Existe-t-il des valeurs propres aux militaires ? La question paraît simple. Elle est en vérité redoutable. Car elle comporte plusieurs niveaux de sens et elle peut nous enfermer dans des réponses-pièges. Pour balayer rapidement le champ des significations provoquées par la question, on peut se référer à trois domaines d’interprétation :
- relativement à la guerre, les valeurs militaires sont fidèles à l’honneur, quelle que soit l’époque ;
- relativement au civisme national, les valeurs militaires restent exemplaires d’une culture de la force maîtrisée, quels que soient les types de conflits ;
- relativement à la civilisation postmoderne, les valeurs militaires résistent au choc de la crise des valeurs grâce à leur éthique de la mission, parfaitement adaptée à l’internationalisation contemporaine des menaces et des risques.
- Trois valeurs irréductibles
Pour apporter un éclairage philosophique à la question posée, on partira de ce qu’il y a d’irréductible dans le fait militaire afin d’en déduire les caractéristiques éthiques attachées au métier des armes.
Première caractéristique, les valeurs militaires ne sont pas simplement des intentions, mais des actions ; elles ne sont pas simplement des idéaux, mais des vertus : elles existent dans l’accomplissement d’elles-mêmes ; elles existent dans l’incarnation d’elles-mêmes. Un homme de bonne volonté peut se dire « j’aime la liberté et je voudrais qu’elle se réalise », mais il peut se contenter d’en être convaincu, même si le monde autour de lui est inégal, asservi et injuste : toute sa morale est dans son intention ; son intention est bonne et elle le valorise.
Mais le soldat ne peut, face à l’envahisseur, face au carnage, face au massacre de populations, se contenter d’un idéal : il doit contre-attaquer, faire rempart, détruire ce qui détruit. Son éthique n’est pas dans une intention, mais dans le risque de perdre la vie, une vie qui n’est pas simplement un fait biologique, mais un phénomène complexe, existentiel, affectif, historique ; perdre la vie, c’est perdre le destin qu’on était en train de tracer. C’est pourquoi la première et la plus ancienne des valeurs militaires est l’honneur. L’honneur est une vertu en action, une exigence qui ne se diffère pas, qui ne s’échange pas, qui ne s’achète pas. L’honneur est une décision traduite en acte, un engagement qui risque tout en une seule fois.
Une deuxième caractéristique absolument irréductible est l’exercice de la force par la maîtrise de la force. Un militaire n’est pas un acteur isolé, il est en lui-même et par lui-même une force collective, un atome d’énergie collective. Or cette force collective, pour être à la fois morale, psychique et physique, est le résultat d’une culture spécifique, d’une culture de solidarité, d’esprit de corps et de confiance mutuelle. Il faut savoir s’étonner devant cette caractéristique : toutes les professions n’ont pas à engendrer de l’énergie, de la résistance, de la bravoure et de la résilience. C’est très spécifiquement la culture intérieure à l’armée qui peut produire un tel état d’esprit individuellement collectif.
Le militaire doit se rendre puissant – la maîtrise de la force fait partie de la puissance symbolique de l’armée. Il agit au nom d’une population, il en incarne la volonté dans les conflits armés, il en réalise le destin, il la fait exister dans l’histoire ; il en préserve la liberté, les principes, et il lui donne une réputation internationale (ce qu’on appelait jadis « la gloire »). Il n’est pas un mercenaire et son action consiste dans la réalisation d’une visée collective, d’une éthique collective (réalisation au sens fort de rendre réel, rendre effectif, inscrire dans les mœurs et les institutions). Que ce soit dans la forme du patriotisme, dans celle d’une interposition au nom de la communauté internationale ou dans celle d’une protection de populations menacées, se situer entre en jeu une éthique du bien commun. L’action militaire doit se tenir au-delà des factions et des jeux d’intérêts purement mercantiles. Ce qu’elle incarne et porte dans la réalité, ce qu’elle restaure ou protège, c’est l’unité morale d’un peuple, l’intégrité morale d’une population, son désir et son pouvoir de vivre ensemble.
Une troisième caractéristique de la profession de soldat doit encore être signalée si l’on veut en cerner l’actualité : c’est l’orientation démocratique des causes d’intervention. La valeur suprême des sociétés modernes est l’égalité, l’égalisation des conditions, l’avènement de la démocratie. Un phénomène qui a transformé la sensibilité des peuples civilisés. Or la démocratie ne place plus dans la guerre mais dans la prospérité la confiance dans son avenir politique. L’Europe démocratique est donc amenée à changer son regard sur son propre destin et sur celui du monde : elle adopte la paix comme valeur irrévocable du futur. Certes, la guerre continuera d’exister, mais elle ne sera plus le but, seulement l’instrument, l’instrument de la paix, la paix mondiale devenant l’unique prophétie politique qui soit moralement légitimable, légitimement démocratique.
