Oserait-on encore associer l’héroïsme à la vie intérieure et à la spiritualité, lui faire qualifier l’action qui porte l’humanité au-delà d’elle-même ? Non sans doute, par peur de paraître désuet. Le pourrait-on seulement ? Probablement non, par peur de n’être pas compris.
Mais ces réserves et ces craintes peuvent avoir une autre signification et indiquer que quelque chose, dans l’héroïsme, reste à découvrir ou à comprendre. La philosophie, avec Bergson, et la littérature, avec Péguy, ont associé l’héroïsme, le mysticisme et l’action : comment les lire aujourd’hui ?
- L’appel du héros
Dans son ouvrage intitulé Les Deux Sources de la morale et de la religion, publié en 1932, Henri Bergson exprime par l’expression « l’appel du héros » un acte créateur d’inspiration morale capable de transformer le rapport de l’humanité à la morale, à la vie et à elle-même.
- Le clos et l’ouvert
Chacun de nous peut faire l’expérience de deux sortes de morale. La première est la morale sociale, qui agit par le moyen de la pression, c’est-à-dire de la contrainte. La société se conserve elle-même grâce à la conformité des comportements individuels à l’unité du tout. Il en résulte des obligations ou devoirs qui sont analogues à des habitudes, qui ont la forme et l’efficacité de lois naturelles nécessaires ; l’obligation qui est de nature simplement sociale joue le même rôle que l’instinct dans les organismes vivants, elle fait la société analogue à un organisme. Certes, la pression collective s’exerce sur les êtres dotés d’intelligence et elle est intériorisée, il n’en demeure pas moins que l’on a affaire à une morale close dans une société close, aussi étendue que soit cette société, car l’unité du tout est indispensable à sa survie. La clôture ou fermeture sur soi de la société tient très spécifiquement au fait que « l’individu et la société se conditionnent l’un l’autre, circulairement »1 : les individus trouvent leur sécurité dans la reconnaissance du groupe, dont l’unité même se nourrit et se reproduit de ces adhésions convergentes.
Mais il est une autre morale, opposée en tous points à la première. Cessant d’obéir et d’agir sous la contrainte, que ce soit celle de l’habitude, de l’institution ou de l’intérêt propre, l’âme est portée en avant d’elle-même par l’élan et l’aspiration ; c’est l’expérience d’une énergie inspirée, dans laquelle la Justice, la Vérité ou le Bien sont des attraits qui font de l’action une ascension. À sa limite supérieure, la morale, totalement dématérialisée et entièrement spiritualisée, est l’expérience d’une « surabondance de vie » propre au mysticisme : pure activité, pure dépense d’énergie, action tout entière concentrée en « amour mystique de l’humanité »2.
Rares sont ceux qui atteignent la sublimité de l’expérience de la sainteté, mais chacun, quel qu’il soit, est apte à comprendre l’insuffisance et la pauvreté d’une morale qui se borne à soumettre les comportements à des normes, lois et coutumes établies. Chacun fait la différence entre une morale subie et une morale inspirée, entre une morale minimale (infra-rationnelle) et une morale maximale (supra-rationnelle), entre une morale close et une morale ouverte. La première assure la survie des nations en tant qu’elles sont des communautés fermées, la seconde est, quant à elle, à la mesure de la société ouverte qu’est l’humanité entière, l’universalité humaine, la « fraternité humaine ».
Ces deux morales étant mises ainsi chacune à leur place, que font-elles comprendre de l’héroïsme ? C’est très exactement l’impossibilité de passer par une transition naturelle du clos à l’ouvert, de la nation à l’humanité, qui rend l’héroïsme indispensable. Indispensable et donc vital. Entre les deux doit s’instaurer une rupture, car, entre le clos et l’ouvert, la différence n’est pas de degré, mais de nature. Et cette rupture est l’action propre de l’héroïsme.
