La défaite de 1871 a provoqué un traumatisme dans la nation française. À peine les combats terminés, une commission parlementaire présidée par l’amiral Jauréguiberry enquête sur ses causes : elle conclut à la faiblesse des effectifs et à l’insuffisance de l’encadrement de l’armée, mais écarte les rumeurs de « trahison ». Puis s’impose une explication par des causes morales et intellectuelles, qui invite à s’intéresser à l’organisation militaire, politique et culturelle du vainqueur. Ernest Renan appelle ainsi à la « réforme intellectuelle et morale de la France ». C’est ce qui caractérise alors la « crise allemande de la pensée française » (Claude Digeon). Même si l’expression est excessive, elle traduit comment la Prusse puis l’Allemagne deviennent un modèle à méditer pour la IIIe République naissante qui veut refaire la France. Ne dit-on pas que « l’instituteur prussien a gagné la guerre » pour justifier l’obligation de la scolarité primaire ?
Ce modèle germanique est plus particulièrement étudié dans l’institution militaire, qui s’en inspire pour ses réformes à côté de ses propres retours d’expérience du conflit. La restauration de la défense nationale, menée conjointement par le commandement, qui s’appuie sur le Conseil supérieur de la guerre institué en 1872, le gouvernement et le Parlement, notamment avec la commission de réorganisation de l’armée présidée par le marquis de Chasseloup-Laubat, vise à « vaincre la défaite » (Guy Pedroncini). Il ne s’agit pas tant en effet de préparer l’armée à la Revanche, un thème qui, dans son acception offensive, relève plus de la rhétorique et du mythe que d’un programme d’action, même après le « recueillement » des années 1871-1880, que de la rendre suffisamment forte pour prévenir une nouvelle agression et ne plus subir la défaite. La réforme militaire engagée au temps de « la fin des notables » et de « la République des ducs » (Daniel Halévy), dans la décennie 1870, est de grande ampleur. Aux côtés des réorganisations structurelles, un nouvel instrument de défense voit le jour.
- Les réformes structurelles
Comme l’évoque de Gaulle, « les lois qui concernent respectivement le recrutement, l’organisation, les cadres donnent à l’armée les assises qu’elle gardera jusqu’à la Grande Guerre »1. C’est cette législation du milieu des années 1870 qui fonde durablement la réforme des structures de l’armée.
- Le recrutement (1872)
La réforme du recrutement est engagée dès l’été 1871. Le système en vigueur au moment du conflit, fondé sur la loi Niel (1868), prévoyait un service de cinq ans pour une minorité tirée au sort et, pour tous les autres, une affectation dans une garde mobile à réunir quinze fois une journée par an, mais jamais convoquée. Il n’a pas permis de disposer d’importantes troupes d’active, tandis que les réserves étaient peu instruites, comme le conflit l’a montré. Lors des débats de 1871-1872, des considérations politiques et idéologiques se mêlent toutefois aux questions militaires d’effectifs, qui conditionnent le rapport de force sur le théâtre des opérations. Pour beaucoup, l’armée doit aussi, voire d’abord, être le lieu de la régénération politique, morale et sociale du pays. C’est que la conscription participe aussi à l’« apprentissage de la nation, de la citoyenneté, de la République »2. Le thème n’intéresse pas seulement les parlementaires et les militaires : de nombreux citoyens interviennent dans le débat et font des propositions par des pétitions et des brochures sur le recrutement.
Les tenants de l’armée de métier, comme Adolphe Thiers, défendent le système, en vigueur depuis la Restauration, d’un service très long accompli par un petit nombre : les conservateurs se méfient des troupes nombreuses qui rappellent la levée en masse sous la Révolution et veulent limiter la formation militaire du peuple, notamment des ouvriers. En revanche, la gauche défend le modèle jacobin de l’armée-nation. Une troisième tendance, majoritaire à l’Assemblée, défend le principe d’un système proche de la Landwehr allemande, fondé sur une armée d’active restreinte et d’abondantes réserves mobilisables en temps de guerre. Tout le monde se retrouve cependant dans l’imposition du service personnel : le remplacement est désormais interdit. Cela pose alors la question de la durée du service actif, et donc du nombre de soldats sous les drapeaux. Un temps trop court ne conviendrait pas pour l’instruction des armes et l’éducation à l’« esprit militaire » ; la durée ne peut pas être très longue non plus, pour des raisons sociales et budgétaires, si presque toute une classe d’âge doit passer par la caserne. En même temps, un service long pour tous impliquerait des effectifs importants dans les casernes, ce que la droite veut éviter.