La démocratie a ainsi donné à la guerre de nouvelles légitimités. Et c’est pourquoi elle fait naître une nouvelle et puissante vertu spécifiquement militaire, qui transfigure le sens de l’honneur et déplace la perception du bien commun : c’est désormais le sens de la mission qui s’impose comme une vertu militaire créatrice d’avenir.
Le mot « mission » ne dit que de manière imparfaite la force morale qui la rend possible ; n’importe quel fonctionnaire, en effet, peut partir en mission dès lors qu’il a l’aval et le financement de son laboratoire : il se borne à remplir une fonction, un programme dont le plan est tracé ; la performance est intellectuelle ou technique, toujours sécurisée et planifiée.
La « mission » d’un militaire, quant à elle, est d’une autre envergure. Il s’agit, à l’âge de la démocratie, de résoudre un conflit violent en mettant la force au service de la paix. De faire la guerre pour contrarier la logique de la guerre, d’user de la violence pour interdire l’impunité de la violence, de donner sens à la vie des générations futures contre la mort infligée aux générations présentes.
Le sens éthique le plus aigu de la mission est la grandeur, car il signifie le retrait du combattant, son effacement au bénéfice de ceux qui réaliseront la paix que lui-même a rendue possible ; un autre accomplira le but ultime de la mission : faire en sorte qu’un peuple existe par lui-même. C’est la façon militaire de donner la vie, non pas à un individu, mais à une population.
- Résister aux déviances
On retiendra donc l’honneur, la maîtrise de la force et le sens de la mission comme des valeurs attachées aux spécificités de l’action militaire. Encore faut-il les justifier comme telles. Qu’est-ce qui distingue une valeur d’une simple manie, d’une idéologie particulière ou d’un conformisme social ? Ce soupçon oblige à approfondir le contenu de chacune. Dans cette exploration, je me donnerai comme règle méthodologique de caractériser comme étant proprement le cœur de la valeur sa capacité à résister à ses propres déviances, à sa propre caricature, à sa propre instrumentalisation. Une valeur, en effet, n’est ni une simple conviction ni un principe général et abstrait, mais une capacité de lutte et de perfectionnement. Pour tester la validité de cette méthode, essayons de voir comment chaque valeur spécifique peut encore être reconnue et cultivée dans les temps présents.
Commençons par examiner le sens caractéristique de l’honneur et sa capacité militaire à résister à ses propres déviances. Le sens de l’honneur est indiscutablement une valeur militaire du passé, mais dont la pérennité est également indiscutable. C’est une valeur du passé mais non une valeur dépassée. Une valeur du passé en un sens très précis : c’est la vertu d’une époque qui faisait de la guerre elle-même une valeur. Le combat est alors ce qui prouve l’honneur puisqu’il prouve le courage de risquer sa vie et donc de placer l’honneur au-dessus de la vie. Une telle preuve ne peut se faire que face à un égal dans le risque, face à un homme qui montre la même volonté de prouver son courage d’être plus fort que l’appétit de vivre. L’honneur est originairement une vertu aristocratique, qui combat un égal selon l’honneur. Je ne suis honorable que face à un homme d’honneur.
Certes. Mais qui, sinon moi-même, m’institue le juge suprême de la mesure de l’honneur et du déshonneur ? Jadis, le culte de l’honneur conduisait à un véritable culte des combats, les duels ayant une sorte d’effet auto-génocidaire. Aujourd’hui, on se demandera quelle image de soi-même mobilise les violences de l’honneur. Un narcissisme délirant ? Une hypertrophie du moi ? Le machisme que même un militaire pourrait risquer de confondre avec le culte de sa virilité personnelle ? C’est, heureusement, la pratique militaire de l’honneur elle-même qui rend l’honneur honorable, parfois jusqu’au sublime.
L’honneur militaire, c’est l’« honneur de servir ». La formule est une sorte d’oxymore qui dit la noblesse de l’action de servir, le fait d’être soi-même grandi par la hauteur de la cause. Elle ôte à l’honneur son égocentrisme : l’honneur n’est pas dans le culte de soi, mais dans le dépassement de soi. La noblesse de l’honneur l’emporte alors militairement sur son aristocratisme.
La force maîtrisée est la deuxième caractéristique des valeurs militaires qu’il faut mettre à l’épreuve. On a vu que la spécificité du métier de soldat est de créer en chacun la présence d’une force collective. Or cette force collective, c’est d’abord, c’est, premièrement, l’armée elle-même. Par conséquent, contribuer à renforcer et à faire durer la puissance collective interne de l’armée est un but militaire justifié. Mais on perçoit le risque de déviance : vouloir n’être qu’un membre d’une réalité collective protectrice, à la fois maternelle par son attention et paternelle par son exigence, ne pourrait-il pas suffire à vivre militairement l’expérience de la force maîtrisée ? Si la tentation peut exister de vivre de l’armée par l’armée et pour l’armée, c’est qu’elle offre aux postulants de véritables motivations, plus qu’un métier, une vocation, un sens donné à l’existence. L’armée unit par la familiarité, la confiance et l’émulation. Elle fait un monde.
