« Renaissance et reconnaissance. C’est autour de ces deux très beaux mots de notre langue que nous pouvons, aujourd’hui, nous réunir. Renaissance d’un régiment qui retrouve son nom et ses traditions, c’est-à-dire sa mémoire. Reconnaissance de la France à cette armée d’Afrique composée de Français de métropole et d’Afrique du Nord, de chrétiens, de musulmans, de Juifs et d’étrangers qui, de la conquête de l’Algérie à la décolonisation, dans un formidable brassage d’origines et de religions, ont défendu le même idéal, avec le même courage, la même abnégation, sous le même drapeau. »
Par ces mots, prononcés le 21 mai 1994 à Épinal, le ministre de la Défense François Léotard ne fait pas seulement renaître le 1er régiment de tirailleurs, dissout trente ans plus tôt. Il redonne d’abord vie à un passé méconnu, entretenant ainsi le souvenir des centaines de milliers de tirailleurs nord-africains qui, de 1831 à 1965, ont accepté de tout quitter et de tout donner au service de la France. Il rend aussi hommage aux sacrifices de ces combattants, pour l’essentiel musulmans, qui traversèrent la Méditerranée pour porter secours à la Patrie en danger, « montrant aux Français que si la Nation naît du sang reçu, elle vit du sang versé ». Il donne enfin à leurs héritiers, tirailleurs d’aujourd’hui, une histoire et des valeurs sur lesquelles s’adosser pour exercer leur métier et accomplir leur devoir, en cultivant des traditions qui forgent leur cohésion et donnent du sens à leur action.
Étrange sacrifice consenti par ces hommes venus d’Algérie, du Maroc et de Tunisie que celui d’accepter de mourir sous tous les horizons pour défendre une terre qui n’était pas la leur, pour libérer une patrie qui leur était finalement bien lointaine, au nom de la grandeur d’un pays à bien des égards étranger. Et pourtant, la réponse ne réside-t-elle pas dans l’attachement de ces « indigènes » à des valeurs dans lesquelles, en dépit de leurs différences culturelles, ils se reconnaissaient, parce qu’elles leur avaient été enseignées et qu’ils les pratiquaient au quotidien, au milieu de leurs frères d’armes ? N’est-ce pas parce qu’ils se sentaient intégrés à une Histoire et liés à une terre qui, bien que lointaine, était devenue charnelle, qu’ils firent le choix de la France, envers et contre tous ?
Leur épopée mérite d’être connue de ceux qui récoltent aujourd’hui les bénéfices de leur tribut. Sous l’Empire, puis au nom de la République, ils ont écrit parmi les plus belles pages de notre roman national : celles du rayonnement de la France et de ses idées, celles de sa puissance forgée et défendue par son armée. En ce sens, l’histoire des tirailleurs ne traverse pas seulement l’Histoire de France, elle la raconte dans ce qu’elle a de grand et de tragique. Elle est riche d’enseignements, donc de promesses, pour peu que l’on confère à l’Histoire le rôle qui lui revient d’enseigner tout en puisant dans le passé ce qui permet de forger l’identité collective d’une nation et d’éclairer son avenir.
C’est d’ailleurs l’esprit qui prévaut lorsqu’il est question de tradition militaire. Devenues baroques aux yeux des « modernes » en raison des pratiques prétendument surannées qui les véhiculent, les traditions sont volontiers considérées avec une distance teintée d’incompréhension pour les valeurs qu’elles perpétuent, voire de méfiance, suspectées qu’elles sont d’alimenter tous les dangers. Et pourtant, loin de ce qui est communément admis, elles ne consistent pas à reproduire à l’identique des pratiques venues d’un autre âge, mais bien, selon la formule de Paul Valéry, à retrouver et à transmettre ce qui a permis de faire de grandes choses pour pouvoir continuer à en faire encore bien d’autres, en d’autres temps. Voilà ce qu’apporte aux tirailleurs d’aujourd’hui l’héritage historique des tirailleurs d’hier. Encore faut-il connaître ce passé. Encore faut-il vouloir enseigner ce qu’il apprend de plus essentiel dans l’accomplissement du service des armes de la France. Encore faut-il accepter qu’il façonne une conscience historique collective capable de dépasser les individualités et le communautarisme.
