« La réforme des institutions vient trop tard lorsque la déception
des peuples est devenue irréparable, lorsque le cœur des peuples est brisé. »
Georges Bernanos (Les Grands Cimetières sous la lune, 1938)
Réforme de l’État, réforme des retraites, réforme de la justice, réforme des collectivités territoriales, réforme des armées… Le mot, bateau, passe-partout, à la mode, sature notre univers informationnel d’appels au changement. Paradoxalement, à tout désigner, il semble ne plus rien expliquer et finalement perdre en substance ce qu’il a gagné en popularité. Quand, en 1938, Bernanos évoquait les réformes en Allemagne, il faisait référence au schisme de Luther et au coup d’État d’Hitler, inflexions majeures du cours de l’histoire, pas à la réorganisation des usines sidérurgiques de la Ruhr et encore moins aux transferts de joueurs entre le Bayern de Munich et le Milan AC…
Pourquoi alors n’utiliser aujourd’hui qu’un seul mot pour tout décrire quand la langue française est particulièrement riche d’un vocabulaire exprimant les formes possibles de l’action destinée à produire une amélioration ? Ajustement, rectification, correction, amendement, modification, évolution, modernisation, changement, transformation, refonte, révolution… Les subtiles nuances sont pléthores. Les variations de sens, en intensité (de la douce progression à la rupture) et en portée (du superficiel au très profond), dessinent une grille de lecture intéressante pour classer à grands traits les mots les uns par rapport aux autres et tenter ainsi, dans cette jungle lexicale, de « remettre à sa place » la « réforme ».
Si cette dernière se distingue du « changement » par le caractère radical de l’effet qu’elle opère – étymologiquement une « reformation »1 –, elle est censée produire une importante amélioration, mais toujours dans le respect des structures institutionnelles existantes, par opposition à la révolte ou à la révolution pour leur part jamais totalement étrangères au déchaînement de la violence sociale.
Mais le constat ne s’arrête malheureusement pas là. Le rétrécissement du champ lexical se double d’un appauvrissement sémantique qui n’est pas fortuit ; la confusion entretenue traduit une réalité politique, sinon un projet2. « La perversion de la cité commence par la fraude des mots », affirmait Platon ; la « novlangue »3 quotidiennement à l’œuvre n’est pas qu’une anodine simplification du vocabulaire, mais le remplacement volontaire de termes par d’autres. En supprimant toute forme de nuance, l’usage abusif et quasi exclusif du mot « réforme » impose à nos contemporains l’idée, savamment entretenue, d’une possible rupture salvatrice ; il fait croire au changement profond en évitant absolument d’effrayer.
Certes, à décharge du politique, le contexte actuel appelle un électrochoc : interdépendance mondiale pour le meilleur mais aussi pour le pire, comme l’illustre la situation en Grèce ; crise économique et sociale dans laquelle le poids de la dette est tel que les marges de manœuvre des gouvernants sont extrêmement limitées ; impression d’une accélération du temps, le citoyen moderne, vivant dans et pour l’instant, exigeant avec impatience des résultats tangibles et immédiats… La réforme est l’opium du temps présent : un doux calmant pour le peuple angoissé ; un puissant dopant pour un politique en quête de popularité.
Nul n’oserait pour autant contester la nécessité du changement ; l’évolution est la condition sine qua non de survie de tout système en relation d’échanges avec son environnement. Si ce dernier se ferme totalement, ses structures, en se figeant, se trouvent en décalage croissant avec l’extérieur ; faute de respiration, il étouffe et disparaît par implosion. A contrario, si les fluctuations en provenance de l’environnement sont trop importantes, en intensité ou en nombre, les composants, ne parvenant pas à « digérer » les input, se dénaturent, dénouent leurs liens, et l’organisme finit par se dissoudre. La question est donc d’abord celle d’un équilibre à trouver entre les changements et les permanences. Dans les deux cas, le facteur temps – le temps entendu comme moment et comme durée4 – est donc au cœur de la réflexion sur la réforme ; il s’agit de déterminer le moment précis où il semble indispensable de la déclencher (« Réformer à temps ») et de déterminer comment la conduire dans le temps (« Le temps de la réforme »).