Il faut insister sur cette idée, car elle contredit l’opinion ordinaire et spontanée. En effet, il est facile de croire que la solidarité sociale, créée par les liens familiaux et nationaux, pourrait s’élargir jusqu’à envelopper le voisin, puis l’étranger, puis le lointain. Il semble naturel de passer de la solidarité à la fraternité, de la société à l’humanité, par simple extension de la solidarité sociale à d’autres bénéficiaires. Pourtant, parce que la morale sociale est un facteur d’unité qui repose sur un sentiment d’allégeance à la pression du groupe, les cercles de la solidarité (familles, clans, nations) ne peuvent pas être franchis pour s’ouvrir à la dimension de l’universalité. Si l’on y réfléchit un instant, on s’aperçoit, en effet, qu’une telle extension ne pourrait se faire qu’en élargissant la clôture, et donc en la reproduisant par incorporation de nouveaux venus, mais non pas en la supprimant. Pour passer de la solidarité sociale à la fraternité humaine, il faut briser la clôture ; ce qui veut dire : changer de destin et de vie ; changer d’humanité aussi, si l’on ose utiliser une telle expression.
Dans une société close, l’humanité s’arrête, se fixe, imite un organisme unifié par l’instinct ; il faut donc « rouvrir ce qui avait été clos » afin de remettre l’humanité en mouvement, ce qui ne peut se faire sans le moteur de l’héroïsme : « Il faut passer ici par l’héroïsme pour arriver à l’amour. L’héroïsme, d’ailleurs, ne prêche pas ; il n’a qu’à se montrer, et sa seule présence pourra mettre d’autres hommes en mouvement. C’est ce qu’il est, lui-même, retour au mouvement, et qu’il émane d’une émotion – communicative comme toute émotion – apparentée à l’acte créateur3. »
- Entre l’inertie et le mouvement : la personnalité d’exception
Le héros change la direction prise par la vie : au lieu de la conservation, l’élan ; au lieu de l’inertie, le mouvement ; au lieu de la reproduction, la création. Il ne reproduit rien, il crée, il replace l’humanité dans l’élan de la vie pure, pure énergie. Il ne le fait par aucun conditionnement ni par la contrainte, mais par la vertu d’une émotion créatrice : il agit par inspiration et attrait, il crée l’« appel » qui arrache à la clôture et qui entraîne l’humanité, par un « enthousiasme qui se propage d’âme en âme, indéfiniment, comme un incendie ».
Parmi les caractéristiques de l’analyse bergsonienne de l’héroïsme, on retiendra le recours au vocabulaire militaire pour exprimer la force d’agir et à la religion pour interpréter le sens ultime. Les héros nous entraînent à la manière d’une « armée de conquérants », ils brisent « la résistance de la nature » et ils ont pour « mission » d’engager l’humanité dans « une marche en avant » grâce à une force de « mobilisation » qui part de l’intériorité humaine elle-même, éprouvant l’expérience morale d’une mobilisation totale de l’énergie créatrice. Aucune séparation entre le mobile et le mouvement, car le mobile, antérieur aux conditionnements culturels et sociaux, surgit de la source originaire qui recrée la vie comme vie, c’est-à-dire comme élan. Au lieu de la pression des devoirs et des obligations ordinaires, l’impulsion, l’attrait et l’aspiration ne commandent pas l’action, ils sont l’action.
C’est pourquoi, dans la conceptualisation bergsonienne, le héros est nécessairement un individu, une volonté géniale ou une grande personnalité, un être d’exception : il crée en effet un modèle d’action qui ne lui préexiste pas et qui dépasse toutes les morales de l’obéissance ; pour soutenir cette idée en forçant le trait, on peut dire que le héros ne met pas l’héroïsme en application, mais qu’il l’invente, comme un exemplaire unique à chaque fois, dans chaque circonstance.
Un individu peut avoir à se montrer héroïque sans être un héros ; il peut être héroïque de faire son devoir quand on risque son avenir, son bonheur et même sa vie, et, d’une façon générale, la citoyenneté authentique ainsi que toute déontologie professionnelle exhortent à sacrifier l’intérêt privé à l’intérêt public, mais on n’est pas pour autant un héros au sens bergsonien. Faire glorieusement son devoir, c’est encore le reproduire et reproduire l’intérêt d’une société donnée, tandis que le héros, individualité privilégiée et unique, est créateur d’un modèle nouveau d’humanité, d’une nouvelle manière d’être homme, il crée « un sentiment nouveau » et « transpose la vie humaine dans un autre ton »4. L’individualité héroïque recrée la puissance d’inspirer des mobiles en renouvelant la capacité de vivre le mobile comme un appel.
