Cent quarante-six. Cent quarante-six sur cent soixante. Ils étaient cent quarante-six Espagnols sur les cent soixante soldats qui composaient la 9e compagnie du 3e bataillon du régiment de marche du Tchad de la division Leclerc. Pour l’histoire, la Nueve. Ils s’appelaient Amado Granell, Miguel Campos, Vicente Montoya ou encore Manuel Lozano. Originaires de Valence, de Barcelone, de Madrid ou des Asturies, ce sont ces hommes qui entrèrent les premiers dans Paris le 24 août 1944 afin d’aider l’insurrection parisienne et annoncer l’arrivée du reste de la division commandée par le général Leclerc.
Fait unique dans l’histoire militaire française, cette unité était composée en quasi-totalité d’étrangers, issus d’une même nationalité, en très grande partie des réfugiés politiques. Des hommes qui avaient appartenu à l’armée républicaine ou aux milices populaires ayant combattu les troupes du général Franco. Militaires de carrière, ouvriers ou paysans, ils s’étaient engagés en masse pour défendre la République espagnole et le Front populaire après le coup d’État déclenché le 18 juillet 1936 par une partie de l’armée soutenue par les puissances de l’Axe. Cette guerre civile, la plus meurtrière qu’ait connue l’Europe au cours du xxe siècle, fit près d’un million de morts et poussa vers l’exil cinq cent mille hommes, femmes et enfants. Destination le Mexique, l’Argentine et, surtout, la France... Jugés indésirables par les autorités françaises, une partie de ces soldats, considérés comme « Rouges », s’étaient engagés dans la Légion étrangère en 1940, jusqu’à composer près d’un tiers des effectifs de celle-ci. Les autres avaient été transférés dans les terribles camps du Sahara algérien pour construire le Transsaharien dans des conditions inhumaines.
Tout change avec le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord de novembre 1942. Décision est alors prise par le haut commandement allié de réarmer les Français. Objectif : repousser l’Afrika Korps du général Rommel arrivant d’Égypte. Ces unités françaises, nommées « corps francs d’Afrique », sont commandées par un vétéran de la Grande Guerre, le général de Montsabert. Au milieu de nombreux pieds-noirs, dont beaucoup d’Espagnols, d’évadés de France, de Juifs ou de musulmans, les Espagnols y occupent une place prépondérante car un grand nombre de ces « Rouges » récemment libérés par les autorités gaullistes ont décidé de reprendre les armes dans l’armée française, avec l’espoir de retourner un jour en Espagne renverser Franco.
Deux hommes jouent un rôle déterminant dans cet engagement : Joseph Putz et Miguel Buiza. Le premier, vétéran de 14-18, a combattu dans les Brigades internationales. Le second, ancien chef de la Marine républicaine, a été le seul officier espagnol à combattre en 1940 dans les rangs de la Légion étrangère. Ils commandent deux bataillons à très forte coloration hispanique qui, avec les troupes de Montsabert, affrontent le « renard du désert » dans les montagnes tunisiennes avant de libérer les villes de Tunis et de Bizerte. Beaucoup de leurs hommes, hier indésirables aux yeux des autorités françaises, seront décorés de la croix de guerre avec palmes pour leurs faits d’armes.
Avec l’accord du général de Gaulle, chef de la France libre, les Alliés décident de former une division blindée française, équipée par l’armée américaine, qui doit débarquer durant l’été 1944 en Normandie. Cette unité est commandée par le général Philippe de Hautecloque, dit Leclerc. Or, pour des raisons de ségrégation raciale, les Américains refusent que des Africains aient accès à des unités mécanisées. Malgré les protestations des officiers gaullistes, Leclerc doit se séparer d’hommes qui l’avaient rejoint dès 1941 au Tchad... Les Espagnols sont donc désignés pour rejoindre la division – le castillan devient la langue officielle de la Nueve et des petits drapeaux républicains sont distribués.
La majorité de ces hommes sont des militants anarchistes, mais aussi des communistes, des socialistes ou des républicains modérés. Des différences idéologiques qui génèrent parfois des problèmes hérités de la guerre civile, mais le sentiment d’appartenance à une même patrie et leur antifascisme viscéral s’avèrent être un ciment solide. Ils ont cependant la réputation d’être difficiles à diriger. La tâche est confiée à un fidèle de Leclerc, le capitaine Raymond Dronne. Vétéran de la campagne d’Afrique, cet administrateur colonial passe pour un anticonformiste. Il est secondé par un officier espagnol : Amado Granell. Ce lieutenant de quarante-cinq ans est très certainement le plus beau symbole de l’engagement des Espagnols dans la France libre. Originaire de Valence, il combat dans la Légion espagnole en 1923 dans les montagnes du Rif marocain. Revenu à la vie civile, il ouvre un magasin de motocyclettes. Syndicaliste et conseiller municipal, fervent républicain, il prend les armes dès le début de la guerre civile. De la défense de Madrid à la terrible bataille de Teruel, en passant par celle de l’Ebre, il est de toutes les batailles de la république. Réfugié à Oran, il sert dès 1942 comme officier dans les corps francs d’Afrique, avec lesquels il s’illustre lors de la libération de Bizerte. Sa modération politique et ses hautes qualités militaires vont faire de lui le rouage essentiel de la Nueve.