Le diagnostic de cette double lecture au prisme du sablier est inquiétant. La réforme en France est malade. À l’instar du mot, à tout, trop et tout le temps vouloir réformer, on ne réforme plus rien. N’en déplaise à Richard Descoings, feu directeur de Sciences-Po, qui affirmait qu’elle « doit devenir quelque chose d’ordinaire »5, la réforme n’a pas de sens si elle ne demeure pas extraordinaire. Peut-être est-il temps de réformer la réforme ?
- Réformer à temps
Dans les systèmes sociaux, composés d’un inextricable entrelacs de sous-systèmes – « secteurs » pour les uns ou « champs » pour les autres –, les ajustements sont permanents. Ils ne sont pas nécessairement l’expression d’une volonté supérieure ; nombre de turbulences sont encaissées par de simples acteurs qui réagissent spontanément aux aléas. En développant par addition d’initiatives individuelles une capacité instinctive et incrémentale d’auto-organisation, le système acquiert finalement une « plasticité »6 qui le rend toujours plus résistant aux contraintes extérieures. Cette qualité foncière étonnante, développée au gré d’expériences aussi improbables que désordonnées, ne suffit pourtant pas à diminuer les tensions internes provoquées par les secousses les plus violentes. La complexité des sociétés modernes est telle que certaines réponses ne peuvent s’organiser efficacement sans l’intervention décisive d’un niveau représentant la volonté collective. S’il est admis que du politique dépend par conséquent la responsabilité de conduire la réforme, la question de l’opportunité du changement, donc de sa nécessité à un instant historique particulier, n’est pas pour autant résolue. La réforme est-elle réellement déclenchée au « bon » moment ?
- L’âge du capitaine, détonateur de la réforme
La mise en chantier d’une réforme correspond normalement à un besoin de restauration d’équilibres soit entre le système et son environnement, soit entre le système et ses sous-systèmes : on ne réforme pas par plaisir, rappelle, un peu provocateur, Michel Crozier7. Certes, mais cette impérative nécessité ressentie par le corps social est-elle le produit de contraintes générées dans la durée par le contexte socio historique ou le résultat de la décision ponctuelle d’un ou plusieurs acteurs ?
Deux écoles s’opposent sur la question : les « holistes » insistent sur le poids de la structure, celle-ci étant entendue comme l’ensemble des mécanismes historiques, institutionnels, économiques, sociaux, culturels et cognitifs8 ; les « individualistes » soulignent au contraire le rôle totalement déterminant de certains acteurs clés, experts ou « hommes providentiels », dans le processus de décision9. Dans un cas, l’erre du bateau est telle que le choix du capitaine s’avère négligeable ; dans l’autre, le changement de cap est immédiat sans que la route initialement suivie n’ait une quelconque influence. L’illustration peut sembler triviale mais, en mer comme ailleurs, la vérité se trouve entre les deux pour être une fine alchimie entre l’« âge » du capitaine – expérience et esprit de décision – et les performances – tonnage et vitesse – du bâtiment.
Une analyse des politiques publiques qui se voudrait pertinente ne devrait donc pas manquer de combiner les deux approches, celle par les acteurs mettant en évidence les conditions de la prise de décision (organisation), celle par les structures montrant la tension grandissante produite par des contraintes du changement (anarchie). Les études les plus récentes de ces « anarchies organisées »10 confirment que si le changement s’inscrit presque toujours dans une logique de nécessité historique, le passage à l’acte, le détonateur de la réforme, reste in fine du ressort d’un acteur qui ne peut totalement, voire ne veut pas du tout, s’affranchir de son agenda personnel.