La facture individuelle de la réponse à cet appel est ce qui caractérise en propre une morale ouverte ; tandis que la morale close, la morale exclusivement sociale, impose des règles impersonnelles qui s’adressent à tous en général et à personne en particulier, la morale ne devient inspirée et agissante que dans la forme d’une exhortation personnelle, qui va d’une âme à une autre âme, par inspiration continuée. Le héros, comme le saint, est « une espèce composée d’un seul individu »5, qui nous délivre de la nécessité d’être une espèce6 : il nous fait plus qu’hommes, il fait la preuve, pour parler comme Pascal, que « l’homme passe infiniment l’homme ». Certes, la morale du devoir exhorte chacun au dépassement de soi, mais à la manière d’un labeur de longue haleine, tandis que la morale de l’aspiration, grâce à son incarnation vivante dans une individualité héroïque, l’accomplit.
C’est pourquoi le mystique est la figure paradigmatique de la grande individualité, l’archétype qui éclaire la nature profonde de l’héroïsme, parce qu’il réalise de façon exemplaire l’expérience du dépassement du devoir par l’amour. L’amour désigne ici l’énergie de la vie comme pur élan créateur et tel qu’il se confond avec une création divine. L’effort créateur intérieur à la vie traverse le mystique comme ce qui est l’action, en lui, de l’amour de Dieu pour la création, et ce qui embrasse l’universalité humaine. Cette expérience est sur-rationnelle, au-delà des mots qui fixent le sens des comportements utiles à la conservation d’une société, expression d’une vitalité qui excède la survie, adhésion à l’extrême plasticité de l’énergie vitale, celle d’une pure dynamique que ne conditionne pas même la raison. La figure du prophète convient à ces recréateurs et transformateurs d’humanité morale que sont, dans le vocabulaire de Bergson, les héros et les saints.
- Questions et interprétation
Mais cette analyse de l’héroïsme ne place-t-elle pas les héros bien loin au-dessus de nous ? Elle a, certes, pour originalité de ne détacher l’héroïsme ni de la sagesse philosophique (Socrate peut être considéré comme un héros) ni de la religion (« Qu’on pense à ce qu’accomplirent, dans le domaine de l’action, un saint Paul, une sainte Thérèse, une sainte Catherine de Sienne, un saint François, une Jeanne d’Arc et tant d’autres »7) ni des créations spirituelles extérieures au christianisme (comme le bouddhisme), mais le lecteur est fondé à se demander si le héros ne désigne pas trop exclusivement les grands fondateurs ou réformateurs spirituels.
Il est vrai, comme l’affirme Bergson, que les grands hommes et les saints sont rares, mais parce qu’ils sont des expériences-limites ; ils sont l’extrémité supérieure de la morale de l’aspiration (tout comme un conformisme absolu est à l’extrémité inférieure de la morale sociale, close, qui tourne en rond sur elle-même) ; ils sont donc des modèles de modèles, si l’on peut dire, le modèle des modèles qu’ils nous inspirent de devenir nous-mêmes, qu’ils nous inspirent de devenir à partir de notre propre fond. Car il ne nous est pas demandé de nous identifier à eux, de nous conformer à leur exemple, sinon un tel conformisme ne serait qu’une contrainte de plus et un asservissement d’autant plus écrasant que l’exemple domine de sa hauteur quasiment supraterrestre. Mais ce que ces illustrations les plus exceptionnelles et sublimes révèlent, et rendent parfaitement transparent à notre sensibilité, c’est le mode d’action de l’héroïsme, et c’est bien là ce qui importe, qu’il s’agisse de l’élite de l’humanité ou des « héros obscurs de la vie morale que nous avons pu rencontrer sur notre chemin et qui égalent à nos yeux les plus grands »8. Dans toutes ses illustrations, le mode d’action de l’héroïsme est le même : il provoque une émotion qui se communique comme un appel.
La pertinence de l’analyse bergsonienne est de dissocier l’héroïsme et la performance : l’acte héroïque n’est ni une performance intellectuelle ni une performance sociale ni une performance humanitaire. Socrate n’est pas un héros parce qu’il serait un philosophe performant, Jeanne d’Arc n’est pas une héroïne parce qu’elle serait une patriote performante et le personnage de Jésus n’est pas saint en vertu d’une performance humanitaire. Plus encore : pour penser l’héroïsme, il faut se détacher de l’intellectualisme, du sociologisme et de l’utilitarisme, car ils le détruisent ou empêchent de le penser de façon adéquate. Pour en donner un exemple : un grand sportif flatte naturellement le sentiment national et sa performance mérite assurément la gloire, mais il n’est pas héroïque pour autant. L’essence de l’héroïsme n’est pas d’être spectaculaire. Est héroïque l’action qui fait aspirer à un nouveau mode de vie morale, l’action qui n’inspire pas simplement de suivre un exemple, mais de faire soi-même exemple ; le héros suscite une imitation créatrice, non une imitation servile, et il ne parle qu’à ce qui est déjà, en nous, un besoin moral d’héroïsme.
