité composite – mais ne le sont-elles pas toutes ? – qui permette d’éviter de sombrer dans la schizophrénie.
Cette introspection doit également conduire autant à diagnostiquer l’existence d’un éventuel « mal de guerre » – ai-je besoin de me faire aider ? – qu’à mesurer les effets délétères du dopant « esprit de corps ». Tout autant remède en temps de guerre que potentiellement poison en temps de paix, ce dernier présente toutes les caractéristiques d’un pharmakon aussi bon qu’il peut être mauvais, l’effet étant affaire de circonstances. Le collectif militaire, protecteur en opération, peut en effet se retrouver aliénant quand, au prétexte d’offrir un refuge, il tend au sectarisme, isolant l’individu dans le temps (« la bonne vieille camaraderie d’autrefois »26) et dans l’espace social (car « à quoi bon parler des choses du front avec des civils ? »27). Or c’est évidemment tout l’inverse qu’il faut parvenir à réaliser dans un effort d’ouverture qui permette à l’individu replié sur lui-même de redevenir pleinement citoyen connecté aux autres au sein du politique.
Car la forme ultime de reconnaissance – troisième étape sur le parcours – est une connaissance mutuelle que désigne dans sa version hyperbolique ce mot magnifique de simplicité et de profondeur qu’est « gratitude ». Cette dernière étape ne peut advenir que s’il y a ouverture de part et d’autre dans une réciprocité impliquant une mise en récit commune, donc de facto des mots pour la construire. « Mais les mots ? Nous n’avons pas encore de mots pour l’exprimer. Peut-être les trouverons-nous un jour, plus tard28 ! » Le blessé conscient de son état et cherchant à s’en sortir doit être aidé pour trouver ceux qui résonnent dans un environnement qui le reconnaît comme l’un des siens, en dépit ou plutôt avec son expérience propre de combattant. La réciprocité est d’abord « professionnelle », subtil équilibre à trouver entre la nécessaire reconnaissance du devoir accompli (passé) et celle de redonner du sens au présent en l’inscrivant dans une trajectoire professionnelle qui se poursuit (avenir).
De façon concrète, et pour le dire autrement, le soldat doit recevoir les honneurs qui lui sont dus sans se laisser enkyster dans un rôle de « héros » qu’il n’assumera pas nécessairement et dont il ne parviendra pas à sortir seul. Sans que soit nié le capital d’expérience dont il dispose désormais, il lui faut se réinvestir dans le travail quotidien, avec ce que cela comporte de routine, d’attentes, d’espoirs déçus, de frustrations, et sans que son « statut » particulier d’ancien combattant ne l’exonère des charges de son rang. L’attention dont il doit faire l’objet de la part du commandement doit par conséquent être tout à la fois suffisamment discriminée et indiscriminée pour l’aider à reprendre sa place dans le corps militaire, toute sa place mais rien que sa place. Avec le jeu des mutations puis le retour définitif à la vie civile, ce suivi de proximité fondé sur une profonde connaissance mutuelle s’étiole malheureusement avec les années et il n’est pas rare de n’avoir des nouvelles d’un « ancien » que dans des circonstances difficiles (le phénomène de clochardisation n’est d’ailleurs ni unique ni surprenant tant il comporte de similitudes avec cette double ipséité que nous décrivions), voire dramatiques (suicide par exemple, de celui qui se dégoûte « d’être revenu sain et sauf »29 ou qui se demande chaque jour qui passe « à quoi bon être ici, dans cette vie, à laquelle nous avons cessé d’appartenir »30).