- Une construction symbolique a posteriori
Renouvelant les études sur la politique de défense française après la guerre froide, Bastien Irondelle démontre ainsi que le passage à l’armée de métier a été le choix politique d’un seul homme11. Selon lui, les conditions socio historiques qui rendaient possible et légitime la réforme des armées étaient réunies dès 1991, au lendemain de la guerre du Golfe, deux ans après la chute du mur de Berlin. Nécessaires mais pas suffisantes, ces conditions de structure n’ont alors pu provoquer de changement en l’absence d’une volonté politique clairement affichée. En 1996, la décision de réformer les armées est prise, mais sans que ces contraintes soient davantage déterminantes. Le président de la République annonce brutalement sa décision, sans débat national, contre les avis de Bercy et de la Défense, et alors que le groupe de travail en charge du dossier s’achemine plutôt vers un modèle d’armée mixte. Au sortir de l’élection présidentielle, dans une conjoncture politique délicate, Jacques Chirac fait le pari de l’armée professionnelle pour inscrire d’emblée le nouveau septennat dans l’ère de la réforme radicale. La décision, qui se heurte d’ailleurs « à l’unanimité des préférences des principaux acteurs »12, est donc d’abord le résultat d’un calcul politique partisan, personnel et particulier.
Or ce qui frappe le plus dans le cas de la « refondation », c’est le décalage entre l’ampleur des divergences avant la décision et la convergence des discours après. Car, « comme toute réforme, le passage à l’armée professionnelle fait l’objet d’une mise en récit »13. En effet, curieusement, hommes politiques, experts et militaires se rejoignent presque tous sur un modèle explicatif cohérent qui fait paradoxalement la part belle aux conditions de structures. La mise sur agenda de la réforme apparaît rétrospectivement comme totalement inéluctable : la professionnalisation de l’armée française serait une indispensable adaptation au nouveau contexte géostratégique. Une des positions politiques l’ayant emporté sur les autres, l’État – en tant que « champ des champs » ou « point géométral » dirait Bourdieu14 – devient le lieu où se légitime le choix via une opération symbolique de théâtralisation. Par un procédé de retournement, l’acteur en position de force construit l’illusion d’une nécessité imposée par une transcendance extérieure. Cette fiction l’autorise à intervenir dans le fonctionnement du système pour, paraphrasant Rousseau, mettre la réforme au-dessus des hommes alors que c’est l’homme qui fait la réforme et qu’il le sait15.
- La « bulle » réformiste
Si le politique réussit par conséquent le tour de force d’être à la fois le « détonateur » et le « légitimateur » de réformes, ces dernières apparaissent néanmoins d’autant plus fondées à être enclenchées qu’elles se trouvent en phase avec les conditions socio historiques du moment. Les contraintes structurelles sont d’ailleurs parfois telles que la fameuse « réforme », annoncée à grand renfort de trompettes, ne correspond plus en réalité à un vrai choix politique, lequel suppose une prise de risque, mais n’est que l’officialisation d’un changement profond déjà bien entamé. En l’espèce, le niveau actuel atteint par la dette publique française – 85 % du pib en 2011 – laisse songeur quant à la marge d’initiative réellement laissée aux gouvernants pour adopter des solutions politiques radicalement différenciées. Dans de telles conditions de contraintes, la scène politique ressemble alors plus à « une commedia dell’arte dans laquelle les acteurs improvisent sur des thèmes imposés »16, d’aucuns cherchant à rattraper le changement plutôt qu’à l’initier, d’autres revendiquant à grands cris la paternité des réformes pour espérer inscrire leur nom dans l’Histoire.
