L’album des 20 ans

Jean-Luc Cotard

Garde à vous !

Chers amis, vous fêtez les vingt ans d’Inflexions. Mais il s’agit en réalité du vingtième anniversaire de la présentation de la revue et de son premier numéro. Moi, je souffle les bougies d’une aventure de plus de vingt et un ans.

Comme il se doit à l’armée, celle-ci a commencé par un garde à vous, sympathique, souriant, presque amical, mais réel, suivi d’une marche dans le brouillard, les yeux bandés, vers un inconnu total. Et s’est poursuivie par la découverte d’un monde menaçant, avec des instants de solitude et de questionnement, pour finalement se concrétiser par des moments de jubilation intellectuelle et de joies amicales simples.

En 2003, je venais d’arriver au sirpat pour prendre en charge l’ensemble des supports de communication de l’armée de terre (Internet, Intranet, Terre information magazine, l’audiovisuel) et, avec la partie mise en forme des éditions, le secrétariat du Prix littéraire de l ‘armée de terre Erwan Bergot. Dans les couloirs de l’état-major courait le bruit que le chef d’état-major de l’armée de terre (cemat) voulait créer une revue, suivant l’idée de Mme Line Sourbier-Pinter, sa conseillère culturelle, présentée le plus souvent comme un bulldozer. Il s’agissait de faire écrire les militaires sur leur expérience « riche et intéressante » et d’attirer des civils, universitaires ou non, pour la commenter, l’analyser. Au fait de la perception de la communication qu’avait Michèle Alliot-Marie, notre ministre, après un séjour dans le service de communication du ministère, j’étais persuadé que le projet n’aboutirait pas. D’ailleurs, l’évocation du sujet dans les différentes salles de café de l’état-major faisait apparaître au mieux des sourires en coin, au pire des haussements d’épaules accompagnant l’expression méprisante de « danseuse du chef », avec ce charmant soupçon d’anti-intellectualisme que certains militaires trouvent de bon ton d’exprimer.

Alors imaginez un peu quand le général Millet, chef de cabinet du cemat, m’a convoqué afin de m’expliquer qu’étant donné mes qualifications et les compétences qu’il me connaissait – nous avions découvert le Kosovo presque ensemble –, « nul n’était plus à même » d’épauler Mme Line Sourbier-Pinter dans un projet que le chef prenait à cœur… S’en est suivi une description du projet, de la personnalité de « Line » et l’obligation impérative que cela se passe bien. Lorsque j’ai rendu compte à mon chef de service de la mission reçue, celui-ci m’a enjoint de faire le minimum étant donné la politique de la ministre. J’avoue que ce genre de situation…

Quand vous rencontrez des personnes qui savent ce qu’elles veulent, qui se donnent les moyens de réaliser leur projet, qui foncent, escaladent les montagnes, contournent les précipices avec énergie, vous font partager leur envie, leurs idées, vous écoutent pour le choix du logo ou dans la démonstration qu’il est indispensable que le directeur de la publication ne soit pas le cemat – il s’agit d’éviter le risque que ce dernier soit convoqué devant la XVIIe chambre correctionnelle de Paris, en charge des infractions liées aux médias –, réfléchissent autrement que selon la méthode militaire, en utilisant les sens, les associations d’idées…, vous vous laissez séduire petit à petit et vous exécutez l’ordre reçu non seulement d’amitié, mais aussi avec délice. Mais pour la forme, Line avait des idées très précises : il fallait que la revue tranche avec les autres publications dans le format et les couleurs, qu’elle soit sobre, élégante, un bel objet, d’où un premier numéro de 15 cm sur 20,5, de fond blanc avec des titres en rouge. Je me souviens très bien de son appel enthousiaste, essoufflée par le rythme de sa marche sur un boulevard parisien, me « proposant » le titre qu’elle venait de trouver pour éviter les « Croisée de chemins », « Militaires et civils » et autres « Débats » ou « Commentaires ». Voilà, elle avait imaginé/décidé que le terme « Inflexions » signifiait parfaitement ce que promettait le projet. À la fois amusé, agacé, ébaubi et réjoui – nous avions déjà consacré de longs débats au sujet –, j’ai trouvé la proposition limpide, géniale.