L’histoire des tirailleurs commence avec la conquête de l’Algérie. Les mercenaires turcomans défaits à Alger en 1830 se trouvent désœuvrés. Les effectifs des troupes métropolitaines se révèlent rapidement insuffisants pour occuper le terrain conquis. Les chefs militaires français perçoivent vite la valeur guerrière des tribus arabes. Enfin, plus tard, l’incorporation de ces soldats indigènes dans les rangs de l’armée française sera perçue comme un moyen de renforcer la politique coloniale du général Bugeaud, poursuivie par le maréchal Lyautey, consistant à « soumettre l’adversaire jusqu’à la collaboration intime et confiante avec son vainqueur », « tout projet de colonisation européenne devant se combiner avec l’intérêt arabe ». Il s’agit alors moins de pacifier par les armes que de créer une communauté de destin dont l’armée constitue l’un des piliers au même titre que la construction des villages et la fertilisation des terres.
D’abord irrégulières, les trois premières unités mises sur pied à Alger, Oran et Constantine sont incorporées dans l’armée française par ordonnance royale du 7 décembre 1841. Elles donnent naissance en 1856, aux 1er, 2e et 3e régiments de tirailleurs algériens. Lorsque la Tunisie passe sous protectorat français en 1884, le 4e régiment de tirailleurs tunisiens est créé. Le 1er régiment de tirailleurs marocains sera quant à lui formé en 1914 pour des raisons évidentes. Au fil du temps, ce sont quarante-sept régiments de tirailleurs algériens, marocains et tunisiens qui verront le jour, avant de disparaître, en 1965 pour les derniers d’entre eux.
Les tirailleurs seront de toutes les campagnes du Second Empire et de la IIIe République. En 1854, devant constituer un bataillon de marche pour contrer les Russes en Crimée, le colonel de Wimpffen refuse six cents volontaires, chacun des tirailleurs répondant à son appel comme un seul homme : « Là où tu iras, nous irons ! » Ce bataillon perdra cinq cents des siens au siège de Sébastopol. En 1859, il défait les Autrichiens à Turbigo, Magenta et Solferino. En 1860, le 1er régiment de tirailleurs algériens intervient au Sénégal, puis participe à la prise de Vinh Long en Cochinchine en 1862. Au Mexique, la conduite des turcos à San Lorenzo en 1863 précipite la chute de Mexico et reçoit les éloges du commandant en chef de l’expédition : « Partout où l’honneur du nom français était en jeu, partout les tirailleurs ont été les premiers à le défendre et à le porter haut. » Après la défaite de Sedan, puis entre les deux guerres, en Extrême-Orient, à Madagascar, au Levant, en Tunisie, au Maroc et en Algérie, les tirailleurs participent à l’édification et à la pacification de l’empire colonial français, constitutif alors de la puissance et de la grandeur de la France.
Un empire colonial d’où les troupes viendront combattre et mourir pour la France, sur son sol, à trois reprises. Le 4 août 1870, les tirailleurs se sacrifient à Wissembourg en montant à l’assaut des positions adverses et en combattant une journée durant à un contre trois. Deux jours plus tard, lancés dans la bataille de Frœschwiller, les mêmes régiments couvrent par la furie de leurs attaques une nouvelle retraite française. Encerclé dans le bois de Frœschwiller, le 2e régiment de tirailleurs algériens y succombe. Seul le sergent Abdelkader Ben Dekish, entouré de quelques survivants, parvient à s’en extraire en sauvant son drapeau.
