L’album des 20 ans

Romain Leroy-Castillo

Le laboratoire de la pensée de Monique Castillo

Monique Castillo, ma mère, est née à Reims après-guerre dans un milieu modeste, d’un père crs et d’une mère femme de ménage. « Remettez-la d’où elle vient » seraient les premiers mots qu’elle entendit. Son père, qui rêvait d’avoir un garçon, ne cacha pas sa déception en la voyant paraître. Dès lors, elle n’eut de cesse que d’atteindre un objectif : réussir « comme un homme », prouver qu’elle pouvait « être un homme », au sens que cela pouvait avoir dans les années 1950. Quant à la réaction paternelle spontanée et un peu déterminée par une éducation d’un autre âge, elle fit rapidement place à une relation profonde, fondée sur la rencontre de deux personnalités. Lui se voua bientôt à offrir à sa fille les mêmes chances de réussite qu’à un homme, à l’encourager et à la soutenir « comme un homme » vers les études supérieures, à une époque où une telle égalité était loin d’être acquise. Au tournant des années 1960, alors âgée d’environ quatorze ans, il n’était pas rare de l’apercevoir certains soirs en train de s’entraîner, seule, sur le parcours du combattant du 1er bcp, déserté des soldats déjà rentrés à la caserne Jeanne-d’Arc. Le logis familial était à deux pas.

Cette entrée dans la vie si particulière n’a pas que forgé son caractère ; elle a profondément influencé sa conception du sens de la vie. Très tôt, Monique développe une hantise de la facilité et de la médiocrité. Le dépassement de soi, le sens du sacrifice, l’aspiration à l’extra-ordinaire et à la grandeur : voilà le sens de l’existence. Et non la jouissance, la satisfaction matérielle ou même la quête inachevable du bonheur. Car « donner sens à sa vie n’est pas seulement donner à l’action une direction, un objectif. […] C’est une valeur qui fait de la vie une vocation, l’accomplissement de quelque chose qui est plus grand et plus fort que soi » (La Raison d’agir, Vrin, 2023).

Quelle meilleure figure que celle du soldat pour incarner une telle vocation ? Face à l’incertitude, à l’adversité et au risque, celui-ci répond à un appel, celui du service à une cause plus grande que soi-même, jusqu’au sacrifice ultime si nécessaire. Cette figure du courage face à l’incertain et au danger, voilà ce qu’est vraiment « être un homme », disait-elle parfois. Ce n’est pas un hasard si la figure du héros est l’un des thèmes récurrents de ses contributions à Inflexions. Le héros est celui qui « fait du dépassement de soi le propre de l’humain, pour qui le surhumain est ce qui humanise » (« Héroïsme, mysticisme et action », Inflexions16, 2011). Ce n’est pas non plus un hasard si elle entretient une admiration profonde pour Jeanne d’Arc, pour qui l’action ne se séparait pas de l’inspiration au sens d’une vocation. Qui incarne mieux cet idéal de grandeur, celui du dépassement de sa condition première par l’effet d’une volonté extra-ordinaire, et au service d’une cause plus grande et plus forte que soi-même, quelle que soit l’ampleur du sacrifice exigé ?

Cette vision du sens de l’existence éclaire l’engagement passionné de Monique Castillo dans et pour le monde militaire : conférencière à l’Institut des hautes études de défense nationale (ihedn), membre du jury du concours de l’École de guerre, contributrice enthousiaste à différentes émissions et conférences (reportage Soldat sur France Télévisions, cycle de conférences sur « Le militaire et le philosophe » aux Mardis de la philo…) et bien entendu membre fondateur, et enthousiaste, d’Inflexions. Un engagement de quatorze ans au sein du comité de rédaction que seule sa mort pouvait briser.

Cet attachement particulier au monde militaire et à ce qu’il représente, commencé à l’adolescence aux dernières lueurs du jour dans les champs bordant les casernements rémois, culmine deux ans avant sa mort avec son séjour d’une semaine, à l’invitation de l’ihedn, sur la base militaire de Djibouti. Une expérience inoubliable. « J’ai touché un Mirage », racontait-elle les yeux brillants.

Relire les contributions de Monique Castillo à Inflexions au long de ces quatorze années révèle « une incontestable unité et des correspondances qui reflètent la cohérence d’une pensée » (introduction à « Héroïsme en démocratie », hors-série de la revue regroupant ses articles publiés dans Inflexions, 2020). Le recul nous permet de découvrir qu’Inflexions fut le véritable laboratoire de sa pensée, où elle se structura, s’articula et se mûrit progressivement, dans la permanence d’une même inspiration, avant de se retrouver, plus systématisée, dans ses derniers ouvrages. Nous nous en souvenons : en 2008, dix soldats français périssent dans une embuscade dans la vallée d’Uzbin en Afghanistan. Un an plus tard, certains de leurs proches déposent une plainte contre X pour « mise en danger de la vie d’autrui ». Cette judiciarisation de la mort au combat scandalise alors prodigieusement Monique et contribuera à lui inspirer son article « La judiciarisation : une solution et un problème » (Inflexions38, 2018), une dizaine d’années plus tard, sa fureur initiale un peu retombée. Soumettre la mort au combat au Code pénal et juger de l’action militaire à l’aune des règles de la société civile, c’est oublier qu’être soldat est un service avant d’être un métier. C’est nier l’essence même de la vocation du militaire. C’est se méprendre sur la motivation essentielle de son engagement. Entre le citoyen et le soldat, il doit y avoir cohérence, mais pas confusion !

Aujourd’hui, à l’heure des transformations démographiques et géopolitiques globales, nous ne saurions être étrangers aux mutations inévitables de la chose militaire. Le réalisme nous impose, comme une nécessité à terme inévitable, la technicisation du champ de bataille (drones pilotés, soldats augmentés, intelligence artificielle, sala et salia…). Comment préserver le sens derrière cette augmentation de la puissance ? « L’homme augmenté n’est pas l’homme grandi », rappelle Monique (La Raison d’agir). L’accroissement de notre efficacité, de notre force instrumentale, de notre champ d’action, est un prodige de l’intelligence technique. Cette manifestation de notre puissance par la performance est utile, parfois même indispensable. Mais elle est impuissante à élever les buts ou accroître le sens de notre action, à satisfaire l’aspiration humaine à la grandeur et au dépassement de soi. Sans sacrifier à la facilité d’un angélisme ignorant de la réalité et des nécessités du terrain.

Monique Castillo nous propose une voie à suivre, une perspective vers laquelle se projeter : « Le sens de l’action militaire est, au-delà de l’efficacité, […] un sens qui se révèle quand il porte l’action au-delà de l’utile » (« Société héroïque et société post-héroïque : quel sens pour l’action ? », Inflexions36, 2017).

Une expérience féconde | F. Scheer †
J.-L. Cotard | Garde à vous !