Or, paradoxalement, plus cette capacité d’action s’avère faible, notamment en situation de crise économique, plus le discours sur la réforme semble au contraire se renforcer. À l’instar des « bulles financières » qui font artificiellement gonfler les valeurs immobilières, les mots enflent pour échapper à toute réalité et n’être plus que les vecteurs d’une « politique incantatoire »17. Cette rhétorique démagogique, aussi absurde que dangereuse, appelle sans relâche au « grand soir » pour tenter de capter les électeurs angoissés par la détérioration de leurs conditions de vie.
Dans une société malade du temps18, obnubilée par le présent et angoissée par l’avenir, annoncer en tribune vouloir faire table rase du passé est un « coup » politique qui peut ponctuellement faire son effet pour catalyser les énergies. Fonction ô combien paradoxale que celle du tribun qui ne peut exister que dans la contestation, qui, par essence, perd sa raison d’être quand le changement revendiqué, son « fonds de commerce », se produit effectivement19…
Sans pour autant aller jusqu’à conclure qu’un homme politique puisse appeler à la réforme sans réellement en désirer les effets, force est de constater que le mot gagne en valeur déclaratoire ce qu’il perd en valeur performative. Les discours prônant la rupture, allocutions vibrionnaires traduisant l’« accélération de nos appétits réformateurs »20, ont un degré de crédibilité inversement proportionnel à leur prolifération dans l’espace public. À trop banaliser l’idée de rupture, plus personne n’y croit vraiment.
- Le temps de la réforme
Une fois prise la décision et enclenchée la réforme, la question de son rapport au temps n’est pas pour autant totalement résolue. Au « quand » de l’instant succède naturellement le « comment », qui ne peut s’apprécier que dans la durée. Le changement comme « passage d’un état à un autre » est, par définition, nécessairement fonction du temps. La réforme n’y échappe pas, qui peut être jugée selon l’intensité des mesures prises (profondes ou superficielles), l’étendue de son champ d’application (restreinte ou générale) et l’effet final recherché (les objectifs sont-ils atteints ?). La combinaison de ces trois paramètres permet de juger de la valeur, certes relative mais néanmoins indicative, de toute réforme sur une échelle allant de l’échec cuisant à la parfaite réussite. Or l’analyse des processus de changement conduit à penser que la réforme en France est malade.
- La réforme superficielle
Première pathologie remarquable, la réformite est, dans une société stressée par ce qu’elle perçoit comme une accélération du temps, la propension naturelle à la réformette21, au superficiel favorisé par le temps court du politique. À l’instar de ce qui a été décrit concernant l’inflation du discours, la réforme fait les frais d’une logique de rentabilité immédiate caractéristique de l’époque.
Dans un contexte de calendrier électoral très « resserré » – cinq ou six ans au plus22 –, il est tentant, pour un homme politique souhaitant voir son mandat renouvelé, de traiter les symptômes plutôt que les causes. Les thérapies « choc » ont l’avantage d’avoir des effets apparents à court terme sans comporter les risques d’une remise en question complète du système. En effet, les résultats d’un traitement en profondeur ne peuvent être attendus qu’à plus longue échéance, ce qui implique suffisamment de « désintéressement »23 pour laisser d’autres récolter les bénéfices de ses propres actions ; de tels résultats supposent également, au départ, l’adoption de mesures courageuses qui, parce que bouleversant le quotidien, font rarement l’unanimité et rendent impopulaire jusqu’à déchaîner la violence sociale. « Tant qu’il s’agit de l’écume, de l’apparence, de la surface, tout va bien et rien n’arrête la furia francese. Dès que le fond des choses est en cause, dès qu’un privilège est en péril, dès qu’un droit acquis est remis en question, alors c’est la révolte générale24. »
Prenant l’exemple de l’Éducation nationale, Michel Crozier met en évidence l’inutilité de réformes limitées à des aménagements cosmétiques – changement du nom des filières, saupoudrage d’heures de cours – alors que la question de fond, l’adéquation entre l’enseignement reçu et les compétences exigées sur le marché du travail, est rarement remise en cause25.
