En 1907, dans L’Émigré, le romancier catholique Paul Bourget relate le cas de conscience d’un officier au moment des inventaires des biens ecclésiastiques, lors de la séparation des Églises et de l’État. Le lieutenant en question choisit de « briser son épée », c’est-à-dire de renoncer à la carrière des armes, plutôt que d’exécuter des ordres visant à assurer le bon déroulement de l’inventaire d’une église, qui heurtent ses convictions religieuses. Cette fiction littéraire fait écho à ce qu’ont accompli en 1906 une vingtaine d’officiers alléguant leur conscience, leur honneur et leur foi pour refuser de telles missions. En revanche, la majorité des militaires requis ont exécuté le maintien de l’ordre attendu, même si certains d’entre eux pouvaient en réprouver l’esprit ou la légitimité, en invoquant le respect de la discipline et le devoir. Dans quelle mesure les références aux notions de valeur et de vertu pourraient-elles éclairer ces différentes attitudes ? La première a une dimension éthique qui renvoie à ce que ces officiers jugent estimable ; la seconde recouvre des qualités reconnues, comme le courage et la conformité à un idéal. La présentation du cadre d’intervention de l’armée, puis des comportements des officiers et enfin de leurs légitimations permettra d’en mesurer la portée.
- Un cadre d’intervention réglementé
La loi de séparation des Églises et de l’État (1905) a prescrit la création d’associations cultuelles destinées à recevoir et à gérer les biens ecclésiastiques, dont les lieux de culte, qui appartenaient auparavant à l’État, aux départements ou aux communes. À cette fin, il devait être procédé à leur « inventaire descriptif et estimatif », une disposition technique adoptée d’ailleurs sans polémique lors du débat parlementaire. Mais une instruction d’application de janvier 1906 prévoit que les agents qui allaient en être chargés puissent demander, le cas échéant, l’« ouverture des tabernacles ». Cette mesure suscite en particulier l’opposition d’une partie du clergé et des fidèles, qui perçoivent alors les inventaires comme un sacrilège, une profanation, voire les prémices d’une spoliation rappelant la Révolution. La quasi-totalité des contestations émanent des catholiques, les protestants et les juifs acceptant globalement la séparation.
Si la plupart des inventaires s’effectuent dans le calme, quelques-uns néanmoins donnent lieu à des manifestations et à des blocages d’églises dans plusieurs régions rurales, catholiques et périphériques, dont la Bretagne, la Flandre et le sud du Massif central. Les incidents se produisent surtout après les opérations agitées et médiatisées de quelques paroisses parisiennes, et la condamnation pontificale de la séparation au début du mois de février 1906. Afin de prévenir ou de contenir les troubles lorsque les forces de police ou de gendarmerie risquent d’être dépassées, les préfets requièrent l’armée, comme ils le font habituellement pour le maintien de l’ordre lors de grèves ouvrières ou comme ils ont procédé aussi face à l’agitation provoquée par l’application des lois de 1901 et de 1904 sur les congrégations religieuses. Toutefois, la mort d’un homme à Boeschèpe (Nord), le 6 mars 1906, entraîne la chute du gouvernement puis la suspension des inventaires jusqu’en novembre suivant. L’armée est à nouveau requise à la fin de cette année pour des expulsions de séminaires et d’évêchés, que l’Église perd à la suite de son refus d’instituer les associations cultuelles.
Les principes et les modalités de la réquisition de la force armée contre les attroupements, applicables lors des inventaires, sont définis par les lois des 10 juillet et 26 juillet-3 août 1791, que précisent de nombreux textes ultérieurs, dont une instruction du 24 juin 1903 ainsi que les circulaires des 15 janvier 1905 et 20 mars 19061. Ces documents déterminent la territorialité des procédures et fondent la suprématie de l’autorité civile requérante, qui fixe l’objet de la réquisition, vis-à-vis du militaire requis, chargé de l’exécution des mesures ; mais la concertation préalable entre les deux est également demandée. Pour éviter d’éventuelles interrogations ou contestations juridiques de la part des exécutants, les réquisitions civiles sont assimilées à des ordres militaires à partir de 1906. L’usage des armes est étroitement circonscrit.
