Deux décennies : une belle longévité qui, transposée à l’échelle humaine, peut s’apprécier à l’aune d’une réelle maturité. Et pourtant ! Inflexions est entrée par effraction dans mon quotidien dès sa création en 2005 avec, tout bien considéré, une relative brutalité. J’étais alors colonel adjoint au chef du cabinet militaire du ministère de la Défense. Convoqué toute affaire cessante par l’une des plus proches conseillères de la ministre de l’époque, Michèle Alliot-Marie, je fus accueilli par un ton inhabituellement agressif : « Qu’est-ce que c’est que ce jus de crâne ? » Le premier numéro de la revue, que je découvrais, gisait sur un coin de son bureau. Le fait est que cet exemplaire était accompagné d’un carton d’invitation du président du Sénat pour une soirée-cocktail de promotion à l’occasion du lancement de cette nouvelle publication de l’armée de terre. Camouflet suprême : l’ordre protocolaire et républicain faisait que la ministre ne pouvait déroger à cette quasi-convocation.
J’étais bien obligé de reconnaître que ce procédé du fait accompli était pour le moins très maladroit… voire pire ! Connaissant les tensions persistantes qui régnaient entre la ministre et le cabinet du chef d’état-major de l’armée de terre (cemat), cette mésaventure était peut-être délibérée. Renseignements pris, il s’agissait bien d’une manœuvre de contournement destinée à éviter un éventuel veto ministériel. En tout cas, la colère de cette chère conseillère n’était pas feinte et ne laissait pas augurer un avenir radieux à cette toute nouvelle revue. La présence de la ministre au Sénat fut aussi brève que glaciale.
Mais le fait est que la manœuvre a réussi et Inflexions a survécu, envers et contre tout, à cette douloureuse naissance. L’obstacle ministériel avait été finalement astucieusement contourné ! Peu après cet épisode, en 2008, les pères fondateurs de la revue (le général Bernard Thorette, cemat, et le général Jérôme Millet, son chef de cabinet) ayant quitté ou s’apprêtant à quitter le service actif, me demandent avec une bienveillante insistance d’en assumer les fonctions de directeur de la publication, au motif bien connu de la hiérarchie militaire du « nul mieux que vous… ». Difficile de leur refuser et encore moins de les décevoir. Mais au fond de moi-même, je dois me faire violence. N’ayant pas été associé à la conception de cette revue, je la soupçonne de n’être qu’une coquetterie intellectuelle réservée à un entre-soi élitiste tour à tour et tout à la fois auteur et lecteur. Une « société d’admiration mutuelle » aux dires mêmes de ses premiers détracteurs… militaires de haut rang. Ou comment l’armée de terre pastiche les salons du siècle des Lumières : nous ne sommes pas très loin des « précieuses ridicules ». Mais deux personnes finissent par me convaincre de l’originalité du projet. Line Sourbier-Pinter, tout d’abord, détachée de l’Éducation nationale auprès du cemat et cheville ouvrière du projet. Son idée de « croiser des regards civils et militaires sur les grandes questions de notre temps » est incontestablement nouvelle et intéressante. Et sa recherche permanente de la parité entre auteurs permettra sans doute d’éviter le piège de l’entre-soi dans un registre exclusivement militaire. Et puis, et surtout, Monique Castillo, notre chère et regrettée philosophe du comité de rédaction, qui dénonce avec force la réduction de la politique à la morale et de la morale à l’émotion, au risque d’enfermer l’opinion publique dans l’illusion de vivre dans un monde où le droit et la morale auraient définitivement détrôné la volonté de pouvoir et l’appétit de domination, ce dont les militaires sont a contrario les premiers témoins sur les théâtres d’opérations. « Vous, les militaires, avez quelque chose à dire ! C’est votre devoir que de rappeler à nos concitoyens quelques réalités hélas trop humaines », aimait-elle rappeler.
Jusqu’en 2015, date à laquelle je quitte le service actif tout en restant membre du comité de rédaction, mon rôle de directeur de la publication a consisté à veiller aux équilibres juridiques, réglementaires, budgétaires, organisationnels de la revue avec une administration civilo-militaire toujours difficile à convaincre du bien-fondé de ce projet. Le soutien actif des différents cemat aide à vaincre les innombrables difficultés qui jalonnent alors la vie de la jeune publication. Mais de minimis non curat praetor. De fait, mon rôle le plus essentiel consistait à maintenir l’intérêt et le niveau des sujets traités dans le droit fil des principes fondateurs de la revue. C’est là que le comité de rédaction prend toute sa dimension. Un comité intergénérationnel animé par des débats entre jeunes et anciens, classiques et modernes, scientifiques et historiens, agnostiques et déistes, et entre militaires et civils bien sûr. Une succession de joutes intellectuelles savoureuses, animées, âpres parfois, mais toujours respectueuses et dignes des plus grands moments de la disputatio. Un vrai bonheur intellectuel bien loin de l’entre-soi que je craignais au tout début.