La loi du 27 juillet 1872 constitue un compromis. Elle prévoit un service actif de cinq ans, mais en distinguant, par tirage au sort, deux catégories de soldats dans le contingent annuel : l’une est soumise à un service de cinq ans (en fait, de quarante à quarante-quatre mois), l’autre à une durée de six à douze mois seulement. Les futurs membres de l’enseignement public et du clergé séculier sont dispensés, au nom du service d’État qu’ils doivent remplir, mais ils doivent payer une taxe. Les étudiants, quant à eux, peuvent, comme en Prusse, s’engager pour un an, en versant en outre une somme de mille cinq cents francs pour leur entretien et leur équipement : ils forment un vivier destiné à encadrer l’armée mobilisée. Cet « engagement conditionnel » doit permettre aussi de limiter le poids des obligations militaires pour les fils de la bourgeoisie. La loi prévoit par ailleurs, à l’issue du service actif, quatre ans dans la réserve, cinq ans dans la territoriale et six ans dans la réserve de celle-ci, qui sont les équivalents de la Landwehr et du Landsturm, avec deux périodes de quatre semaines d’instruction. C’est une garantie de réserves abondantes et entraînées, qui avaient manqué en 1870.
D’autres lois, longtemps débattues, modifient encore par la suite le service militaire : celle de 1889 instaure son caractère universel en supprimant les dispenses ; celles de 1905 et de 1913 lui confèrent l’égalité, en portant la durée sous les drapeaux pour tous à deux, puis trois ans.
- L’organisation militaire (1873)
La loi sur la conscription est complétée par des mesures relatives au recrutement et à la mobilisation, le système de 1870, qui mêlait celle-ci à la concentration des troupes, ayant montré ses limites. Cette réforme s’inspire largement du modèle prussien, comme le reconnaît le général du Barail, ministre de la Guerre : « Nous avons plus imité que créé. » Sa « pierre angulaire », la loi du 24 juillet 1873 sur l’« organisation générale de l’armée », repose sur deux principes : la cohérence territoriale entre le recrutement et le commandement, et la continuité entre les temps de paix et de guerre3.
La métropole est divisée en dix-huit régions militaires, auxquelles correspondent autant de corps d’armée créés par décret du 28 septembre 1873. Par la suite, s’ajouteront l’Algérie (1875), puis les 20e et 21e corps, à Nancy (1897) et à Épinal (1913), en renforcement de la couverture de la frontière. Une région se décompose en subdivisions – qui vont de quelques cantons dans les zones peuplées à tout un département dans celles qui le sont moins –, correspondant au territoire d’un bureau de recrutement ainsi que d’un régiment d’infanterie et sa formation de réserve dérivée à la mobilisation. Au sein de chaque région, huit régiments sont regroupés en deux divisions à deux brigades, qui témoignent de la permanence de l’organique entre paix et guerre. Une brigade de cavalerie et une d’artillerie, initialement non endivisionnées, ainsi que des éléments du génie, du train et des services complètent l’ensemble. Les corps d’armée de la frontière sont renforcés par des bataillons de chasseurs et des formations de cavalerie supplémentaires.
En temps de paix, le commandement est chargé du recrutement, de l’administration et de l’instruction des troupes, ainsi que de la préparation de la mobilisation. Il reste le même en temps de guerre, où il exerce alors un rôle opérationnel. Le général qui commande un corps d’armée, nommé pour trois ans, dispose ainsi de vastes attributions.
Ce système, qui quadrille le pays grâce à l’implantation des unités dans des garnisons fixes, alors que les régiments étaient auparavant souvent déplacés, vise à rapprocher la nation de son armée4, à accélérer la mobilisation et à faciliter le maintien de l’ordre – « la France de l’ordre moral est aussi celle de l’état de siège », rappelle Jean-François Chanet5. Cette organisation littéralement « régionalisée » a été conservée durant toute la IIIe République, et même au-delà. Cependant, le recrutement dans l’infanterie doit se faire à l’échelle nationale, en théorie du moins, à la fois pour des raisons opérationnelles – les corps d’armée de la frontière requièrent davantage d’effectifs que les régions concernées ne peuvent parfois en fournir – et pour des motifs politiques et sociaux – éviter d’éventuelles collusions entre les troupes et la population en cas de maintien de l’ordre. En réalité, le recrutement régional, moins onéreux et plus facile à mettre en œuvre, s’impose rapidement dans les faits.