Mais le risque de clôture sur soi peut être évité ou contredit par la passion de l’action ; et c’est pourquoi l’esprit de corps ne peut se réduire à un corporatisme professionnel. Une comparaison simple permet de le comprendre : il existe un corps des médecins et un corps des enseignants ; on désigne par là un ensemble d’intérêts professionnels, mais dans la forme d’une collection plutôt que d’une union. Par contraste, la cohésion et la fraternité militaires ne sont pas assimilables à un simple regroupement d’experts de la sécurité ; elles incarnent une âme commune où l’esprit de corps est véritablement le corps d’un esprit, d’une même vocation, la conversion de la vie inerte en vitalité collective. Quand il parle de « mystique » républicaine, Charles Péguy fait exactement comprendre ce qui élève un fait social à sa propre vérité morale.
Le sens de la mission, qui est aussi une valeur militaire caractéristique, prend un sens particulier dans une civilisation postmoderne aux prises avec ses propres contradictions. D’un côté, on entend dire que l’âge des guerres est terminé parce que nous sommes entrés dans une époque de conflits de basse intensité ; d’un autre côté, on assiste à l’exhibition publique de violences sanguinaires, à la montée de fanatismes outranciers et à une imprévisibilité nouvelle des dangers. Dans le même temps, l’opinion post héroïque des démocraties avancées ne voudrait voir dans les opérations extérieures que des interventions humanitaires, des actions d’apaisement ; elle aimerait que la professionnalisation fasse de l’armée un corps entièrement consacré à la sécurisation de la vie, comme si l’engagement des uns devait garantir le confort des autres.
Ainsi, les contradictions et les crises de la société postmoderne ne rendent ni faciles ni clairement lisibles le sens des interventions extérieures. Il est tentant de mettre sa confiance dans la haute technicité des équipements et d’identifier le militaire à un ingénieur de la civilisation de l’information, à un gardien de la paix plus qu’à un soldat, et de n’en voir que la fonction au lieu de la mission. Mais cette manière de raisonner ne regarde que la moitié du changement qui affecte notre civilisation ; si elle va jusqu’au bout de son observation, elle devra constater que la demande de paix se transforme ; on ne se pose plus simplement la question de savoir ce qui rend la paix possible (techniquement et militairement) mais ce qui rend la paix souhaitable.
La question de la possibilité de la paix s’augmente de celle de sa légitimité. La paix n’est plus simplement la victoire, elle doit devenir un projet ; elle n’est pas simplement un résultat, elle doit devenir un commencement ; il faudrait ajouter – suggestion d’un philosophe américain, Michael Walzer – au droit de faire la guerre (jus ad bellum) aussi bien qu’au droit qui règlemente la conduite de la guerre (jus in bello) un droit nouveau qui réglerait la restauration d’une vie organisée après la guerre (jus post bellum). Ainsi, une fonction stratégique de la construction de la paix future s’ajouterait à la conduite même de la guerre, la force ne réduisant pas l’adversaire au statut de vaincu, mais venant le contraindre à faire le choix de se comporter en futur partenaire d’un monde pourvu de règles.
Voilà qui élève, pour le militaire, le sens de la mission au niveau de ce que la démocratie appelle aujourd’hui une « éthique reconstructive » ; offrir aux populations éprouvées et dévastées le moyen de reconstruire leur identité, d’établir leur avenir sur une justice possible plutôt que sur la haine des vainqueurs, c’est là une forme d’humanisme militaire qui donne à l’armée une force symbolique nouvelle sur le plan international. Le soldat incarne alors la façon dont un système de valeurs fait reconnaître sa fécondité plutôt que d’imposer un pouvoir de dominer. Dans la guerre du sens qui remplace aujourd’hui la lutte pour la gloire, la mission œuvre comme instauratrice ou restauratrice de valeurs qui sont à vivre.
Comment conclure autrement que par l’avenir ? La société civile, l’État et l’armée, les hommes qui font les nations et les nations qui font l’Europe entrent dans un monde où commence une nouvelle histoire culturelle, qui nous fait naître à de nouvelles responsabilités, régionales et internationales. Il faut affronter le défi de réussir ensemble un destin commun. Les valeurs militaires y ont leur place parce que cet avenir n’existera qu’à la condition d’y contribuer par l’énergie, la volonté, la résolution et la résilience. L’armée reste, devant cette tâche, un modèle exemplaire d’action collective.