Appliquée au ministère de la Défense, ce constat interroge la tendance récurrente à réformer en agissant sur les moyens – le format – sans réfléchir réellement sur les fins : à savoir les missions. Nul ne peut nier que les modifications actuelles sont d’importance, mais elles restent superficielles au sens où elles négligent la question centrale : quelle est la raison d’être de l’outil ? Dans un contexte de contrainte budgétaire croissante, la logique de rationalisation économique est naturellement l’objectif principal : « Utiliser avec la meilleure efficience possible les moyens26. » Ne pouvant pour autant prendre la responsabilité d’« affaiblir les conditions opérationnelles d’activité des armées »27, elle procède par « grignotage » successif, plus ou moins homothétique, avec l’espoir, jamais garanti, de ne pas passer sous un niveau plancher qui rendrait finalement inefficace l’emploi des forces armées.
Notant à ce propos l’absence de débat public sur la légitimité de l’action militaire, Sébastien Jakubowski démontre comment la réforme actuelle, en adoptant une perspective strictement organisationnelle – baisse des crédits, restructurations de la carte militaire, modification des structures et des processus –, reste exclusivement « centrée sur les moyens et non sur les fins »28. Le citoyen attentif ne s’y trompe pas et remarque que la question des fins – « Une défense pour quoi faire ? » « Quelle défense voulons-nous ? » – ne réapparaît dans les programmes politiques qu’à l’occasion de l’élection présidentielle.
- La réforme expansée
Deuxième pathologie, le réformisme est, au-delà de la simple doctrine politique29, une posture intellectuelle consistant à vouloir systématiquement tout remettre en question. La réforme urbi et orbi est perçue par ses zélateurs comme l’indispensable corollaire du progrès. « Au lieu d’enfermer votre société politique dans une ceinture qu’il faut briser pour l’élargir, vous donnez à cette ceinture une élasticité suffisante pour que l’avenir s’y introduise sans violence30. » Mais l’enfer est pavé de bonnes intentions. À accepter trop de fluctuations, le système se met en incapacité de toutes les assimiler ; l’équilibre interne entre permanences et changements est rompu, toute « ceinture » ayant une élasticité limitée.
Si la réforme d’un segment particulier joue toujours un rôle sur l’ensemble, la réforme simultanée d’un trop grand nombre de segments induit mécaniquement une multitude de combinaisons que provoquent les effets de couple actions-rétroactions. Faute de modélisation performante, l’effet final se trouve par conséquent très difficile à estimer, en supposant que le système puisse survivre à de telles perturbations sans une crise profonde d’identité. Cette fuite en avant du « management moderniste » serait, selon Jean-Pierre Le Goff, « symptomatique d’institutions désorientées pour qui le “changement” est devenu le maître mot et qui ne parviennent plus à dessiner un cadre d’action cohérent et des perspectives d’avenir »31.
Les armées font aujourd’hui l’objet d’une réforme sans précédent parce que déclenchée tous azimuts : aux réductions drastiques de format s’ajoutent la refonte des structures, la réorganisation du soutien, la redéfinition des processus de fonctionnement et la mise en œuvre simultanée de nouveaux systèmes d’information tels que chorus ou fd en ligne32. Chacun des changements est en soi justifié, mais l’individu se trouve au cœur d’une réorganisation qui le laisse seul point fixe au milieu d’un ensemble de pièces mobiles. Pour atteindre des objectifs d’économie, la spécialisation des fonctions est poussée le plus loin possible : l’organisation prend le pas sur l’institution ; l’intégration verticale se fait au détriment d’une cohérence horizontale qu’incarnait auparavant le régiment. Les ajustements entre fonctions deviennent plus difficiles à mesure que les liens de solidarité se distendent entre « prestataire » et « bénéficiaire », physiquement et moralement éloignés l’un de l’autre. Le projet consistant à accentuer encore davantage la dichotomie artificielle entre fonctions « opérationnelles » et fonctions « non opérationnelles », en réservant les unes au personnel militaire et les autres au personnel civil, ne peut que contribuer à accroître les tensions. En se heurtant aux exigences spécifiques de l’engagement armé, notamment de cohésion et de cohérence, cette évolution pose en interne la question centrale de l’identité.