Une question demeure : pourquoi ce besoin d’héroïsme est-il jugé nécessairement religieux en son fond ? Avant d’interpréter, une précision s’impose : il ne s’agit pas de faire entrer l’héroïsme dans une doctrine religieuse quelle qu’elle soit, et l’on perd toute intelligence de l’héroïsme quand on le traite comme l’illustration d’une idéologie, car l’héroïsme ne prouve rien ; il ne sert ni à prouver ou ni à vérifier aucune doctrine.
Si Bergson l’associe au christianisme, c’est qu’il voit en celui-ci un « mysticisme complet », et que « le mysticisme complet est action » et non contemplation ; il éclaire ainsi le fait que l’héroïsme est pure action, essence même de l’action.
L’essence de l’action se rattache à la vitalité de la vie. Non pas la vie animale qui se conserve et se préserve de la mort, mais la vie caractéristique de notre espèce, qui ne vit d’une vie véritable que dans ses transformations, recréations et régénérations morales. Toute morale est d’« essence biologique », mais elle est métaphysiquement biologique, elle métamorphose la biologie. La caractéristique de l’espèce humaine est de briser le cercle des nécessités naturelles, de changer et de contrarier le cours de la nature. Tel est le paradoxe : il est naturel que la nature se contredise elle-même dans la vie proprement humaine ; ce que Bergson exprime de façon spiritualiste en disant que les héros et les saints « rendent l’humanité divine ». Une idée présente dans d’autres philosophies : le sens ultime de l’action humaine est d’accomplir la vie elle-même comme vie humaine, autrement dit, d’atteindre au plus profond, au point où la vie est par elle-même créatrice de valeur, « à la racine de la sensibilité et de la raison », là où il n’y a plus aucune distance entre la vitalité et la moralité, où la valeur s’identifie à la valeur et la valeur à la vie. L’action véritable est création, la morale véritable est création morale, suite de commencements.
Ce qui vient d’être dit de manière philosophique, le héros l’accomplit directement par l’action. Il est création en acte, il est l’action en action, incarnant le sens ultime auquel se ramène toute action : à l’humanité « se faisant », se produisant elle-même à partir d’elle-même, à la création de soi par soi. L’espèce humaine a pour destin de devoir tirer d’elle-même tout ce qu’elle peut être, de se donner un avenir, et elle seule ne vit que de l’avenir qu’elle se donne. « Vienne l’appel du héros : nous ne le suivrons pas tous, mais nous sentirons que nous devrions le faire, et nous connaîtrons le chemin, que nous élargirons si nous passons. Du même coup s’éclaircira pour toute philosophie le mystère de l’obligation suprême : un voyage avait été commencé, il avait fallu l’interrompre ; en reprenant sa route, on ne fait que vouloir encore ce qu’on voulait déjà »9.
- Mystique, héroïsme et politique
Qu’en est-il de la mystique qui anime le combattant et donne sens à l’héroïsme dans un contexte plus spécifiquement militaire et politique ? Le mot « mystique », si on l’emprunte à Charles Péguy10, se comprend par intuition et non par raisonnement, de même que le lien qui unit la mystique à l’héroïsme : un mercenaire peut se battre pour des mobiles matériels ; un soldat combattra pour préserver l’intégrité de son pays ; mais, pour qu’il y ait des héros, il faut pouvoir mourir pour quelque chose qui ne meurt pas, c’est-à-dire ce qu’il y a d’éternel dans l’esprit vivant d’un peuple.