La réciprocité doit par conséquent également être « sociale », au sens d’une société qui assume pleinement, donc politiquement, la charge de ceux qu’elle a envoyés combattre en son nom. Inscriptions sur les monuments aux morts, emplois réservés aux blessés, cérémonies d’hommages, stèles et lieux de mémoire en sont autant de signes tangibles. Ces marques de reconnaissance ne peuvent cependant nous exonérer d’une réflexion de fond sur la prise en charge puis la place à donner au quotidien à ceux dont l’identité a été malmenée par l’exposition au combat. Alors seulement ils pourront peut-être revenir à eux-mêmes comme aux autres, certainement pas à la même place mais en en trouvant une où, reconnectant passé et avenir, les liens se tisseront à nouveau entre l’individu et son environnement social pour en faire à nouveau un citoyen partie du tout. « Alors, les morts finiront par se taire, et le passé, cessant de me persécuter, viendra au contraire à mon secours31. »
Trois facteurs pathogènes, trois facteurs protecteurs. Cette taxinomie élémentaire est sans doute aussi artificielle qu’elle est incomplète, notamment aux yeux de ceux, médecins, psychologues, soignants, que leur métier conduit à envisager des cas d’espèce si différents qu’aucun blessé ne peut jamais ressembler à un autre. Ce témoignage a par conséquent tous les défauts du genre, mais il se revendique comme un effort de synthèse, donc autant de compréhension que de prise de distance. En quête d’une logique là où il ne semble pas y en avoir, de réponses là où elles ne s’imposent pas, d’un chemin pour revenir à la « bonne » place alors que rien n’est moins facile, la tentative est peut-être finalement plus importante que le résultat lui-même ; le chemin parcouru au quotidien est en effet toujours bien plus réel que l’hypothétique destination à laquelle il prétend conduire. C’est par conséquent en persévérant dans son être dans l’effort de se connaître et de se faire reconnaître que l’homme blessé se relève, car « tant qu’on ne se résigne pas, on est plus grand que le destin »32.
1 Gabriel Chevallier, La Peur, Paris, Le Livre de poche, 2010 [1930], p. 65.
2 Thomas Hobbes, Léviathan, Paris, Gallimard, 2000, pp. 224-225, traduction de Gérard Mairet.
3 Michel Goya, Sous le feu. La mort comme hypothèse de travail, Paris, Tallandier, 2014.
4 Wolfgang Sofsky, Traité de la violence, Paris, Gallimard, 1998, pp. 68-69.
5 Maurice Genevoix, La Mort de près [1972], Paris, La Table ronde, 2011, p. 20.
6 Vladimir Jankélévitch, La Mort, Paris, Flammarion, 1997, p. 9.
7 Edgar Morin, L’Homme et la mort, Paris, Le Seuil, 1976, p. 58.
8 Général Beaufre, Mémoires. 1920-1940-1945, Paris, Presses de la Cité, 1965, p. 45.
9 Jean-Yves Le Drian, Qui est l’ennemi ?, Paris, Éditions du Cerf, 2016.
10 Erich Maria Remarque, Les Camarades [1997], Paris, Gallimard, 2014, p. 14.
11 Erich Maria Remarque, Après [1931], Paris, Gallimard, 2014, p. 294.
12 Pierre Manent, Cours familier de philosophie politique, Paris, Fayard, 2001, pp. 205-206.
13 Dans le premier cas les bras sont coupés, à la machette, au niveau des coudes ; dans le second, au niveau des poignets. Dans la majorité des cas, les bourreaux ont laissé le choix aux suppliciés.
14 Surnom donné aux soldats de l’infanterie de marine.
15 Gabriel Chevallier, op. cit., p. 60.
16 Jean Giono, Le Grand Troupeau [1931], Paris, Gallimard, 2014.
17 Jesse Glenn Gray, Au combat. Réflexions sur les hommes à la guerre, Paris, Tallandier, 2013.
18 Erich Maria Remarque, Après, op. cit., p. 161.
19 Ibid, p. 173.
20 Patrick Barbéris, La Guerre en face, ecpad, 2011, 90 minutes.
21 Charles Ardant du Picq, Études sur le combat. Combat antique et combat moderne [1880], Paris, Economica, 2004.
22 Paul Ricœur, Parcours de la reconnaissance, Paris, Gallimard, 2005.
23 Erich Maria Remarque, Après, op. cit., p. 156.
24 Ibid., p. 226.
25 Ibid., p. 52.
26 Ibid., p. 233.
27 Ibid., p. 86.
28 Ibid., p. 152.
29 Ibid., p. 94.
30 Ibid., p. 350.
31 Ibid., p. 396.
32 Ibid., p. 414.