- La réforme inaboutie
Troisième pathologie, la réforme peut ne jamais aboutir soit qu’elle ne parvienne pas à donner les résultats escomptés, soit qu’une autre réforme vienne la percuter de plein fouet avant terme. Dans le premier cas, elle est rejetée en bloc, à l’instar de la loi Devaquet33, ou simplement vidée de toute substance « active » par des contre-feux ciblés ou par l’évolution naturelle des conditions socio historiques. Dans le second cas, elle se trouve interrompue ou fortement contrariée par le déclenchement d’un autre processus de changement. Décidée « sans savoir si la précédente a été efficace »34, la nouvelle réforme ne bénéficie donc pas d’un retour d’expérience suffisant pour permettre « une appréciation juste des conséquences »35 ; un procureur, reconnaissant devant les caméras qu’il n’arrive pas intégrer toutes les nouvelles dispositions législatives au rythme où elles paraissent, s’exclame, agacé : « Oubliez-nous un peu que l’on ait le temps de se poser et d’assimiler les réformes36. » En ces affaires, le recul s’avère pourtant indispensable, explique le sociologue Michel Crozier, soulignant que toute réforme doit demeurer un acte grave qui, à ce titre, mérite réflexion.
Le processus originel se trouve pour sa part mis en difficulté par la modification brutale et imprévue des conditions de son exécution. La politique d’emploi et de gestion des parcs (pegp)37 offre un bon exemple de cet effet de catapultage, d’écrasement partiel d’une réforme par une autre. Mise en place en 2006 pour optimiser la ressource en véhicules de gamme tactique dans l’armée de terre, la pegp est fragilisée par les restrictions imposées depuis 2008 dans le processus de la « transformation »38. La réduction drastique du nombre de maintenanciers ainsi que la restructuration en profondeur des unités du matériel – avec notamment la création du service de la maintenance industrielle terrestre (smiter) – ont retardé la mise en rotation des parcs et conduit l’état-major de l’armée de terre à amender le projet initial. Les critiques actuelles de la pegp, notamment celles portant sur la faible valeur quantitative et qualitative du parc de service permanent (psp), devraient donc davantage s’intéresser à l’évolution des conditions d’exercice de cette réforme depuis sa mise en œuvre plutôt que de la condamner en bloc.
La mise en abîme effrénée des réformes – l’accélération réformiste que regrette Michel Rocard – s’apparente à une fuite en avant qui n’autorise plus aucun pilotage. Le changement appelant le changement, la situation devient ubuesque puisque ce qui doit faire l’objet d’une modification par réforme n’est même plus estimé de façon certaine. La réforme, à défaut d’être une rupture, devient un état permanent, un bruit de fond sans début ni fin. « Le management moderniste est problématique en ce qu’il valorise plus le discours, la communication, l’image, le paraître que la pratique effective et qu’il entraîne ceux qui travaillent dans un mouvement continu de réformes qui impliquent des “sacrifices nécessaires” qui paraissent sans fin39. »
Ces trois pathologies dont souffre la réforme ne sont pas exclusives les unes des autres. Non seulement réformite et réformisme ne sont pas contradictoires mais ils sont sans doute plus liés qu’il n’y paraît à première vue. La tentation réformiste serait à la réforme, d’une certaine façon, ce que l’élargissement est à l’Europe ; en cherchant à s’appliquer au plus grand nombre, la réforme perd en profondeur ce qu’elle gagne en extension.