- Un siècle d’héroïsme
La république n’existerait pas si elle n’avait pas été « préparée par un siècle d’héroïsme. Non pas d’un héroïsme à la manque, d’un héroïsme à la littéraire. Par un siècle du plus incontestable, du plus authentique héroïsme »11. Formule grandiloquente en apparence, mais dont le sens est simple et facile à saisir dans la traduction négative de la même idée : si les individus n’avaient attendu de la république que la garantie d’une sécurité matérielle, que la jouissance de droits exclusivement compris comme des avantages privés, que le pouvoir de s’exclure de toute responsabilité collective, celle-ci n’aurait jamais existé, ne serait jamais née. Il a donc fallu des héros, c’est-à-dire des fondateurs de république, des gens qui avaient assez de foi dans ce régime pour le porter et le maintenir dans l’existence, pour l’enfanter.
La république, en effet, ne se réalise pas comme une chose, comme un objet standard, et ce ne sont ni des ingénieurs ni des architectes qui peuvent s’en faire les promoteurs. Elle réclame des parents qui lui donnent la vie, qui la créent âme et corps, esprit et chair tout à la fois. Elle n’est pas une fabrication d’experts en science politique, elle naît d’une religion, d’une mystique. Elle a besoin de grandeur et d’honneur, vertus dont la dotent ses fondateurs, parce que ce sont des qualités spécifiques de personnalités humaines, des qualités qui se conservent et se transmettent d’homme à homme, de génération en génération, par filiation ou « race », lignée des familles re-créatrices de la même fidélité à l’honneur – riches ou pauvres, car la république est autant une affaire de lois qu’une affaire de foi et qu’une affaire de liens : il faut un « tissu commun » pour y pétrir des règles républicaines, des devoirs républicains et des éducations républicaines.
La république est vivante dans les mœurs républicaines, et ce sont celles-ci, dans les pratiques de l’amitié, de l’amour et du respect, qui font l’environnement éthique, le milieu d’accueil et de reconnaissance de l’héroïsme. Le père de famille, « aventurier des temps modernes », y prépare… On n’est un héros que pour ceux qui croient à l’héroïsme, qui comprennent encore le langage de la mystique, qu’elle soit républicaine ou prophétique.
L’héroïsme est, pour Péguy, la mesure irremplaçable de la grandeur et c’est lui qui détermine la racine mystique d’une action, « mystique » étant la cause pour laquelle un individu est prêt à sacrifier sa vie : « La mystique républicaine, c’était quand on mourait pour la république ; la politique républicaine, c’est à présent qu’on en vit12. »
Cette formule suscite bien des méprises et même parfois du mépris ; elle est incompréhensible et intraduisible aussi bien dans le langage du pacifisme post-héroïque que dans celui du bellicisme sauvage. Le premier regarde l’existence comme un bien de consommation à préserver à n’importe quel prix, l’important n’étant pas le sens de la vie mais la durée de la survie ; le second méprise la vie pour mieux répandre la mort, dégradant le sacrifice sur commande en technique d’efficacité, en nécro-industrie, l’important étant de persévérer dans la haine et la destruction.
Chacune de ces postures, aussi opposées qu’elles soient, ne comprend l’héroïsme que comme une mécanique au service d’une idéologie, comme un pourvoyeur commode de victimes consentantes ; dans un cas, il sera récusé comme instrument possible de nationalisme chauvin et d’ethnicisme guerrier ; dans l’autre, il sera loué comme instrument aveugle, peu coûteux et facile à mobiliser.
C’est pourquoi l’intuition péguyste de l’héroïsme peut se révéler aujourd’hui encore instructive quant à la nature exacte du besoin d’héroïsme qui fait nécessairement partie, à un moment ou à un autre, de l’histoire d’un peuple, d’une nation, d’une communauté. En effet, pour que la légitimation d’une action collective ne soit pas simplement l’expression d’une instrumentalisation, d’une récupération ou d’une réaction ; pour qu’elle ne soit pas seconde et asservie à un habile ou puissant bénéficiaire, il faut qu’elle puisse apparaître comme spontanée, originaire, vraiment « active » en tant que source d’elle-même. Telle est la place de la mystique et la fonction du héros : elles précèdent les interprétations qui les nient, elles sont pures des exploitations qui pourront, après coup, les détruire, elles sont créatrices d’un sens indestructible, un sens qui peut être oublié, nié, récusé, mais qui pourra toujours être ressuscité. Et parce que cette innocence créatrice forge la puissance de résister sur deux fronts à la fois, il est possible de la traduire dans le langage d’aujourd’hui : l’héroïsme comme résistance à l’anti-héroïsme.
