N°43 | Espaces

Hervé Pierre

Plasticité du domaine de la guerre

Si le nomos, en tant qu’ensemble de règles de droit, est originellement lié à la terre, Carl Schmitt décrit avec beaucoup de clarté dans un texte de 1942, destiné à sa fille Anima Louise, un aussi étonnant qu’inéluctable « dés ancrage » tellurique1. Cherchant à imager le rapport de force entre puissances continentales et puissances navales, il met en scène, dans une description digne d’Herman Melville, le combat entre « la puissante baleine, le Léviathan, et le non moins puissant Béhémoth, animal terrien que l’on imaginait sous les traits d’un éléphant ou d’un taureau ».

Dans ce très beau conte pour enfants, Schmitt fait d’abord du sol terrestre le socle, la référence de l’homme qui le foule, l’arpente et le divise ; ce dernier en reçoit son « point de vue », une manière de voir le monde qui le conduit notamment à donner au globe le nom de Terre, alors même que les deux tiers de sa surface sont bleu couleur d’eau. Il retrace ensuite l’histoire juridique de l’espace marin en faisant le constat de la difficulté à le penser comme fondement possible d’un droit. Espace « libre » sur lequel personne ne peut laisser de trace durable puisque le sillage ne se fait jamais sillon, il s’impose depuis toujours comme le domaine privilégié des pirates2. Sans capacité de contrôle, ou a minima de surveillance, cette étendue aussi mouvante qu’immense est en effet, par nature, celle de la permissivité. Faute de pouvoir être observée et, si d’aventure elle l’est, d’être juridiquement qualifiée, toute action y est difficilement imputable.

À prolonger à l’outre terre un jeu d’idéaux-types désormais réputé classique en géopolitique3, le motif des « nomades de la mer » répond à celui des « sédenterres » par une inversion quasi symétrique du rapport au milieu. Contrairement aux seconds, les premiers, privilégiant le mouvement à la fixité, l’infini à la limite bornée, l’éphémère à la permanence, « ne saisissent pas un itinéraire dans son ensemble, mais d’une manière fragmentée, en juxtaposant dans l’ordre les différentes étapes successives, de lieu de campement en lieu de campement échelonnés sur le voyage. Ils apprécient pour chacune de ces étapes la durée du parcours et les successifs changements d’orientation qui la marquent »4.

  • Striages

Si, pour Schmitt, la mer gardera irréductiblement quelque chose de ce caractère original qui la rend impossible à totalement « métriser », aux sens combinés de mesure et de maîtrise, il constate néanmoins qu’elle se trouve progressivement soumise à une forme d’extension du nomos terrestre. Au fil du temps, souligne-t-il, elle devient en effet le théâtre de « prises de mer » avant de se voir instrumentée par un droit spécifique. Concrètement, la phase de conquête se traduit par l’émergence de « thalassocraties » telles que la Grande-Bretagne ou les États-Unis, et celle qui lui succède par un découpage concerté en lignes de partage pour en faciliter l’exploitation. Ces dernières permettent en particulier de délimiter les eaux sur lesquelles s’applique la pleine souveraineté de l’État, aujourd’hui communément connues sous l’expression de « mers territoriales ». Au-delà de sa dimension juridique, cette expression prend en effet la forme d’un oxymore, à considérer les propriétés de chacun des milieux ; l’articulation des deux mots – mer et terre – exprime la tension profonde et persistante entre la fluidité de l’espace marin et son découpage artificiel en blocs solides.

L’identification puis la description du processus de territorialisation de l’espace maritime ne sont, certes, ni une découverte récente ni une exclusivité de Schmitt. Comme d’ailleurs ce dernier le décrit au fil des pages, il s’agit d’abord d’une réalité qui s’observe dans le temps long et s’amplifie tendanciellement ; le droit progresse d’autant plus que se développent les moyens technologiques qui rendent possible un contrôle toujours plus étendu des espaces.

Il s’agit ensuite, et aussi, du point de départ d’analyses aux prémisses très différentes et aboutissant parfois à des postures intellectuelles diamétralement opposées. Les réflexions conduites en la matière par Gilles Deleuze et Félix Guattari, en particulier dans Mille Plateaux, en fournissent un exemple paradigmatique. Leur phénoménologie postmoderne, imprégnée de spinozisme et parfois qualifiée d’« anarchisme », peut d’évidence difficilement être taxée de proximité avec une pensée schmittienne mise au ban pour son compagnonnage avec l’idéologie nazie. Le rapprochement sur un même objet en est pourtant d’autant plus fascinant. Au couple liquide/solide, parfois présenté sous la forme d’un binôme antagoniste homogène/hétérogène, les deux philosophes préfèrent celui de lisse/strié, à leurs yeux plus fondamental car pouvant s’appliquer à des champs plus vastes que celui, restreint, de la géographie. Contrastant avec les espaces lisses, les espaces striés sont ceux « où se développent la machine de guerre et l’espace institué par l’appareil d’État »5. Si dans un cas « on occupe l’espace sans le compter » alors que dans l’autre « on le compte pour l’occuper »6, ils estiment, non sans insister sur un paradoxe qui vaut presque contradiction de leur propre modèle, que bien qu’étant « l’espace lisse par excellence », la mer est « pourtant celui qui s’est trouvé le plus tôt confronté aux exigences d’un striage de plus en plus strict »7.

Or cette imposition croissante d’un « striage » de l’espace maritime est une forme élaborée pour décrire ce qui est communément qualifié de « territorialisation » de la mer, et que Schmitt interprète comme une extension des règles de droit imposée par l’État. Les eaux qui jouxtent les côtes sont les premières à avoir été âprement disputées en raison de leur continuité avec la terre. Le xxe siècle est ainsi ponctué de décisions internationales – 1930, 1958, 1960 – visant d’abord à en préciser le statut avant que la convention de Montego Bay n’en scelle finalement le sort en 1982. Depuis la mise en application de ce texte, tout État disposant d’eaux adjacentes applique sa souveraineté jusqu’à une distance située à douze milles nautiques de ses côtes, prolongeant fictivement sa territorialité au-delà de la terre… ferme.

1 C. Schmitt, Terre et Mer [1942], Paris, pgdr Éditions, 2017.

2 Sur le rôle paradoxal du pirate, utile au déploiement des normes, se référer à D. Heller-Roazen, L’Ennemi de tous, Paris, Le Seuil, 2012.

3 Ph. Moreau-Defarges, Introduction à la géopolitique [2009], Paris, Le Seuil, 1994.

4 J. Emperaire, Les Nomades de la mer, Paris, Gallimard, 1955, p. 225.

5 G. Deleuze et F. Guattari, Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, pp. 592 et suivantes.

6 Ibid., p. 447.

7 Ibid., p. 598.

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