Ce constat au prisme du sablier est inquiétant. Qu’il s’agisse de son rapport au temps comme instant – moment choisi pour la déclencher – ou au temps comme durée – conditions de son exécution – la réforme semble être l’objet d’une manipulation générale qui la dénature profondément. Cette idée, sous-jacente dans bien des aspects de cette étude, n’est pas sans conforter a priori l’hypothèse, évoquée en introduction, d’une « novlangue » inconsciemment à l’œuvre. Inconsciemment à l’œuvre car, pour préjudiciable qu’elle soit, cette perversion de la langue, qui fait notamment recourir au mot « réforme » pour désigner la moindre des évolutions, n’est pas décidée, organisée et pilotée par un centre unique tel que l’imagine George Orwell. Sauf à souscrire aux théories du complot également en vogue en ces temps d’incertitude, il paraît plus vraisemblable de conclure à une convergence naturelle des comportements qui conduit, par défaut et par facilité, à une inflation du recours à la réforme comme tentative réelle ou symbolique de rupture avec un quotidien jugé insatisfaisant. À examiner les processus, ici sévèrement jugés incomplets voire inefficaces, force est d’admettre en effet que les hommes au cœur de ces réformes sont de bonne volonté ; le besoin de changement est ressenti comme d’autant plus impératif et légitime que les conditions économiques sont difficiles et que l’avenir est perçu comme incertain.
Mais alors, que faire, si la critique paraît aisée et l’art si difficile ? Faut-il supprimer toute idée de réforme, considérant un peu brutalement avec Henry Wallich que « l’expérience est le nom que nous donnons à nos erreurs passées, la réforme celui que nous donnons à nos erreurs futures »40 ? Faut-il ainsi « réformer » la réforme, au sens militaire du verbe, fustigeant par la même le principe alors que c’est l’usage qui fait en réalité question ? Non, bien entendu, sinon à condamner la société à péricliter par manque d’évolution. Sans doute faut-il plutôt tenter de « reformer » – refonder – la réforme en cherchant à lui restituer la valeur qui est la sienne. L’irrésistible attraction pour le mouvement, qui caractérise notre époque, mérite d’être canalisée, le sens donné à toute action réévalué de sorte qu’à chaque mot corresponde une réalité précise. Si dire, c’est faire41, la réforme doit demeurer extraordinaire et le mot n’être réservé qu’aux changements majeurs destinés à modifier en profondeur la société. Toute évolution étant fonction du temps, peut-être faudrait-il, tout simplement, prendre son temps avant de déclencher une réforme, puis laisser à cette dernière suffisamment de temps pour réussir.
1 Mot utilisé dans le sens de « réforme » jusqu’à la fin du xixe siècle.
2 John Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970.
3 George Orwell, 1984. La « novlangue » est la langue officielle d’Océania.
4 Étienne Klein, Les Tactiques de Chronos, Paris, Flammarion, 2004. Sur la polysémie et la difficulté à définir le mot « temps ».
5 Le Monde, 12 janvier 2012, p. 14.
6 Michel Dobry, Sociologie des crises politiques, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1986, rééd. 1992. Consulter le chapitre III « Plasticité des systèmes complexes ».
7 Michel Crozier, On ne change pas la société par décret, Paris, Grasset, 1979, p. 65.
8 Pierre Muller, « Esquisse d’une théorie du changement dans l’action publique. Structures, acteurs et cadres cognitifs », Revue française de science politique, 2005, vol. 55, n° 1, pp. 155-187, p. 165.