- La loi sur les cadres (1875)
La loi du 13 mars 1875 relative à la constitution des cadres et des effectifs de l’armée d’active et de l’armée territoriale parachève la réorganisation ; auparavant, la composition des corps de troupe relevait de décrets et d’ordonnances, c’est-à-dire de l’arbitraire de l’exécutif. La loi fixe ainsi l’état des forces : cent quarante-quatre régiments d’infanterie, trente bataillons de chasseurs à pied ainsi que des régiments de tirailleurs algériens, de zouaves et d’infanterie de marine, outre les trente-huit d’artillerie, les quatre du génie, les soixante-dix-sept de cavalerie et les vingt escadrons d’un train des équipages désormais érigé en arme autonome sous la tutelle de l’artillerie. La loi détermine aussi le nombre de bataillons par régiment, celui de compagnies par bataillon, et leurs effectifs théoriques de guerre. L’organisation des formations territoriales est déclinée sur le modèle de l’active.
Pour participer à leur encadrement, il est prévu un corps d’officiers de réserve recrutés parmi les anciens engagés conditionnels. Mais les cadres d’active, dont la loi fixe le nombre, sont également en sureffectif dès le temps de paix pour compléter ces unités à leur mobilisation. Cette présentation par la loi révèle publiquement, en dehors de tout secret d’État, l’effort militaire de la République et l’état des forces destinées à défendre le territoire.
La loi de 1875 recense par ailleurs les écoles militaires de formation, qu’elles soient spécialisées ou généralistes, destinées aux cadres subalternes ou aux officiers. Son article 28 précise qu’il « sera créé une école militaire supérieure ». Une première expérience est tentée dès l’année suivante, avant qu’une loi pérennise en 1880 l’École supérieure de guerre. Celle-ci, commandée par le général Lewal, remplace l’école d’application d’état-major fondée en 1818. Mais l’enseignement y était trop théorique et ses officiers brevetés, affectés dans le corps d’état-major, n’avaient plus aucun contact avec la troupe. Le principe du corps fermé, très critiqué, est abandonné, non sans résistance de ses membres. Là encore, le modèle prussien de Kriegsakademie inspire la réorganisation de l’enseignement supérieur militaire français. L’École de guerre, qui recrute sur concours des officiers subalternes venus des régiments, est aussi le lieu où s’élabore la doctrine ; après leurs deux ans de scolarité, les élèves doivent, de retour dans les corps de troupe, diffuser cet esprit. Mais la finalité de l’École demeure ambiguë, entre la formation de cadres rompus aux techniques d’état-major, capables de gérer l’armée de masse levée à la mobilisation, et la préparation des meilleurs d’entre eux aux grands commandements. Cette question ne sera tranchée qu’au début du xxe siècle, avec la création du Centre des hautes études militaires (chem) destiné à quelques officiers sélectionnés.
En revanche, la réforme de l’armée n’aborde pas l’organisation du haut commandement et ne suit pas le modèle prussien en ce domaine. Le décret du 8 juin 1871 institue bien un chef d’état-major général du ministre de la Guerre, mais il sert aussi de chef de cabinet à celui-ci, d’où une instabilité de la fonction. En 1874, l’état-major est réorganisé autour de six bureaux (organisation, renseignement, opérations, service des étapes, correspondance, comptabilité), tandis que son chef ne dirige plus le cabinet du ministre. Toutefois, la question du commandement des armées en temps de guerre n’est pas réglée6. Les lois constitutionnelles de 1875 font du président de la République le chef des armées, mais cette attribution devient rapidement symbolique, sauf pour les nominations d’officiers généraux, car le chef de l’État n’a que des pouvoirs limités, tandis que les successeurs de Mac Mahon, qui ne sont pas des militaires, ignorent presque tout de l’armée. En fait, les républicains se méfient d’un chef d’état-major qui serait en outre généralissime en cas de conflit, évinçant le ministre de la Guerre : ils craignent que son titulaire soit tenté par le césarisme. Pour des raisons politiques et militaires, les monarchistes et les bonapartistes sont au contraire favorables à l’unité et à la centralisation du haut commandement7. Celui-ci n’est organisé qu’en 1890, et de manière dyarchique par le ministre de la Guerre Freycinet, avec un chef d’état-major chargé de l’instruction et de la mobilisation de l’armée et un vice-président du Conseil supérieur de la guerre appelé à commander les armées du Nord-Est en cas de conflit – mais il faut attendre 1911 pour que les deux responsabilités soient confiées à un seul général.