L’anti-héroïsme est l’arme des réductions simplificatrices, aussi bien dans le monde intellectuel que dans le monde politique, tous deux ennemis de l’héroïsme. Les intellectuels, « ceux qui méprisent également les héros et les saints »13, sont les artisans d’une contre-culture menée au nom d’une modernité identifiée à un progressisme naïf et d’autant plus agressif qu’il est sommaire et inculte. Le progressiste s’affiche alors comme celui qui ne croit à rien, « pas même à l’athéisme » ; reniant tout dévouement, tout sacrifice et toute fidélité comme vertus dépassées, expert en déchristianisation autant qu’en dérépublicanisation, il enseigne l’incrédulité comme légitimation de l’inaction. Il serait, aujourd’hui, un apôtre du renoncement à tout héroïsme en faveur d’un art de vivre cool et soft, un amateur des mots qu’on met à la place des choses et des combats qui favorisent une égale stérilisation des adversaires. Le moderniste simpliste traite les héros d’aujourd’hui comme les morts de demain, dépassés par les nouveaux vivants, évolutionnisme oblige…
La politisation des causes et des enjeux de l’action est, pour Péguy, et selon la dichotomie qu’il établit entre la mystique et la politique, une dépravation de la nature de l’action. Quand « agir » ne signifie plus que servir des intérêts, exploiter les rapports de force pour détruire l’unité d’un peuple et faire triompher des factions, c’est le ressentiment, principe réactif, qui réduit l’action à la destruction de ce qui élevé, à sa dégradation, à son abaissement : « Quand on voit ce que les clercs ont fait généralement des saints, comment s’étonner de ce que nos parlementaires ont fait des héros. Quand on voit ce que les réactionnaires ont fait de la sainteté, comment s’étonner de ce que les révolutionnaires ont fait de l’héroïsme »14.
- Le héros est charnel
Toute véritable action unit l’éternel et le temporel, réalise l’éternel dans le temporel et donne à l’éternel des racines charnelles ; l’action, comme l’héroïsme, ne se comprend que par le mystère de l’Incarnation.
Les classiques nous ont donné, dans les années passées au lycée, une culture de l’héroïsme, Corneille en particulier. Selon Péguy, Le Cid est la figure exemplaire de l’héroïsme temporel, Polyeucte est l’élévation de l’héroïsme au sacré. Ce que ces figures enseignent, ce sont les racines temporelles de l’éternel, le fait que le héros n’est pas un ange, mais un homme, un homme qui fait du dépassement de soi le propre de l’humain, pour qui le surhumain est ce qui humanise, un homme qui n’est pas « extranaturel » (ce ne serait qu’un héroïsme d’intellectuels), mais qui est un « surnaturel naturel », qui est naturellement supranaturel. C’est, finalement, l’homme qui accomplit jusqu’à son complet achèvement sa vocation d’homme.
Une traduction laïque s’impose. La plus simple est celle qui révèle le négatif de l’Incarnation : la désincarnation. Deux pratiques de la désincarnation sont courantes en morale et en politique : celle qui consiste à séparer l’idée du réel et à lui retirer toute substance, donnant libre cours à un idéalisme vide, qui n’agit que sur les mots, en toute sécurité ; et celle qui consiste à enlever toute idée du réel, à le réduire au matériel, le jugeant d’autant plus réel qu’il est plus matériel, étranger et hostile à l’esprit ; c’est la voie d’un matérialisme vulgaire, qui ne compte que sur la force et la ruse. L’idéalisme vide se nourrit de moralisme abstrait, le matérialisme vulgaire finit par réduire la justice à la violence qui réussit. Chacune de ces postures détériore l’action, une détérioration qui affecte la religion, la culture et la politique, et donc la vie entière d’un peuple : le christianisme, le socialisme, le républicanisme ont succombé et peuvent succomber encore à l’une ou l’autre pratique, soit selon la voie d’un moralisme creux et sophistiqué, soit selon la voie d’un sectarisme dogmatique et expéditif. Imaginons que, dans chaque domaine de l’action, qu’il s’agisse de rendre la justice, faire la guerre ou fonder des familles, l’incertitude nous mette face à ces deux issues : fuir dans l’imaginaire, avec bonne conscience, ou bien exercer la domination qui écrase le problème, avec l’appui des masses… C’est alors que nous revenons à Péguy pour comprendre, selon l’intuition, ce qui est action dans l’action.