Durant la Grande Guerre, la mobilisation est générale, y compris en Afrique du Nord. L’Algérie à elle seule fournit cent soixante-dix mille hommes, dont cinquante-sept mille volontaires. Entre août et septembre 1914, trente-deux bataillons de tirailleurs de tous les régiments d’Afrique du Nord forment douze régiments de marche. L’impétuosité et l’intrépidité de ces « enfants du feu » leur font subir de lourdes pertes, mais leur valent en retour ces mots du général Maunoury : « Disciplinés au feu, ardents dans l’attaque, tenaces dans la défense jusqu’au sacrifice, ils donnent la preuve indiscutable de leurs valeurs guerrières. »
Mai 1940 sonne la défaite, mais non sans résistance. Le 14, la 1re division marocaine, composée essentiellement de trois régiments de tirailleurs marocains, stoppe l’avancée allemande à Gembloux, couvrant le franchissement de la Meuse par les armées françaises. Surtout, en Afrique du Nord, malgré l’armistice, la revanche se prépare. Sous l’impulsion du général Weygand puis du général Juin, les troupes s’entraînent, les équipements sont camouflés, des réduits de manœuvres sont dissimulés, un plan de mobilisation est échafaudé, la flamme est entretenue au point de célébrer en 1941 à Alger le centenaire de l’armée d’Afrique avec un tel faste qu’un officier italien membre de la commission d’armistice écrira : « Je viens de voir cette armée d’Afrique qui a l’orgueil d’une armée qui n’a pas été vaincue. » Et qui ne le sera pas avant d’avoir libéré la France. La marche à l’ennemi débute en 1942 en Tunisie. Elle se poursuit en Corse puis en Italie où s’élancent les « Africains », mêlant Français de souche européenne et nord-africaine, chrétiens, Juifs et musulmans d’Algérie, du Maroc et de Tunisie. Le débarquement de Provence et la campagne de France parachèvent cette revanche des drapeaux, restaurant en même temps que l’intégrité territoriale du pays son honneur un temps perdu. Au bilan, l’effort patriotique de l’Afrique du Nord rassemblera « cent soixante-quinze mille Français de souche européenne et deux cent trente mille musulmans, Français musulmans d’Algérie, marocains et tunisiens»1.
Les tirailleurs n’auront que peu le loisir de profiter de la victoire et de la paix qu’elle promet. Les guerres de décolonisation les appellent. En Indochine d’abord. À Dien Bien Phu, huit cent soixante-dix-sept tirailleurs du 7e régiment de tirailleurs algériens livrent le 14 mars 1954 des combats sans merci, obligeant l’ennemi à marquer une pause dans ses attaques. Ce combat sera le premier d’une longue série qui verra disparaître, avec la garnison du camp retranché, quatre bataillons issus des 1er, 3e et 7e régiments de tirailleurs algériens ainsi que du 4e régiment de tirailleurs marocains. Les promesses de l’émancipation qui déclenchent les événements d’Algérie sonnent le crépuscule des tirailleurs, sans faire oublier qu’ils furent nombreux à faire le choix de la France, une nouvelle fois au péril de leur vie.
La singularité de cette épopée tient à l’amalgame parfait qui fut obtenu de ces régiments. Grâce à la sagesse du commandement, un équilibre harmonieux s’établit entre la prise en compte du fait culturel et l’application de l’organisation et des règlements militaires en vigueur. Une remarquable symbiose fut ainsi réalisée entre les Français et les Maghrébins. Dès leur création, les bataillons nord-africains adoptèrent la structure et l’organisation des bataillons d’infanterie de leur époque. C’est ce qui leur permit d’intégrer avec autant de facilité l’ordre de bataille de l’armée française, et de participer avec une telle efficacité à toutes les campagnes et à toutes les guerres aux côtés des autres unités françaises. Car, pour tirer le meilleur parti des qualités des combattants nord-africains, il fallait savoir exploiter les vertus guerrières qui leur étaient propres, en canalisant leur fougue au combat par une organisation militaire et en exerçant une autorité ferme par un commandement juste. Voilà ce qui caractérise l’esprit tirailleur : une harmonieuse alchimie intégrant les us et coutumes dans un cadre qui les transcende. Ce constat met en lumière au passage les facteurs de succès d’une intégration réussie, qui repose moins sur l’affirmation et la reconnaissance des spécificités de chacun que sur l’acceptation de règles communes qui soudent une même communauté.