Les missions dévolues aux détachements armés consistent à prévenir et à repousser les attroupements, à prêter main-forte aux personnels chargés d’ouvrir les portes d’églises quand celles-ci sont barricadées et à protéger les agents de l’administration des finances qui effectuent les inventaires. Les forces engagées vont de la section d’infanterie ou du peloton de cavalerie le plus souvent, notamment pour les opérations menées dans des paroisses rurales, à des troupes dépassant le millier d’hommes lors de quelques grosses et rares opérations en ville, comme à Roubaix et à Tourcoing, ou dans les grands sanctuaires, comme celui de Sainte-Anne d’Auray, tandis que plusieurs bataillons quadrillent la Haute-Loire au bord de l’insurrection. Il est en revanche difficile de quantifier le nombre d’inventaires auxquels l’armée a pris part : plusieurs centaines sans doute, en tout cas une part minime par rapport aux quarante ou cinquante mille lieux de culte concernés.
- Les attitudes des officiers face aux inventaires
Compte tenu des volumes de forces engagés dans la plupart des opérations, les cadres impliqués sont surtout des officiers subalternes, fantassins et cavaliers2. La présence de la troupe suffit bien souvent à empêcher les débordements, et il est rare que les militaires doivent concourir à l’entrée en force dans l’église. En général d’ailleurs, les pouvoirs publics cherchent à éviter tout risque d’affrontement direct avec la population.
Cependant, si les officiers exécutent strictement les ordres reçus, cela ne signifie pas qu’ils y adhèrent. D’une part, les missions de maintien de l’ordre leur pèsent. Avec la recrudescence des conflits sociaux à la Belle Époque, l’armée est en effet très sollicitée pour ces interventions. L’instruction des soldats et des cadres s’en trouve réduite, alors même que les conscrits restent moins de temps à la caserne depuis que le service militaire est passé à deux ans pour tous en 1905. Enfin, la troupe n’est ni formée ni équipée pour ces missions, ce qui peut expliquer certains drames comme celui de Fourmies3 en 1891.
Par ailleurs, depuis l’affaire Dreyfus, la majorité du corps des officiers est considérée comme cléricale et réactionnaire. Cette représentation est toutefois à nuancer au regard de la diversité effective de leurs opinions politiques et religieuses. Elle a pourtant conduit le ministre de la Guerre, le général André (1900-1904), à organiser le fichage des officiers en fonction de leurs idées afin de promouvoir les républicains dont l’avancement aurait été entravé par l’institution. Pour les catholiques, la participation de l’armée aux inventaires, après son implication dans l’expulsion des congrégations religieuses en 1902-1904, est parfois perçue comme une épreuve supplémentaire, voire un test de fidélité qui leur serait imposé par la République. Cette situation explique les réticences, voire les refus de certains d’entre eux à obéir. Ces comportements n’en restent pas moins minoritaires selon l’Almanach du pèlerin, qui recense seulement vingt-six militaires sanctionnés ou démissionnaires. Quelques dizaines d’autres avaient déjà fait défection lors de l’application des mesures anticongréganistes.
Au-delà de ces chiffres, il est possible d’esquisser une typologie des modes d’action des officiers opposés à ces opérations. Le premier est la démission, comme celle du capitaine de Porcaro, officier de dragons à Dinan, le 26 mars 1906, le jour même de sa promotion au grade de chef d’escadron. Il justifie publiquement son geste par son refus « d’aider au cambriolage des églises ». Des démissions surviennent également après une participation aux inventaires ; une circulaire de mars 1906 impose d’ailleurs au commandement de ne les accepter qu’après que les intéressés ont exécuté les ordres reçus. Mais de tels gestes ne sont pas toujours motivés par de seules considérations politiques et religieuses. Des officiers quittent aussi l’armée pour des raisons matérielles ou à cause de la stagnation de leur carrière, fréquente à l’époque4. Quelques-uns sollicitent une mise à la retraite anticipée.
Une autre attitude est celle de l’esquive ou de l’évitement. Certains officiers, à l’instar de deux lieutenants de hussards à Dinan en novembre 1906, s’absentent, de manière régulière ou pas, à l’annonce de la réquisition : ils peuvent n’encourir dans certains cas qu’une sanction légère, même si cela ne s’est pas toujours vérifié après coup. D’autres se font remplacer par des camarades qui ne partagent pas leurs réticences. Lors des premiers inventaires, un officier du 8e régiment d’infanterie de Saint-Omer prend la place du capitaine Magniez avec l’accord de leur chef de corps5. Quelques-uns se contentent de protestations verbales, parfois même après la mission, comme le lieutenant de dragons Peltereau-Villeneuve, qui exprime à un curé de Reims ses regrets d’avoir dû participer à l’opération visant sa paroisse.
Les actes les plus marquants et les plus médiatisés sont la douzaine de refus d’obéissance, dont les deux tiers se sont produits en Bretagne ou à proximité. Certaines opérations donnent lieu à plusieurs désobéissances successives. À Saint-Servan (Côtes-du-Nord), le 23 février 1906, trois officiers, le commandant Héry puis les capitaines Cléret-Langavant et Spiral6, expriment tour à tour leur refus de faire forcer la porte de l’église.