« Les plus grandes puissances temporelles, les plus grands corps de l’État ne tiennent, ne sont que par des puissances spirituellement intérieures15. » Un peuple est brisé quand ses forces les plus profondes ne coopèrent pas, ne s’harmonisent pas à la manière d’un organisme vivant ; mais un peuple est une histoire en action quand, uni dans les puissances qui forgent la réalité de sa culture vivante comme la chair et l’âme d’un « corps mystique », il se sent l’auteur, le responsable et la ressource suprême du régime qui le personnifie, et c’est alors que la culture du cœur fait écho à la culture de l’intelligence.
S’agissant de la France, il ne fait pas de doute, pour Péguy, que le socialisme autant que le républicanisme ne sont « généreux » et donc « héroïques » que dans la mesure où ils sont issus de la même inspiration que le christianisme et, inversement, pour autant que le christianisme se reconnaît lui-même dans la mystique républicaine. C’est alors que l’histoire d’un peuple correspond à sa mémoire comme la réalisation temporelle d’une destination dont la dimension éthique ultime appartient à l’éternité.
À condition, objectera-t-on, de faire survivre cette inspiration en la ressuscitant périodiquement, afin qu’elle échappe à l’oubli engendré par les conflits d’intérêts aux attentes très immédiatement temporelles.
Cela est vrai. Et là encore intervient le besoin de héros. La surhumanité « naturelle » du héros signifie et réalise cette puissance de témoigner de l’éternel dans le temporel. Une surhumanité qui peut être traduite dans des langages plus ordinaires et bien connus. Comment, au xviie et au xviiie siècle, expliquait-on que l’esclavage pût correspondre à un droit, au droit du maître ? On estimait que, dans une guerre, la victoire donnait au vainqueur le droit de tuer le vaincu, mais que le vainqueur pouvait offrir au vaincu de garder sa vie en échange de sa liberté : devenant esclave, il obtenait le droit de survivre au prix d’une soumission sans conditions ; mais, sauvant ainsi sa vie, il était moins qu’un homme.
Cela signifie évidemment que la liberté, elle aussi, a un prix. Est libre l’homme ou le peuple qui refuse la vie dans l’esclavage, ce qu’il ne peut faire qu’en surmontant la peur de la mort, en plaçant l’honneur (Corneille) ou la liberté (Hegel)16 au-dessus de l’impératif naturel de survie. La vie alors n’est pas ce qui craint la mort, mais ce qui l’inclut dans le destin d’un peuple comme une vie humaine, dans l’honneur. Les peuples qui réclament d’être reconnus selon cette dynamique perçoivent le courage comme une ressource culturellement vitale, vitalement culturelle. Il va de soi que l’épreuve de la mort n’est pas l’unique critère du courage, et que d’autres risques, touchant le bonheur, la carrière ou l’évaluation de soi-même, donnent aussi la mesure de l’honneur pour les citoyens ordinaires.
- La fin des héros
Le temps des héros est passé, les modernes n’en veulent plus. Cela ne veut pas dire qu’il n’y a plus de république, mais que celle-ci est devenue une « thèse » après avoir été une vie, un régime parmi d’autres après avoir été un peuple, un mode de gouvernement après avoir été un destin, une « politique » après avoir été une « mystique » et que « la politique a dévoré la mystique »17. La république des politiciens est, pour les leaders, une affaire d’élections sur fond de divisions partisanes gérées par des appareils bureaucratiques, et, pour les suiveurs, le moyen de faire carrière, de récolter honneurs et influence, de forger les réputations. La politique sans la mystique n’est plus qu’une affaire de pouvoir, la compétence d’instaurer ayant cédé la place à l’art de dominer ; la politique sans la mystique est une politique selon la technique, avec l’espérance technologique pour moteur, l’expertise pour argumentation et l’innovation mécanique pour vertu professionnelle. Ce n’est pas l’évolution technologique en elle-même, mais la manière paresseuse de l’accréditer comme ce qui remplace la volonté, le courage et l’effort qui conduit au « modernisme du cœur », à la démoralisation et la déresponsabilisation du rapport à la vie.