L’esprit tirailleur promeut l’intrépidité au combat. Celle-ci donne le supplément de courage qui permet d’affronter le danger et, finalement, de recevoir la mort comme une fatalité, le mektoub, que le soldat musulman accepte comme une volonté de Dieu, au même titre que la chance, la baraka. L’esprit tirailleur est aussi indissociable du combat, le baroud, que le Nord-Africain considère comme une activité noble et qu’il pratique comme un jeu, avec l’esprit espiègle de celui que la mort n’effraie pas. En retour, il attend du commandement qu’il s’exerce en respectant la chrâa : la justice. Essentielle à ses yeux, elle doit être rendue sans faiblesse – il méprise cette dernière –, après que le chef a pris l’avis des plus anciens, les chibanis.
Connaître et comprendre les hommes confiés à son commandement constituait le premier devoir du chef à qui une troupe nord-africaine était confiée et la première marque de respect qu’il lui devait. Ce principe, rappelé dans une notice de 1941 à l’usage des gradés appelés à commander des militaires musulmans nord-africains, a guidé le commandement dans l’armée d’Afrique tout au long de son histoire. Encourageant les chefs à adopter un style de commandement empreint de respect et d’ouverture, il a sans aucun doute contribué à nouer au sein des régiments de tirailleurs des liens d’une intensité telle que le général de Monsabert évoqua une vraie et grande famille. Voilà peut-être une des raisons qui rend moins étrange le sacrifice consenti par ces hommes venus d’Algérie, du Maroc et de Tunisie défendre une terre qui n’était pas la leur, libérer une patrie qui leur était finalement bien lointaine, au nom de la grandeur d’un pays qui leur était étranger. Leur fidélité s’exprima bien plus loin que ce que l’on peut imaginer, au point de renoncer après la guerre d’Algérie à la terre de leurs pères pour faire le choix d’une terre d’adoption. Les anciens tirailleurs qui sont encore de ce monde et qui viennent témoigner de leur histoire au 1er régiment de tirailleurs racontent cet épisode sans le moindre regret ni le moindre remords, avec une fierté qui fait honneur à notre pays et qui nous oblige vis-à-vis d’eux.
Mais alors, que retenir aujourd’hui de cette épopée longue de cent trente-quatre années ? Que nous apprend-elle d’utile à notre époque ? Le soldat d’aujourd’hui y apprend ce que des hommes ordinaires peuvent accomplir lorsqu’ils sont mus par le courage, un dévouement poussé à l’abnégation la plus absolue, une force collective forgée dans la fraternité d’armes. Le citoyen y redécouvre ce que le sentiment d’appartenance à la Nation peut produire. Pour le soldat, tout ceci s’inculque grâce aux traditions militaires.
« Les traditions militaires ont un double objectif : cimenter le sens identitaire des groupes et contribuer à en assurer la permanence. Elles forment donc une composante essentielle de ce rythme historique fondamental que Fernand Braudel a appelé la longue durée. Le cadre politique et social change, la fonction militaire continue à travers ses traditions même si la référence est passée du seigneur à l’État, du roi à la nation2. » Voilà posé le sens des traditions militaires : elles constituent un moyen et non une fin. Un moyen de dépasser les instincts et de souder des individualités, un moyen de trouver des raisons de mourir et de tuer, un moyen de vaincre la violence sans y céder. Et puisque l’homme reste malgré tout l’instrument premier du combat, nul ne peut ignorer la part de « modernité » qu’il doit dépasser pour faire la guerre sans le priver de la part d’humanité qui lui appartient. Les traditions militaires l’y aident. Elles donnent du sens à son action en l’inscrivant dans une continuité et en lui offrant un idéal. Elles posent un cadre éthique. Elles donnent les moyens de lutter à « armes égales » avec son adversaire en stimulant ce qui forge la force morale d’une troupe : « La fierté de servir, un élan du cœur et une fraternité d’armes exprimée dans un fort sentiment d’identité3. » Voilà pourquoi le 1er régiment de tirailleurs, comme toutes les autres formations de l’armée de terre, s’appuie au quotidien sur ses traditions véhiculées par des us et coutumes, des pratiques, des rites et des symboles.