L’originalité d’Inflexions fait qu’en fonction du sujet traité, plus personne ne se soucie de savoir s’il s’agit d’une revue sociologique (« Cultures militaires, culture du militaire »), historique (« Commémorer », « Résister », « L’Europe contre la guerre »), polémologique (« L’action militaire, quels sens aujourd’hui ? »), philosophique (« Le soldat et la mort », « Violence totale »), scientifique (« Le soldat augmenté », « Entre virtuel et réel »), anthropologique (« Le corps guerrier », « Hommes et femmes, frères d’armes ? L’épreuve de la mixité »)… Cette singularité assumée en fait finalement tout son génie, et le titre de chaque opus, souvent limité à un seul mot, autorise tous les plans et toutes les interprétations. Combien de fois nous sommes-nous interrogés sur un plan de type jardin à la française ou jardin à l’anglaise ?
Cette liberté de ton insaisissable, impertinente et délicieusement agaçante, reste finalement la signature originale d’Inflexions. Liberté jamais démentie par aucune sorte de censure. Le seul point d’attention consiste à veiller à la synchronie des sujets traités au regard des respirations politiques du moment, afin de ne pas porter tort à l’armée de terre – le numéro « Les dieux et les armes » a été reporté de quelques mois, le temps de laisser passer les débats sur la loi relative au port du voile islamique. D’où le choix d’un directeur de publication qui soit toujours un officier général en activité, proche institutionnellement du cemat.
Au terme de ces vingt années, mon seul regret est que dans nos rangs le spectre du « jus de crâne », de l’entre-soi et du « vibrillonnage intellectuel » persiste encore, même s’il s’éloigne un peu plus à chaque nouvelle publication, tant il est vrai que le militaire est somme toute plus porté à l’action qu’à la réflexion. À titre plus personnel, le comité de rédaction d’Inflexions m’a parfois été d’un grand secours, notamment lors des fortes périodes de découragement liées aux opérations de déconstruction des armées. Ayant côtoyé pendant de nombreuses années « ces princes qui nous gouvernent », les membres des cabinets ministériels, les parlementaires, et les bien nommés « hauts fonctionnaires » de la fonction publique d’État, avec leurs lots quotidiens de lâcheté, de médiocrité, de trahison teintés, à de trop rares moments de sincère volonté de grandeur pour les armées, je suis resté marqué par le peu de cas que l’on fait des capacités de réflexion du militaire sur des sujets qui relèvent de la politique, au sens le plus noble du terme, et qui sont constitutifs du socle intellectuel et culturel de notre pays – même si le « dialogue interarmées » cache une part de trahison et de médiocrité donnant une piètre image des militaires de haut rang à nos détracteurs. D’aucuns, comme je l’ai déjà exprimé dans d’autres tribunes, souhaiteraient nous cantonner à notre seul métier de guerrier, tout en art et en exécution, en nous effaçant de tout débat public. La guerre reste décidément trop sale…
Or Inflexions prouve que le militaire, témoin singulier de son époque, est capable d’élever sa réflexion bien au-delà de simples considérations opérationnelles, organisationnelles ou capacitaires. Les auteurs civils associés à nos réflexions en conviennent volontiers, et sans aucun esprit courtisan à notre égard. De fait, Monique Castillo avait raison : « pouvoir dire » est notre devoir. Les vertus cultivées par les militaires ne leur sont pas exclusives et peuvent utilement inspirer la société dite civile : c’est la primauté accordée à l’« expérience de terrain », plutôt qu’à la connaissance intellectuelle d’un concept. Ce qui n’empêche aucunement d’élever le débat. Inflexions en est l’une des plus belles tribunes et reste encore aujourd’hui une aventure intellectuelle originale.
Originale mais pas nouvelle. Citons pour finir Thucydide : « Une nation qui fait grande distinction entre ses érudits et ses guerriers verra ses réflexions faites par des lâches et ses combats par des imbéciles. » Deux mille quatre cents ans après, Inflexions modeste rempart contre les lâches et les imbéciles ? Alors bon anniversaire chère revue, et longue vie !!!