De telles attitudes sont durement sanctionnées, tant du point de vue disciplinaire que pénal. Des officiers incriminés sont mutés d’office quand ils n’ont fait que protester, les autres sont placés en non-activité par retrait d’emploi et comparaissent devant des conseils de guerre. Les juges militaires se montrent en général compréhensifs et indulgents, d’autant que le droit de réquisition donne lieu à interprétations. En revanche, le capitaine Magniez, le dernier officier à avoir refusé d’obéir en novembre 1906, est condamné à la destitution. Ces procès aident par ailleurs à saisir les motivations des officiers.
- Les légitimations des attitudes des officiers
Les officiers qui ont exécuté les ordres sans discuter, mais pas nécessairement sans les réprouver, s’en sont peu justifiés après coup. Le catholique colonel (futur général) d’Amade, alors chef de corps du 77e régiment d’infanterie, a seulement reconnu, après l’inventaire du séminaire de Beaupréau, que « si désagréable […] ait été le devoir, c’était le devoir, et chacun l’a rempli ». Mais l’une des objections les plus fréquentes élevées contre les attitudes de refus renvoie à la nature de l’obéissance militaire. Si des soldats ne veulent pas exécuter les missions qui leur déplaisent en période de paix, qu’en sera-t-il en temps de guerre ? Quel modèle d’obéissance est ainsi donné aux subordonnés ? Certains de ces derniers ne pourraient-ils s’en prévaloir pour refuser à leur tour de maintenir l’ordre au moment des grèves ?
Au-delà des arguments juridiques contestant la légalité des réquisitions, les officiers parfois présentés comme « réfractaires » justifient plus profondément leur refus d’obéissance par le primat accordé à la conscience, à l’honneur et à la foi. Le capitaine Magniez affirme ainsi : « Chrétien dans l’âme, j’aimerais mieux être fusillé […] que de commettre un sacrilège, ou de commander de le commettre. […] Nul n’a le droit de donner certains ordres dont l’exécution viole la conscience de tous les catholiques. Ce serait, pour moi, renier mon baptême et me rendre parjure7. » Le capitaine Spiral est convaincu aussi d’« avoir fait [son] devoir, dicté par [sa] conscience, d’accord avec l’honneur », tandis que le capitaine Cléret-Langavant était prêt « à faire à la patrie tous les sacrifices », mais pas celui de l’honneur, qu’il veut « garder intact »8.
Ces officiers jugent leur droit à l’objection de conscience supérieur au devoir d’obéissance, alors que l’ordonnance de 1873 stipule que « la discipline [fait] la force principale des armées » et exige que « les ordres soient exécutés littéralement, sans hésitation ni murmure ». Pour dépasser cette contradiction, le monarchiste général Donop explique que « les droits de l’autorité et les devoirs de l’obéissance restent, dans l’armée comme ailleurs, soumis aux lois morales qui constituent toute autorité et toute obéissance ». Or « bon nombre de lois nient Dieu, la loi naturelle et la liberté humaine », ce qui les rend injustes9. En alléguant leur conscience, les officiers font en quelque sorte prévaloir l’éthique de conviction sur l’éthique de responsabilité, selon la distinction établie par Max Weber : l’une, radicale, inconditionnelle et absolue, renvoie à celle du croyant ; l’autre est celle du responsable qui cherche à mesurer les conséquences temporelles de ses décisions.
L’argumentaire des « réfractaires » ne fait jamais mention de fidélité aux « valeurs ». Néanmoins, celle-ci peut apparaître comme implicite et sous-entendue par les déclinaisons que ces officiers en font : la justice, la morale et surtout l’honneur, référence chevaleresque prégnante dans la culture militaire. Leur appel à la conscience renvoie par ailleurs au discernement des valeurs auxquelles ils n’entendent pas déroger. Celles-ci font donc l’objet d’une adhésion individuelle et d’une appréciation subjective, même si elles relèvent d’un patrimoine collectif. En l’occurrence, celui-ci pourrait correspondre, selon l’une des catégories distinguées par Monique Castillo, au système de valeurs traditionalistes fondé sur la transcendance10, dans la mesure où les « réfractaires » font aussi état de leur foi. Ils ne contestent pas non plus ouvertement la loi de séparation ou les inventaires, ni même le régime républicain, mais seulement l’obligation qui leur est imposée de prendre part à certaines missions : c’est le registre personnel qui est mis en avant.