Ces réformes donnent une nouvelle structure à l’armée, mais c’est tout l’instrument de défense qui est également adapté aux menaces.
- Un nouvel instrument de défense
- Un renouveau de la pensée militaire
Le contexte de la défaite, l’affaiblissement international de la France et la reconstitution progressive de son armée entraînent un renouveau de la réflexion stratégique et tactique. Celle-ci doit aussi être adaptée aux armées de masse issues de la mobilisation, d’une taille jamais atteinte auparavant. De nombreux officiers prennent part aux débats en la matière, à l’exemple d’un colonel Lewal, auteur dès 1871 de La Réforme de l’armée, qui le distinguera d’ailleurs. « C’est l’armée tout entière qui cultive, maintenant, le champ de l’intelligence », relate de Gaulle8. Si le Conseil supérieur de la guerre oriente les premières réflexions officielles, l’École supérieure de guerre sert bientôt de cadre à l’élaboration de la doctrine. Le règlement sur le service des armées en campagne du 26 octobre 1883, le premier depuis l’ordonnance de 1832, en marque la première étape.
Toutefois, la pensée militaire de l’époque ne sait pas encore clairement distinguer et définir les différents niveaux, tactique, opératif et stratégique. Les penseurs allemands sont largement lus, mais dans la décennie 1870, Clausewitz reste paradoxalement « oublié », hormis par Lewal. Une nouvelle traduction de son œuvre ne paraît qu’au milieu des années 1880, plus de trente ans après la précédente. Clausewitz suscite en France autant de la fascination, pour l’originalité de sa pensée, que de la répulsion, pour avoir inspiré la stratégie prussienne à l’origine de la défaite9. D’autres penseurs allemands sont en revanche convoqués, tels von Verdy du Vernois, von Scherff ou von Peucker.
Avec le général Lewal, le colonel Maillard puis le colonel Bonnal à partir de 1887, l’enseignement à l’École de guerre prend peu à peu ses marques. Le premier introduit la méthode positive, fondée sur l’étude de cas concrets imaginée par von Verdy du Vernois ; le deuxième met au point la méthode historique et l’étude des campagnes modernes ; le troisième, qui s’attache au facteur moral, systématise et diffuse les méthodes des deux précédents. Tous trois ont également cherché à définir les principes de la « manœuvre napoléonienne »10, bientôt interprétés de manière dogmatique, contribuant, comme le note Jean-Charles Jauffret, à préparer la guerre du xxe siècle avec des références du début du xixe11.
Dans un premier temps, la réflexion militaire conduit à l’adoption d’une stratégie défensive, justifiée par le contexte de la défaite. Elle est déclinée jusqu’en 1883 par les cinq premiers plans de mobilisation et de concentration, dont le premier, en 1875, est contemporain d’une poussée de tensions avec l’Allemagne. Par ailleurs, à la lumière des leçons tirées du conflit, la doctrine qui s’élabore alors privilégie, à l’instar du règlement de manœuvre d’infanterie de 1875, le « feu » au « choc ».
- Fortifications et armement
C’est tout l’instrument de combat qui est rénové. Le caractère défensif de la stratégie française se caractérise d’abord par l’édification du système fortifié Séré de Rivières, du nom de son concepteur, directeur du génie de 1874 à 1880. Annoncé dans son Exposé du système défensif de la France, le projet est précisé par la loi du 17 juillet 1874. Toute la frontière, de Dunkerque à Nice, doit être protégée, mais l’essentiel de l’effort porte sur le Nord-Est, qui est ouvert. Pour protéger Paris et le couloir de la Saône, il est prévu deux lignes successives de défense, échelonnées dans la profondeur et s’appuyant sur le relief et les massifs forestiers, l’une de Verdun à Belfort, l’autre, en arrière, de La Fère à Besançon.