Les réunions de travail se tenaient dans un recoin humide des sous-sols de l’état-major, une pièce que les tentures de velours rouge sombre refusaient d’égayer. Cet endroit sinistre permettait cependant à la mission d’évoluer positivement, et c’est là que nous avons accueilli les premiers membres de ce qui allait devenir le comité de rédaction. C’est dans cette atmosphère de poussière, de toiles d’araignée, et certainement de souris, à la lumière de quelques ampoules fatiguées, que je fis la connaissance de François Scheer, de Monique Castillo, de Véronique Nahoum-Grappe et de Jacques Semelin. L’ambiance a dû leur paraître étrange, un brin mystérieuse. De l’autre côté de la table, les généraux Bachelet et Bezacier, le tout frais colonel Lecointre, Line et moi-même. L’ambassadeur avait son petit sourire en coin et les mains jointes, une attitude qui nous deviendra familière ; le général Bachelet a fait preuve de ses talents d’orateur. Ce que je retiens de cette réunion, c’est l’intérêt des civils pour le projet, celui des militaires étant par essence bien entendu acquis, et une réflexion de Véronique : « Même si cette revue ne publie que douze numéros, elle peut devenir essentielle pour les sciences humaines et sociales. »

Le chantier était lancé. Il fallait imaginer le premier numéro, trouver les premiers auteurs. Pour accélérer le mouvement et pour donner la direction à prendre, il fut décidé que ceux-ci seraient les membres du comité de rédaction. Depuis, chaque nouveau membre est sollicité pour proposer un article, une façon de marquer son entrée dans la compagnie. Quant à moi, à chaque fois que je prends la plume, que ce soit pour parler de traditions, de communication, du génie en Bosnie ou de mon cher Monsabert, je me souviens de cette excitation intellectuelle, de l’envie de partager, de critiquer, et reste dépité devant le gouffre de la page blanche.

« Regards et anecdotes », mon premier article pour Inflexions, est né, après une longue hésitation, comme dans une urgence vitale, quelque part dans les airs entre San Francisco et Paris, pour être rendu juste à l’heure. Et Line m’a appelé : un paragraphe de ce papier posait problème – j’y critiquais l’action de diplomates en ex-Yougoslavie. Je me suis cabré farouchement à l’idée de cette censure contraire à l’esprit affiché de la revue : inciter les militaires à écrire librement, le « pouvoir dire » de son sous-titre. J’étais un peu comme le garnement qui teste la volonté et la crédibilité parentale. C’est ainsi qu’analysant avec Line les conséquences à court et à moyen terme d’une potentielle fronde, non pas sur ma carrière, mais pour l’avenir de la revue à laquelle j’étais désormais très attaché – c’est important le partage des idées avant de décider –, j’ai accepté de supprimer le paragraphe incriminé. J’étais malgré tout satisfait d’avoir montré que le discours sur la liberté d’expression avait pour pendant celui sur la responsabilité. Je suis depuis très attentif aux échanges avec les auteurs afin de les aider à exprimer leurs idées, et toutes leurs idées, sans pour autant créer une polémique « buzzesque » qui peut mettre en porte-à-faux l’auteur, la revue et l’institution armée de terre. Les déboires d’un artilleur dans une revue plus ancienne prouvent que cette philosophie présente beaucoup d’avantages… Cette modération affichée de la revue protège donc à la fois le support et l’auteur. Ceux qui le comprennent y trouvent un confort appréciable propice à la maturation de la pensée.

