« C’est un peu comme si l’on avait ouvert une porte restée verrouillée depuis deux cent cinquante ans », raconte Isabelle Aristide-Hastir, conservateur général du patrimoine. « On croyait avoir tout dit de la relation amoureuse qui lia Marie-Antoinette (1755-1793) et Axel de Fersen (1755-1810) », poursuit l’archiviste-paléographe. « Pourtant certains éléments résistaient encore aux historiens. Grâce à la technique dite de “fluorescence des rayons X”, nous sommes finalement parvenus à les faire parler. Une première mondiale1 ! » Après deux cent cinquante ans d’infructueuses tentatives pour essayer de distinguer de fines lettres à l’encre noire derrière un massif caviardage, la science aura finalement eu raison du secret. Par le recours à des moyens techniques encore inexistants il y a quelques années, les chercheurs sont parvenus à distinguer les deux encres… par leur teneur relative en plomb. Mais à l’excitation de la découverte a immédiatement succédé la déception : les mots qui émergent du passé, loin de confirmer les hypothèses les plus extravagantes, ne révèlent rien de bien neuf sur la relation platonique que la reine entretenait avec son amour de jeunesse.
Cette histoire pour le moins touchante n’aurait sans doute d’intérêt que celui du fait divers si elle ne renseignait pas plus fondamentalement sur la nature profondément paradoxale du secret. Or le secret, rappellent Cyril Rival comme Éric Letonturier, n’est rien de moins que le propre de l’homme dans sa relation à l’autre : « Les hommes se distinguent par ce qu’ils montrent et se ressemblent par ce qu’ils cachent », notait Paul Valéry.
Premier paradoxe, le secret est toujours provisoire, en danger d’être percé. Ce que l’on cherche à cacher ou à protéger ne l’est que temporairement. Percer le secret n’est bien souvent qu’une question de temps, donc de moyens à consentir. Un lieu physique est toujours accessible – songeons qu’avant de donner son nom à un meuble, le « secret » est le nom d’un tiroir dissimulé. Celui qui détient l’information – le « secrétaire », au sens étymologique – peut toujours finir par parler, même si, insistent Sébastien Schehr et le général Benoît Puga, la préservation du secret est fondamentalement affaire de loyauté, donc d’éducation et de formation. La dématérialisation des données aurait pu faire penser que le secret pouvait échapper aux risques que lui fait peser son contenant matériel – coffres ou individus –, mais le constat est tout autre. Autant la question cruciale du lieu de stockage des données sensibles (serveurs à l’étranger par exemple) que le développement des capacités offensives en cyber tendent à modérer l’enthousiasme pour le tout-dématérialisé. « Le numérique fait peur là où il serait d’un usage très utile et ne fait pas peur là où il est dangereux », écrit Didier Sicard, qui nous offre une réflexion toute en nuances sur l’usage à faire des données de santé. Car au-delà des risques de captation par des tiers malintentionnés, Internet est le lieu d’une duplicité, d’une fausse proximité, qui pousse à la confidence. Le secret 2.0, pour emprunter l’expression à Éric Letonturier, serait donc d’autant plus difficile à protéger que nous sommes les premiers à le lever au prétexte d’une confiance qui se révèle le plus souvent excessive.
Second paradoxe, le secret n’a qu’une valeur relative au contexte. Les témoignages d’affection du marquis suédois pour la reine de France pouvaient susciter un certain émoi en 1790 (quoique…) ; ils font au mieux sourire aujourd’hui. Les fameux « secrets de famille » font certainement des ravages, mais il est rare qu’à plusieurs générations d’écart ils ne se limitent pas à des anecdotes gênées ou grivoises à l’occasion d’un repas de famille. Dans le registre de l’évolution des armements, les exemples ne manquent pas d’inventions dépassées sitôt mises en service, alors même que les mesures prises pour en protéger le développement ont justifié les plus grandes précautions et suscité d’importantes prises de risques pour s’en emparer. Dans le champ des opérations, un renseignement, que l’on souhaite protéger – et Frédéric Barbry de montrer combien il en va bien souvent de la sécurité de nos forces sur le terrain – ou que l’on veut au contraire acquérir, peut rapidement devenir obsolète. L’histoire passionnante, dévoilée par Jean-Marc Degoulange, du sous-lieutenant Delavie qui découvre le moyen d’écouter les conversations téléphoniques allemandes est édifiante. Pendant la bataille de Verdun, les postes d’écoute créés grâce à lui offrent aux Français un incomparable avantage, à la condition d’exploiter à temps le renseignement obtenu, qu’il s’agisse de frapper une position allemande ou de se prémunir d’une attaque. En outre, l’avantage comparatif, même s’il est correctement exploité, est toujours provisoire : il disparaît le jour où l’adversaire se dote des mêmes moyens, voire les surclasse.
Troisième paradoxe, plus un secret est protégé, plus l’envie de s’en emparer est importante. Cyril Rival explore la psychologie du secret, soulignant combien ce qui est confidentiel suscite la convoitise et combien le secret peut être lourd à porter. Le secret a une valeur, donc un coût, pour celui qui veut l’obtenir comme pour celui qui cherche à le protéger. Pour ce dernier, le coût peut être financier, mais il l’est aussi en capacité à « vivre avec » voire à « utiliser » le secret dont il est le dépositaire. À titre individuel, la gestion d’un secret demande un effort permanent, ne serait-ce que pour contrôler ce qui peut ou pas être dit ; cet effort consomme de l’énergie et génère du stress. Autre exemple, cette fois collectif, la gestion des mentions de classification au titre de la protection du secret de la défense nationale n’a rien de neutre. Une « sous » classification peut conduire à dévoiler ce qui ne devrait pas l’être, donc à la compromission, mais une « sur » classification réduit la capacité à faire circuler le document, donc à en exploiter opportunément le contenu. Or il ne sert à rien de posséder une information si l’on ne peut pas en faire fructifier la valeur avant qu’elle ne soit devenue obsolète. Associée au constat d’une masse toujours plus importante d’informations à traiter, cette remarque, qui relève du bon sens, conduit à devoir jauger une information à son bon niveau de confidentialité pour éviter une trop grande viscosité puis une embolie du système d’exploitation.