Formée à Jijelli, en Kabylie, la compagnie part s’entraîner à Témara, au Maroc, avec l’équipement donné par les Américains. L’expérience de la guerre civile est décisive : les Espagnols font déjà figure d’exemple dans le maniement des armes. Sur place, ils reçoivent leurs véhicules. Ces chars Sherman qui vont libérer Paris quelques mois plus tard et qui portent des noms rappelant la guerre civile ou des symboles de la culture espagnole : Madrid, Teruel, Ebro, Don Quijote, Amiral Buiza...
Après un court séjour en Angleterre, la division débarque le 30 juillet 1944 sur les plages normandes. Incorporée au corps d’armée du général Gerow, elle libère Alençon. À la pointe de l’armée, elle va d’emblée s’illustrer dans le bois d’Écouve à Écouché, axe central du repli allemand : les hommes de Dronne prennent position à la grenade, au corps à corps, à la mitrailleuse et remportent une victoire cruciale dans la bataille de Normandie.
À Paris, menée par les communistes de Rol-Tanguy, l’insurrection fait rage. Le général de Gaulle, soucieux de garder la main sur la libération de la capitale, envoie des émissaires de Londres, Alexandre Parodi et Jacques Chaban-Delmas, prendre les choses en main. La Résistance tient la plupart des bâtiments officiels et le chef du Conseil national de la Résistance, Georges Bidault, s’est réfugié à l’Hôtel de Ville. Mais les Américains et Gerow refusent que la ville soit libérée par les troupes françaises. Contrevenant à la décision des Alliés, de Gaulle donne l’ordre à Leclerc d’envoyer des hommes. Ce seront ceux de la Nueve. Constituant une unité de choc, ils ont une expérience particulièrement aiguisée des guérillas urbaines, formés à ses pratiques martiales, souvent d’une violence rare et demandant des qualités très précises dans les rues de Madrid et de Barcelone où ils avaient lutté avec beaucoup de succès...
Le 24 août 1944, Amado Granell, accompagné d’une vingtaine d’hommes, prend le risque de franchir le pont de Sèvres. Il est le premier officier de la France libre à entrer dans Paris et à être reçu par Georges Bidault et les membres de la Résistance à l’Hôtel de Ville. « Ils sont arrivés ! », titre le journal clandestin Libération. Et le temps d’une Une, Granell devient Bronne et américain... Et lorsque, le 26 août, de Gaulle, chef de la France libre et du gouvernement provisoire, descend les Champs-Élysées avec les hauts dignitaires de la Résistance, ce sont encore les « républicains espagnols » de Leclerc qui assurent la sécurité du cortège. Granell en tête.
Et puis il y a la bataille des Vosges, où le froid et la fatigue n’empêchent pas l’ardeur au combat d’une compagnie qui, toujours en tête de la division, perd beaucoup d’hommes. Andelot, Vacqueville, Badonviller ou Châtel-sur-Moselle sont autant de victoires remportées par ces hommes. Des hommes qui sont parmi les premiers à rejoindre le nid d’aigle à Berchtesgaden. Ils ne sont que seize à être alors encore vivants. La majorité est tombée au champ d’honneur pour un pays qui n’était pas le leur.
Après la guerre, ces soldats se retrouvèrent apatrides et sans emploi. Très peu partirent avec Leclerc en Indochine, tel Vicente Montoya, qui termina sa carrière comme officier supérieur de la Légion étrangère. Beaucoup devinrent ouvriers ou artisans, résignés à ne pas voir leur pays libéré du joug franquiste. Seul Amado Granell, le « plus ardent des cosaques », pour plagier l’historien Erwan Bergot, continua la lutte en essayant de réunir républicains et monarchistes afin de rétablir la démocratie.
Ces hommes et leurs exploits sont restés oubliés du grand public pendant plus de soixante ans. Sans le travail de la journaliste espagnole Evelyn Mesquida, qui connaîtrait le rôle de cette unité espagnole, symbole magnifique de tous ces étrangers morts pour la France et ses idéaux. La Nueve est l’incarnation la plus parfaite de ce décret de la Révolution française : « La France s’honorera toujours de recevoir en son sein et sous ses drapeaux les soldats de la liberté qui viendront s’y ranger pour la défendre et, quelle que soit leur patrie, ils ne seront jamais étrangers pour elle. »