La commémoration de la bataille du Garigliano en constitue l’un des piliers. D’un mot rappelons qu’entre l’automne 1943 et le printemps 1944, les Alliés butent sur la ligne Gustav qui barre la route de Rome, et que c’est le corps expéditionnaire français d’Italie qui fera sauter le verrou grâce au génie militaire du général Juin qui lance, dans une chaîne de montagnes jugée infranchissable, une troupe qui viendra à bout d’un ennemi réputé invincible. Du 11 au 18 mai 1944, la 3e division d’infanterie algérienne, la 2e division d’infanterie de montagne et la 4e division d’infanterie marocaine renforcée du groupement de tabors marocains enlèvent une à une les positions allemandes. Chaque année, le 1er régiment de tirailleurs commémore la bataille, pour se souvenir bien sûr, mais aussi parce que la force morale individuelle et collective s’en trouve raffermie. Commémorer, c’est inviter les tirailleurs d’aujourd’hui à méditer ce que des hommes ordinaires peuvent accomplir d’extraordinaire quand le courage domine la peur, quand la volonté prend le pas sur le renoncement, quand la détermination dissipe les doutes et quand l’esprit de corps transcende l’individualisme et l’instinct de conservation.
L’évocation des combats inculque les valeurs auxquelles le soldat est éternellement appelé. À l’image du sacrifice du tirailleur Khelifa et de celui du tirailleur Mohammed Gacemben. Blessé à mort, le premier se plante au garde-à-vous sous les balles devant son capitaine avant d’expirer dans un dernier souffle : « Vive la France ! » Le second, lui aussi blessé à mort après avoir protégé son chef d’une rafale ennemie, de lui dire : « Tiens, prends mon pansement mon commandant ! Tu es blessé. Toi, il ne faut pas que tu meures ! Moi, ça ne fait rien. »
Entendre le récit de la bataille rappelle aussi ce que la victoire doit au courage et à la détermination. Le 11 mai, à 23 h, les turcos se ruent à l’attaque, mais au matin du 12, le résultat est décevant. L’ennemi a repoussé les vagues françaises en leur infligeant de lourdes pertes. Le doute s’empare de la troupe. Les chefs hésitent. Le général Juin se porte alors sur le front et donne l’ordre de relancer l’offensive dès le lendemain à l’aube. Finalement, au terme d’une semaine d’assauts victorieux inlassablement répétés, les tirailleurs réussissent l’exploit. Leur rusticité, leur furie légendaire sous le feu et leur insolence face à la mort auront raison de l’adversaire.
Cet épisode donne également une leçon de commandement aux chefs d’aujourd’hui. C’est la force de caractère du général Juin qui convainc le général Alexander qu’il peut rompre le front en s’infiltrant par les massifs escarpés des Apennins après avoir contourné les Allemands par le Sud et franchi la rivière du Garigliano. C’est son audace qui lui fait concevoir une manœuvre aussi hardie. C’est son intelligence qui lui fait comprendre que la résistance acharnée que livre l’Allemand est un aveu de sa faiblesse : « Il n’a rien derrière lui, pas de profondeur. Tout a été jeté en ligne4. » C’est l’estime et la confiance que ce chef et sa troupe se portent mutuellement qui persuadent les soldats qu’en dépit de l’échec initial la victoire reste possible, ces derniers sachant qu’il ne leur demanderait pas cette prouesse s’il n’était pas convaincu qu’ils pouvaient l’accomplir. C’est enfin l’idéal qu’il leur promet qui les galvanise et les relance infatigablement à l’assaut : « Combattants de l’armée d’Italie, une grande bataille dont le sort peut hâter la libération de votre patrie s’engage. Appelés à l’honneur d’y porter nos couleurs, vous vaincrez comme vous avez déjà vaincu en pensant à la France martyre qui attend et vous regarde. En avant ! »
La cérémonie qui se déroule chaque année de façon rituelle au 1er régiment de tirailleurs prend tout son sens et toute son utilité pour des soldats qui aujourd’hui continuent à faire la guerre, car elle leur rappelle ce que les valeurs du tirailleur du corps expéditionnaire français d’Italie ont d’actuel.