La première se compose de deux rideaux défensifs encadrés chacun par deux camps retranchés, Verdun et Toul pour celui des hauts de Meuse, Épinal et Belfort pour celui de la haute vallée de la Moselle. Les intervalles sont occupés par des forts de liaison et quelques puissants forts d’arrêt isolés, tel celui de Manonviller. Les deux rideaux laissent des trouées d’une cinquantaine de kilomètres, à Stenay, sur la Meuse, à Charmes, sur la Moselle, ainsi qu’à Belfort, face à la Suisse, et à Chimay, face à la Belgique, pour contraindre l’adversaire à les emprunter afin de l’y canaliser et de le battre le cas échéant. Ce système combine l’élément fixe de la fortification avec l’élément mobile et manœuvrier des armées en campagne.
Quant à la seconde ligne, restée inachevée, axée sur l’Aisne et l’Oise d’une part, et sur la Bourgogne et le Jura d’autre part, son rôle est de soutenir les places de la première ligne, de résister en cas de défaillance de celles-ci et de recueillir les armées en déroute pour leur servir de base de départ en vue de contre-offensives.
La frontière septentrionale reste mal défendue, malgré les camps retranchés de Maubeuge, Lille et Dunkerque, à cause de la densité de l’urbanisation, de l’absence d’obstacles naturels et de la neutralité de la Belgique. En revanche, pour protéger Lyon, Séré de Rivières fortifie les Alpes, face à l’Italie. Toutefois, les cent soixante-six forts et autant de batteries édifiés entre 1874 et 1885 deviennent très vite obsolètes car ils ne résistent pas aux nouveaux obus à mélinite et à la « crise de l’obus-torpille ». Quelques-uns seulement, pour des raisons de coût, seront modernisés et bétonnés.
Ainsi que l’a écrit de Gaulle, « il n’y a pas d’outil, de caisson, de bateau pour lesquels, entre 1875 et 1900, on n’adopte un nouveau modèle »12. De nouveaux armements, tant légers et individuels que lourds et collectifs, équipent l’armée de la Revanche. Compte tenu des effectifs bientôt alignés par celle-ci, il faut des armes modernes, mais robustes, faciles à fabriquer et à utiliser. Il en va ainsi du fusil Gras, adopté en 1874, qui remplace le Chassepot de 1866 et tire, comme le Mauser allemand de 1871, une cartouche métallique, et non plus en papier. En 1886, le Lebel, une arme à répétition dont la munition utilise une poudre ne faisant plus de fumée, entre à son tour en service. La guerre ayant également montré l’obsolescence des armes de poing françaises, un nouveau revolver, le Chamelot-Delvigne, est adopté en 1873.
L’artillerie, qui doit alors appuyer l’infanterie, connaît de même de grandes transformations. C’est à partir de ce moment-là d’ailleurs que les canons n’ont plus été désignés par le poids de leurs projectiles, mais par le diamètre intérieur de leur tube. Le colonel de Reffye continue à mettre au point des pièces en bronze, se chargeant par la culasse, dont les premières versions étaient déjà en service à la fin du Second Empire. Son canon de 85 mm (1873) marque ainsi une transition avec les nouvelles armes. Puis le lieutenant-colonel de Lahitolle réalise en 1875 la première pièce entièrement en acier. Enfin, à la fin des années 1870, est développé le système de Bange, avec une artillerie de campagne comptant des canons de 80 et 90 mm – celui-ci (modèle 1877) étant le cœur du système –, et une artillerie lourde, forte notamment de pièces de 120 et de 155 mm, ainsi que de mortiers lourds, pour les sièges et l’armement des fortifications.
- Camps et casernes
La réforme de l’armée après 1871 s’accompagne enfin de la construction d’installations pour héberger et entraîner les troupes d’active, désormais beaucoup plus nombreuses que par le passé. Il en va d’abord des camps militaires, dont, pendant un temps, Thiers et le ministre de la Guerre, le général Cissey, auraient voulu qu’ils servent au cantonnement permanent des unités, à l’écart des villes supposées être gagnées, après la Commune, à l’esprit révolutionnaire. En revanche, l’Assemblée critique leur coût et s’inquiète de ces concentrations de troupes en temps de paix, qu’un général politiquement ambitieux pourrait détourner à son profit. Après les premiers camps permanents du Second Empire, dont celui, emblématique, de Châlons, créé en 1857 et symbole de la « fête impériale », une dizaine de terrains régionaux pour l’instruction sont aménagés dès 1871. Puis la loi du 3 juillet 1877 sur les réquisitions militaires fixe un cadre juridique qui réglemente l’utilisation de ces terrains de manœuvre, apaisant les inquiétudes à leur sujet. D’autres camps, tel celui de La Braconne, voient alors le jour13.