Les officiers qui ont exécuté les ordres ne se réfèrent pas davantage à des valeurs pour justifier leur obéissance. La discipline à laquelle ils consentent fonde leur action : elle n’est pas mythifiée pour autant, mais simplement respectée et appliquée parce qu’elle est réglementaire. Comme l’a résumé le général de Galliffet à la suite de condamnations prononcées par les conseils de guerre à l’encontre de « réfractaires » : dura lex, sed lex. Le loyalisme de la majorité peut ainsi suggérer, d’après la typologie de Monique Castillo, son adhésion au système de valeurs modernistes, fondées sur la raison – qui peut contribuer à l’obéissance. Toutes ces valeurs sont pensées au pluriel : elles doivent être distinguées de la valeur singulière, dont l’acception militaire traditionnelle – associée précisément à la discipline dans la devise de la Marine – est le courage : mais il s’agit alors de vertus.
Les officiers et leur entourage n’invoquent d’ailleurs pas davantage la vertu (ni les vertus), simplement le « devoir ». À la différence des valeurs, qui supposent une légitimation en partie personnelle, celle-là fait l’objet d’une reconnaissance morale extérieure à celui qui la pratique. Ce peut être la société ou l’institution. À la fin du Second Empire, un petit livre distinguait, parmi les vertus militaires, l’héroïsme, la foi et la piété, ainsi que le courage et le désintéressement. Pour son auteur, « la religion qui prescrit le sacrifice, l’obéissance, le dévouement aux autres, qui défend la mollesse, réprouve l’orgueil, interdit l’égoïsme, est la religion de l’homme de guerre »11. Des propos analogues saluent quarante ans plus tard les « réfractaires », notamment dans les milieux catholiques intransigeants qui les soutiennent et qui présentent leur éviction de l’armée comme un « sacrifice », voire un « martyre ». Cette interprétation religieuse reste néanmoins circonscrite à ces courants. À l’inverse, les officiers qui ont obéi et fait preuve de discipline lors des inventaires incarnent également, auprès de l’armée, de la nation et de l’État, une représentation de la vertu militaire par leur rigueur professionnelle.
Il serait possible enfin de distinguer la légitimité dont se prévalent les « réfractaires » au nom de leur conscience, et la légalité revendiquée par les autres officiers attachés au respect des règlements de discipline.
Les officiers chargés de concourir à l’exécution des inventaires expriment donc, par leur refus ou leur acceptation de cette mission, deux conceptions du devoir et de l’honneur. L’une met en avant le devoir moral imposé par la conscience et à la fidélité duquel s’attache l’honneur ; l’autre insiste au contraire sur le devoir militaire fondé sur le respect strict et sacré d’une discipline librement consentie, ce qui est également une source d’honneur. La référence aux valeurs et aux vertus, même si elle n’est pas explicite chez les protagonistes de cette histoire, peut en partie s’appliquer à la légitimation des actes des uns et des autres. Ces deux notions en effet ne s’opposent pas dans ce contexte particulier : elles se croisent en fonction des interprétations et des points de vue personnels ou collectifs. Ce moment de tensions des inventaires a aussi été une étape dans la réflexion sur la nature de l’obéissance militaire, dont les événements, et les choix qu’ils ont impliqués, en 1940, 1942 ou 1961, ont constitué d’autres jalons plus cruciaux encore.
1 Voir X. Boniface, « L’armée et le maintien de l’ordre lors de l’application des lois laïques (1902-1906) », Inflexions n° 31, janvier 2016, pp. 183-191.
2 Voir X. Boniface, L’Armée, l’Église et la République (1879-1914), Paris, Nouveau Monde Édition/dpma, 2012, chapitre 7.
3 Le 1er mai 1891, à Fourmies, dans le nord de la France, la troupe met fin dans le sang à une manifestation revendiquant la journée de huit heures. Le bilan est de dix morts, dont deux enfants, et trente-cinq blessés.
4 Général Pédoya, L’Armée évolue. T. III, Désirs et plaintes des officiers, Paris, Chapelot, 1909, p. 15.
5 L. Ducrocq, Sous la hache du bourreau, Paris, A. Taffin-Lefort, 1909, pp. 104-105.
6 Commandant Héry, Les Inventaires de Saint-Servan. Le deuxième procès de Rennes, Niort, G. Clouzot, 1907.
7 Ducrocq, op. cit., p. 196.
8 Héry, op. cit., pp. 237-238.
9 Général Donop, Commandement et Obéissance, Paris, Nouvelle librairie nationale, 1908, pp. 53 et 69.
10 M. Castillo, Faire renaissance. Une éthique publique pour demain, Paris, Vrin, 2016.
11 J. Aymard, Les Vertus militaires, Lille/Paris, Librairie Lefort, 4e édition 1871.