Péguy est tué au combat, le 5 septembre 1914, illustrant l’héroïsme du devoir tel qu’il l’avait lui-même défini cinq années auparavant : « Celui qui est désigné doit marcher. Celui qui est appelé doit répondre. C’est la loi, c’est la règle, c’est le niveau des vies héroïques, des vies de sainteté.18 » Un tel vocabulaire « ne passe plus » dans la postmodernité de la seconde moitié du xxe siècle. Il a pu être jugé soit préfasciste soit pathologique, comme si les nouveaux philosophes ne savaient plus traiter la figure du héros que par l’exclusion – le héros comme criminel potentiel – ou par l’assistance – le héros comme victime de l’impérialisme. L’héroïsme subit alors la dévalorisation symbolique que l’on veut imposer au nationalisme et à la guerre, quand l’époque veut la paix et que les hostilités ne s’installent que sur des champs de bataille médiatiques.
Il y a des causes culturelles et des causes structurelles à cette méfiance envers l’ancienne fascination exercée par les héros, une méfiance étendue aux affaires militaires d’une manière générale. La culture d’après-guerre se fait déconstructrice parce qu’elle se veut sans illusions et, pour cela, désacralise systématiquement les mythes qui ont ému les pères afin d’éviter la mystification des fils, troublés qu’ils sont de voir l’Europe se déchirer et se détruire dans la politisation de l’héroïsme, c’est-à-dire dans la récupération idéologique de la mystique, de voir le temps des héros faire place à celui des propagandistes. Ce qui vérifie une anticipation de Péguy : ce n’est pas comme mystiques mais comme politiques que les systèmes de valeurs se font la guerre, car alors ils ne combattent pas « pour » mais « contre », pour la morale close et contre la morale ouverte, dans le vocabulaire bergsonien. Ils cessent d’être fondateurs et créateurs pour s’imposer et subsister comme partis, ethnies ou sectes, dans un vocabulaire plus commun.
Structurellement, les générations d’après 1945 se voient peu à peu confrontées à une mondialisation qui favorise l’individualisme concurrentiel, l’individu cherchant dans le marché (de la santé, de la culture, du travail, des loisirs, des rencontres…) à satisfaire un art de vivre qui se sait désormais postindustriel, post-historique et post-héroïque. Après la période enchantée du désenchantement, celui de l’épanouissement individuel dressé contre toutes les contraintes, le temps désenchanté du désenchantement amorce d’autres bilans : la peur des autres et le doute sur soi fragilisent les individus sans les unir, affectant les nations désormais post-nationales de faiblesse matérielle aussi bien que morale. On se prend à rêver d’un nouveau besoin d’héroïsme, recréateur d’inspiration démocratique : si les mobiles auxquels on peut vouloir consacrer son énergie et son travail peuvent être aimés et cultivés comme des biens dont la réalisation est due à nos seules forces, comme la probité, la ténacité, le dévouement, la piété et la fidélité, alors ces produits humains nés d’humains sont des biens démocratiquement spirituels et matériels tout à la fois. L’important, au-delà des luttes entre partis, entre appartenances et entre sectes, est que l’inspiration suscite l’inspiration, que le mobile suscite l’appel et que la création, plutôt que des admirateurs asservis, engendre elle-même des créateurs.
1 Henri Bergson, Les Deux Sources de la morale et de la religion, 1932, rééd. Paris, puf, « Quadrige », 1982, p. 243.
2 Ibid., p. 248.
3 Ibid., p. 51.
4 Ibid., p. 102.
5 Ibid., p. 285.
6 Ibid., p. 332.
7 Ibid., p. 241.
8 Ibid., p. 47.
9 Ibid., p. 333.
10 Charles Péguy est très marqué par la philosophie de Bergson dont il a été l’élève. Bergson, de son côté, salue la publication du cahier sur La Mystique et la Politique : « Certains de vos jugements sont peut-être un peu sévères ; mais vous n’avez rien écrit de meilleur que ce cahier, ni de plus émouvant » (Lettre à Péguy du 2 décembre 1910). C’est en 1932, dans Les Deux Sources de la morale et de la religion, qu’il associe lui-même la mystique et l’action.
11 Charles Péguy, Notre jeunesse, Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1993, p. 114.
12 Ibid., p. 300.
13 Ibid., p. 120.
14 Ibid., p. 117.
15 Ibid., p. 187.
16 Cf. La « dialectique du maître et de l’esclave », dans La Phénoménologie de l’esprit.
17 Charles Péguy, Notre jeunesse, p. 126.
18 Ibid., p. 282.