9 Graham Allison, Philip Zelikow, Essence of Decision: Explaining the Cuban Missile Crisis, New York, Longman, 1999.
10 Pierre Muller, op. cit., p. 166.
11 Bastien Irondelle, La Réforme des armées en France, Paris, Presses de Sciences-Po, 2011.
12 Ibid., pp. 32-33.
13 Ibid., p. 18.
14 Pierre Bourdieu, Sur l’État, cours au collège de France 1989-1992, Paris, Le Seuil, 2012.
15 Jean-Jacques Rousseau, Considérations sur le gouvernement de Pologne et sur sa réformation projetée, Genève, Du Peyrou, 1782. Cité dans Jean-Pierre Dupuy, La Marque du sacré, Paris, Flammarion, 2010, p. 17 : « “Mettre la loi au-dessus de l’homme”, alors même que c’est l’homme qui fait la loi et qu’il le sait. »
16 Raymond Aron, Les Désillusions du progrès. Essai sur la dialectique de la modernité, Paris, Calmann-Lévy, 1969, p. 7.
17 Michel Crozier, op. cit.
18 Nicole Aubert, Le Culte de l’urgence. La société malade du temps, Paris, Flammarion, 2003.
19 Georges Lavau, « Partis et systèmes politiques : interactions et fonctions », Revue canadienne de science politique, vol. 2, n° 1, mars 1969, pp. 18-44.
20 Michel Rocard, intervention lors de la présentation de la publication « Horizons stratégiques », Conseil économique, social et environnemental, Palais d’Iéna, Paris, 26 mars 2012.
21 Le terme apparaît en France dans le vocabulaire politique vers 1960.
22 Six ans pour les municipales, les cantonales, les régionales et les sénatoriales ; cinq ans pour les législatives, les européennes et les présidentielles.
23 Michel Rocard, Mes points sur les i, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 218.
24 Alain Duhamel, Les Peurs françaises, Paris, Flammarion, 1993, p. 159.
25 Michel Crozier, La Crise de l’intelligence, Paris, Le Seuil, 1998.
26 Christian Piotre, « Une réforme inédite », Défense nationale et sécurité collective n° 7, juillet 2009, pp. 5-15.
27 Ibid.
28 Sébastien Jakubowski, « L’institution militaire confrontée aux réformes organisationnelles », L’Année sociologique, Paris, puf, 2011, vol. 61, n° 2, pp. 297-321.
29 Le réformisme est contemporain de l’essor du socialisme à la fin du xixe siècle. L’adjectif « réformiste » a été introduit dans le vocabulaire politique en Angleterre à la fin du xviiie siècle. L’influence du mouvement, qui se bat pour une plus grande justice électorale, culmine avec le Great Reform Bill de 1832.
30 Étienne-Joseph-Louis Garnier-Pages (dir.), Dictionnaire politique, Paris, Librairie Pagnerre, 1868.
31 Jean-Pierre Le Goff, « Les évolutions de l’encadrement dans l’entreprise. Regards croisés, armées et société : commandement, management et autorité », Politique Autrement, février 2011, p. 27.
32 chorus permet de gérer la dépense, les recettes non fiscales et la comptabilité de l’État dans le cadre de la lolf. fd en ligne permet de gérer les frais de déplacement.
33 Projet de loi portant réforme des universités françaises présenté fin 1986. Il prévoyait notamment de sélectionner les étudiants à l’entrée des universités et de mettre celles-ci en concurrence. Devant la pression populaire, le projet est retiré le 8 décembre 1986.
34 Michel Rocard, intervention lors de la présentation de la publication « Horizons stratégiques », op.cit.
35 Michel Crozier, On ne change pas la société par décret, op. cit.
36 Journal télévisé de 20 heures, France 2, 18 avril 2012.
37 La pegp est conçue pour optimiser l’emploi des véhicules. Ces derniers sont répartis en quatre parcs : un parc d’entraînement (pe, dans les camps et les écoles), un parc en service permanent (psp, dans les régiments), un parc d’alerte (pa, pour les projections d’urgence), un parc de gestion (pg, véritable « respiration » du système).
38 « Transformation » est le nom donné à la réforme programmée de l’armée de terre entre 2009 et 2014.
39 Jean-Pierre Le Goff, op. cit.
40 Henry C. Wallich (1914-1988), économiste américain, professeur à Yale et nommé gouverneur de la Réserve fédérale américaine en 1974.
41 John Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Le Seuil, 1970.