Les troupes issues de la conscription logent dans des casernes, qui symbolisent la présence de l’armée dans la cité, inscrivant le fait militaire dans le paysage urbain. En même temps, leurs hauts murs et leur poste de garde signalent le maintien d’une coupure avec la société civile. À partir des années 1870, la république naissante entreprend un vaste mouvement de construction de casernes, contemporain de celui d’édification des mairies. Les municipalités sont incitées à financer ces nouveaux bâtiments. Des négociations se nouent alors entre les représentants du pouvoir communal et les officiers, notamment de l’arme du génie, pour l’implantation des casernes. Si les militaires tentent de tirer le plus possible des villes, ils apprennent en même temps à reconnaître et à se soumettre à leur pouvoir démocratique. C’est une des voies de l’acculturation républicaine des officiers, même si ces derniers sont privés du droit de vote depuis la loi de 187214. Puis, en 1886, Boulanger fera baptiser les casernes du nom de héros ou de victoires de l’histoire des armées françaises, notamment de la période révolutionnaire et impériale. Ces édifices représentent également ainsi l’effort militaire de la République.
- Conclusion
La réforme de l’armée, qui s’apparente à une refondation, transformant durablement et profondément ses structures, est acceptée par tous, malgré les débats qui ont parfois prévalu à son élaboration. Ces derniers ont pu à certains moments revêtir un caractère politique et idéologique en recoupant notamment les clivages entre républicains et monarchistes, car l’ambition était de régénérer le pays par son armée. La réforme militaire est en effet aussi liée à la républicanisation de la France, notamment par le biais de la conscription : conçue au temps de l’Ordre moral, elle est mise en œuvre par les républicains qui gagnent progressivement tous les pouvoirs entre 1876-1877 et 1879. Elle est en même temps l’une des formes de la réaffirmation du sentiment national après la défaite. L’armée devient alors l’« arche sainte » au service de la nation et au-dessus des partis. C’est ce qui explique qu’elle soit autant celle de la Revanche que celle d’une République qui tend à s’identifier à la France.
1 Charles de Gaulle, La France et son armée (1938), in Le Fil de l’épée et autres écrits, Paris, Plon, 1999, p. 451.
2 Annie Crépin, Défendre la France. Les Français, la guerre et le service militaire, de la guerre de Sept Ans à Verdun, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 318 sq.
3 Philippe Boulanger, La France devant la conscription. Géographie historique d’une institution républicaine 1914-1922, Paris, Economica, 2001, pp. 16-18 et 25-26.
4 Odile Roynette, « Bons pour le service ». L’expérience de la caserne en France à la fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2000, p. 112.
5 Jean-François Chanet, Vers l’armée nouvelle. République conservatrice et réforme militaire 1871-1879, Presses universitaires de Rennes, 2006, p. 109.
6 Michaël Bourlet, « L’évolution de l’organisation et des structures du commandement de l’armée de terre 1870-1914 », Doctrine n° 5, décembre 2004, pp. 77-78.
7 Allan Mitchell, Victors and Vanquished. The German Influence on Army and Church in France after 1870, Chapel Hill & London, The University of North Carolina Press, 1984, p. 82 sq.
8 La France et son armée, op. cit., p. 456.
9 Benoît Durieux, Clausewitz en France. Deux siècles de réflexion sur la guerre, Paris, Economica, 2008.
10 Dimitry Queloz, De la manœuvre napoléonienne à l’offensive à outrance. La tactique générale de l’armée française 1871-1914, Paris, Economica, 2009.
11 Jean-Charles Jauffret, « L’épée », in Guy Pedroncini (dir.), Histoire militaire de la France. T. III, De 1871 à 1940, Paris, puf, 1992, p. 6.
12 La France et son armée, op. cit., p. 457.
13 Jean-Charles Jauffret, « Le bouclier », in Guy Pedroncini, op. cit., pp. 38-39.
14 Jean-François Chanet, op. cit.