Je ne peux parler des débuts d’Inflexions sans évoquer son baptême, lequel aurait pu être transformé en extrême onction. Il fallait trouver un lieu prestigieux pour présenter la revue ; l’événement requérait la présence de hautes personnalités. Nul endroit n’était plus approprié que le Sénat, en particulier les salons de Boffrand de l’Hôtel du Petit-Luxembourg. La puissance invitante était Christian Poncelet, alors président du Sénat. Les membres du comité de rédaction étaient assis face au public, de part et d’autre de la tribune. Imaginez la colère de la ministre : outre la violation de ses consignes visant à limiter les publications du ministère, elle se voyait invitée par le deuxième personnage de l’État et devait faire bonne figure… Pendant les discours du président du Sénat et du cemat, je voyais en face de moi, au premier rang, ses tentatives désespérées pour rester impassible. J’avais l’impression que tous les militaires qui prenaient la parole étaient photographiés pour que leur image soit ultérieurement affichée dans le vestibule de l’Hôtel de Brienne afin d’y être lardée de fléchettes. Le général Millet a présenté le fonctionnement de la revue, Line les militaires du comité de rédaction et moi les civils, en insistant sur leurs qualités afin de souligner le poids et l’influence potentielle de cette revue naissante. Après les araignées des sous-sols de l’îlot Saint-Germain, les ors de la République offraient une compensation étrange.

Quelques mois plus tard, mon chef de service revenant d’une réunion à la Délégation à l’information et à la communication du ministère (dicod) m’a convoqué : « Cotard, étant donné les directives de la ministre sur les publications, je vous interdis dorénavant de travailler avec Mme Sourbier-Pinter. » « Mais, mon colonel… », ai-je commencé. «Pas de “mais”. Vous exécutez l’ordre que je viens de vous donner », me répondit-il. Déçu, et conscient du séisme à venir, je suis retourné dans mon bureau, ai décroché mon téléphone, appelé Line et lui ai fait part de l’ordre reçu. Elle a raccroché, furieuse. Et au moment où je rendais compte à mon chef de ma démarche, le téléphone a sonné. Le colonel a changé de couleur, s’est redressé dans son siège et de répondre : « Oui mon général… Oui mon général, reçu mon général. » En raccrochant, il m’a simplement dit : « J’annule mon ordre précédent. » Ajoutant, en tendant son index vers moi : « Vous me le paierez. » L’année qui a suivi n’a pas été facile. Parfois travailler pour Inflexions n’est pas simple.

J’ai failli délaisser le comité de rédaction en quittant l’uniforme quelques années plus tard. C’est André Thiéblemont, mon vénérable ancien, qui m’a conseillé de rester. Les réunions ont été une véritable bouffée d’air pur au cours de cette période où je créais et dirigeais ma petite société de conseil en communication. Lorsqu’Emmanuelle Rioux m’a demandé de venir l’épauler sous le statut de réserviste, je n’ai pas hésité alors que j’aurais refusé pour un poste en état-major.

Je pourrais encore raconter comment un jour, deux colonels à la retraite, l’un d’une cinquantaine d’années passées, l’autre de vingt-cinq ans de plus, sont passés par la fenêtre pour entrer dans le bureau d’Emmanuelle sous le regard éberlué d’un jeune et brillant commandant qui venait prendre contact avant d’assister à son premier comité de rédaction. Je pourrais raconter comment, à partir de l’observation de la cérémonie d’adieu aux armes de l’un des nôtres, par plaisanteries et délires successifs, l’équipe est arrivée à amener des établissements publics, des états-majors et des services d’administration centrale à participer à des réflexions touchant à l’essence du métier militaire, au cœur de la fonction de représentation de la puissance de l’État, sans qu’une seule note d’organisation ne soit produite. L’esprit de Line plane sur nous.

Le brouillard s’est dissipé, le cap est tenu, il reste tant de choses à faire. Vingt ou vingt et un ans ? Cela peut paraître long quand on participe à un tel projet depuis le début. On s’en moque, on veut poursuivre l’aventure au-delà des douze fois douze numéros. Je pense, mes chers compagnons, que vous en conviendrez avec moi : Inflexions, c’est du sérieux, qui produit et suscite des idées ; et c’est une compagnie qui aime rire en dégustant, en passant dans le bureau d’Emmanuelle, un excellent thé permettant d’apprécier d’autant mieux le carré d’un excellent chocolat. Joyeux anniversaire à tous et longue vie à Inflexions.

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