Bien d’autres traditions entretiennent l’esprit de corps du 1er tirailleurs : la Nouba, la formation musicale du régiment, arborant encore la tenue à l’orientale ; le monument de Mostaganem immortalisant deux tirailleurs, l’un debout face à l’ennemi, le second derrière lui, à demi-couché, blessé, lui tendant ses cartouches… Ce patrimoine historique n’a de sens que parce que le soldat d’aujourd’hui y puise sa force : un idéal, une identité, des valeurs. Tout ceci doit se transmettre et s’inculquer. Les rapports distants qu’a longtemps entretenus la société avec son armée, les ressorts qui la gouvernent et la relation qu’elle entretient au temps et à l’Histoire ne facilitent pas l’exercice. À moins que le grand retour de la guerre ne redonne à ces valeurs une nouvelle forme de modernité, les rendant moins étrangères à la société.
Le soldat héritier d’une histoire et porteur de valeurs semble être devenu, au fil du temps, un sujet démodé, comme étranger. Robert Redeker pousse le constat encore plus loin, concluant qu’il est en fait devenu impossible dans notre société. En cause : « Ces phénomènes qui ne sont que des aspects d’un grand mouvement qui secoue l’Histoire depuis plusieurs décennies : l’avancée du vide […] qui rend impossible le service des hautes préoccupations5. »
Pourtant, un temps disparue de l’horizon occidental, la guerre resurgit au seuil de nos portes, sans crier gare, nous rappelant que l’Histoire n’en a pas fini avec nous. Le soldat lointain devient à nouveau familier et, avec lui, le soldat impossible redevient en fait ce qu’il n’a jamais cessé d’être : vital pour la survie de la Nation. L’idéal, l’identité et les valeurs qu’il a entretenues au fil des ans sont perçus de moins en moins étrangement par un pays qui renoue avec l’idée qu’« une nation est une grande solidarité constituée par le sentiment des sacrifices qu’on a faits et de ceux qu’on est disposé à faire encore. Elle suppose un passé, elle se résume pourtant dans le présent par un fait intangible : le consentement, le désir clairement exprimé de continuer la vie commune »6.
Ce consentement passe par la réaffirmation de valeurs partagées sans lesquelles il est impossible de construire un sentiment d’appartenance à une même communauté. Il passe également par le sentiment de vivre une histoire commune qui offre un idéal et forge une identité, ce que Régis Debray définit comme « la représentation d’un grand dessein en marche, la conscience qu’il y a une légende derrière nous et un destin devant nous, l’idée d’un roman inachevé »7. Une partie de notre jeunesse répond avec générosité à l’appel, renouant ainsi avec l’héritage que lui ont laissé les soldats d’hier, les tirailleurs de l’armée d’Afrique. Loin de considérer comme étranges les valeurs dont elle hérite, elle y adhère, par tradition. Parce qu’elle s’y reconnaît. Parce qu’elles leur ont été enseignées et qu’elle les pratique au quotidien entre frères d’armes. Parce qu’elle se sent intégrée à une histoire, à une même famille. Parce qu’elle sait qu’elle ne vaincra ceux qui combattent nos valeurs qu’en leur opposant les nôtres.
1 Général Hure (sd), L’Armée d’Afrique. 1830-1962, Paris, Lavauzelle, 1977, p. 390.
2 Jacques Le Goff, cité dans Line Sourbier-Pinter, Au-delà des armes. Le sens des traditions militaires, Paris, Imprimerie nationale, 2001, pp. 9 et 11.
3 Esprit de corps, traditions et identité dans l’armée de terre, septembre 2003, p. 5.
4 Pierre Darcourt, Armée d’Afrique. La revanche des drapeaux, Paris, La Table ronde, 1972, p. 169.
5 Robert Redeker, Le Soldat impossible, Paris, Éditions Pierre-Guillaume de Roux, pp. 275 et 276.
6 « Qu’est-ce qu’une nation ? », conférence prononcée par Ernest Renan en Sorbonne le 11 mars 1882.
7 Émission radiophonique Répliques d’Alain Finkielkraut du 21 novembre 2015.