Quatrième paradoxe, le secret protège la liberté et pourtant c’est la transparence qui apparaît comme le symbole de la démocratie. Au passage d’ailleurs, l’individu qui exige toujours plus de transparence – comptes publics, rapports d’enquête, vie privée des responsables politiques, judiciarisation des opérations militaires… – est aussi celui qui estime désormais que sa liberté n’a pas de prix, et qu’à ce titre ce qui le concerne ne concerne que lui et personne d’autre. Le secret pour soi-même et la transparence pour les autres ! Mais la question du secret – de sa protection, de son contrôle et de ses limites – est au cœur du fonctionnement de nos sociétés ; en témoigne la production de nombreux textes normatifs, dont Ronan Doaré offre un exemple avec une présentation des évolutions contenues dans la nouvelle instruction sur la protection du secret de la défense nationale. Mais la tendance générale de l’époque semble être à toujours plus de transparence. Or, prévient Olivier Abel, le secret n’est pas seulement un voile posé sur l’inavouable. En dépit de la suspicion naturelle que fait naître tout ce qui est caché – ces « saveurs empoisonnées du complot » dont Patrick Clervoy décrit la trop tentante délectation –, il protège aussi utilement la sphère de l’intime, physique comme psychologique. Caroline Muller et Pascal Nègre rappellent fort à-propos que le sacré est de cet ordre. Plus largement, le secret protège la démocratie en garantissant l’anonymat du votant dans l’isoloir ; et, en protégeant la relation entre un avocat et son client, il légitimise in fine la décision de condamnation, défend Daniel Soulez-Larivière. Trop souvent liberté et secret sont opposés, alors même que le second participe à la préservation de la première. En ces matières, la nuance est de mise et tout dogmatisme délétère.
Cinquième paradoxe, le secret est à la fois un facteur d’efficacité et reste opposé à l’action politique qui repose sur la communication. La dissuasion, telle que Cyril de Jaurias, le praticien, et Olivier Schmitt, le théoricien, nous la donnent à comprendre, est un exemple paradigmatique de stratégie qui prend appui tout à la fois sur la maîtrise de « secrets », d’où les réticences à voir les compétences se disséminer, et sur une puissante communication, puisque dissuader l’autre c’est avant tout lui faire croire qu’il a tout à perdre s’il ne renonce pas. Plus généralement d’ailleurs, il y a dans cette relation paradoxale de l’ombre à la lumière un caractère universel propre au secret. Ce dernier n’a de valeur que si son existence est connue, même, et d’autant plus, si son contenu reste caché. Or, insiste Emmanuel Mignot, c’est justement de ce rapport entre confidentialité et communication que la diplomatie tire sa puissance. A contrario, chercher à taire absolument un secret – ce qui n’est en réalité valable qu’un temps, plus ou moins long –, c’est nier l’existence même. Alya Aglan le montre en soulignant l’ambivalence du secret pour le Résistant s’attaquant à l’occupant nazi : si le secret protège le clandestin autant qu’il relève ses coups d’éclat, la répression qui consiste, une fois capturé, à effacer toute trace de son existence jusqu’à rayer son nom est l’expression d’une volonté qui cherche à faire sombrer l’être dans le néant : Nacht und Nebel !
Sixième paradoxe, moins il y a de secret, plus tout est public, moins les informations importantes sont déchiffrables, plus elles sont secrètes… Au xxie siècle, un agent secret qui n’aurait aucune signature numérique serait immédiatement identifié. La « légende » doit donc s’adapter aux réalités du monde d’aujourd’hui : passer inaperçu suppose d’être dissimulé au milieu du bruit ambiant, certainement pas d’en sortir par un étonnant silence. Pour mieux se fondre, « monsieur X » doit épouser la signature numérique de « monsieur tout le monde ». James Bond ne s’y retrouverait pas, mais, sans doute qu’aujourd’hui, une des façons de protéger une information très sensible consiste à la « perdre » ou à la dissimuler dans la masse. En l’espèce, dévoiler le « secret d’État » au travers des fictions qui régalent les téléspectateurs, du type Le Bureau des légendes, n’est-ce pas aussi donner à voir l’extraordinaire pour mieux dissimuler l’essentiel, note avec beaucoup de finesse Pauline Blistène ? La question du volume des informations à traiter est devenue centrale dans la mesure où les systèmes de récolte de données, faute de pouvoir tout absorber, opèrent des tris selon des mots clés. Au bilan, un faible pourcentage d’informations, eu égard à la masse en circulation, fait l’objet d’un traitement spécifique (recoupement, analyse, interprétation…). Protéger un secret au xxie siècle revient peut-être finalement à ne pas trop chercher à le protéger…
Soyez les bienvenus dans ce nouveau numéro d’Inflexions, qui vous propose une exploration du secret… en toute transparence !
1 L. Rossignol, « Pas si frivole, Marie-Antoinette ? Les dernières révélations de ses lettres d’amour », Télérama, 9 juin 2020, en ligne sur : https://www.telerama.fr/scenes/pas-si-frivole-marie-antoinette-ce-que-revelent-les-dernieres-analyses-de-ses-lettres-damour-6651145.php