Inflexions : Dominique Schnapper, vos travaux sur la citoyenneté républicaine sont connus, et nous aimerions situer les notions de « héros » et de « victime » dans le contexte social et politique que vous étudiez. Peut-on dire que l’héroïsme fait partie, ou a fait partie, de l’imaginaire républicain ?
Dominique Schnapper : À l’époque des nationalismes, la conscription obligatoire inscrivait le risque de la mort dans le destin individuel de tout citoyen en lui donnant une signification précise : le sacrifice de soi à la communauté. Mais cette transcendance de la communauté des citoyens contient aussi un sens plus large, que j’ai défini dans Qu’est-ce que la citoyenneté ? comme la capacité de s’élever au-dessus de ses attaches privées et particulières. C’est la manière même dont la Révolution française engendre la modernité politique, en reconnaissant à l’individu-citoyen la volonté et la possibilité de s’arracher en partie à ses appartenances afin de s’inscrire dans la vie publique et entrer en communication avec tous les autres. En cessant d’être déterminé par son appartenance à un groupe réel, le citoyen manifeste son pouvoir de rompre avec les déterminations qui l’enfermaient dans une culture et un destin imposés par sa naissance ; en se libérant des rôles prescrits par sa communauté culturelle, il entre dans une communauté que l’on peut dire « abstraite » au sens où elle est le produit d’une volonté, qu’elle permet la réalisation d’un idéal, l’idéal de liberté et d’égalité, et qu’elle est reconnue comme l’instance qui transcende les vies particulières en donnant sens à un certain dépassement de soi. Cette idée de transcendance républicaine autorise à parler d’un « héroïsme » ou, du moins, d’un quasi-héroïsme pour désigner l’action de s’arracher ainsi aux particularités historiques de notre condition.
Inflexions : Peut-on dire que la démocratie a pour effet d’abolir cette transcendance républicaine de la communauté des citoyens ?
Dominique Schnapper : Si l’on passe du modèle républicain au modèle démocratique, on s’aperçoit que le souci de l’égalité des conditions, pour parler comme Tocqueville, l’emporte sur la transcendance républicaine. Dans La Démocratie providentielle, ouvrage qui est un « essai sur l’égalité contemporaine », j’ai voulu montrer comment la recherche d’égalité réelle entre les individus risque de saper l’idée d’égalité formelle entre citoyens. Alors que l’égalité civique a pour effet d’unir les hommes sur la base de valeurs communes, l’égalisation démocratique tendrait plutôt à séparer les individus les uns des autres. C’est un paradoxe, mais un paradoxe dont nous faisons concrètement l’expérience et qui est d’autant plus ressenti que la politique d’égalisation matérielle (par l’apport de subventions, aides et indemnisations financières diverses) risque d’avoir finalement pour résultat le repli sur soi des individus, un repli qui peut être destructeur de la solidarité citoyenne.
Inflexions : Dans ce livre, vous écrivez que « les sociétés démocratiques nourrissent, par nature, l’impatience et l’insatisfaction, parce qu’elles ne peuvent être qu’infidèles aux valeurs qu’elles invoquent ».
Dominique Schnapper : La démocratie providentielle a pour effet d’élargir à tous les secteurs de la vie la dynamique de l’égalité. L’égalité politique qui implique le droit de vote, de libre expression et d’opinion… Mais aussi l’aspiration à l’égalité réelle, qui influence le rapport au travail, à la famille, à la culture, aux loisirs, à la maladie, à la stérilité, aux chances de survie… Ce que l’on a appelé au xixe siècle la question sociale, paradoxalement, risque de rendre le droit à l’égalité concurrent du droit à la liberté. Les revendications à l’égalité des droits culturels ou ethniques risquent d’affaiblir les valeurs communes, de séparer les individus les uns des autres, leurs intérêts matériels étant contradictoires. Or l’égalité est un mythe autant qu’une passion. La démocratie ne peut satisfaire cette passion. Personne ne s’estimera jamais égal aux autres, la moindre différence sera d’autant plus insupportable qu’on est en droit d’en attendre la suppression ; si bien que, plus les politiques tendent à assurer l’égalité de tous, plus on souffre des inégalités qui se maintiennent inévitablement.
Inflexions : En fonction du sens que vous accepteriez de donner au mot « victimisme », jugez-vous pertinent de l’associer à la dynamique de ce que vous appelez « démocratie providentielle » ?
Dominique Schnapper : Il est naturellement tentant de faire un lien entre cette insatisfaction structurelle et le « victimisme » ou le « compassionnalisme », qui tendent à devenir un nouveau moteur de la démocratie. Mais il faut faire une distinction entre deux sens du « victimisme ». Le terme désigne, d’une part, une attention aux victimes qui est liée à l’essence de la démocratie et à ses valeurs : c’est l’attention au plus faible, le soutien au plus vulnérable, la protection des défavorisés… et c’est là une forme de l’égalité des chances ; mais il est un autre sens du « victimisme », dont l’inspiration plus récente consiste dans la priorité accordée aux victimes, dans le domaine du droit notamment. Dans le second cas, la victimisation devient une sorte de statut corrélatif d’une souffrance essentielle : l’enfant est victime parce qu’il est mineur, le handicapé est victime parce qu’il ne peut complètement jouir de ses droits, le délinquant est victime d’une société vouée au culte de l’argent… Ce second sens peut être lié, en effet, à la signification spécifiquement « providentialiste » de la démocratie.
Inflexions : Il semble alors que l’émotion l’emporte sur les principes dans la démocratie contemporaine.
Dominique Schnapper : C’est un phénomène associé à ce que l’on peut appeler une culture de la reconnaissance, qui prend la forme d’une lutte contre le déni de reconnaissance (des femmes, des minorités ethniques, des homosexuels…) et tend à servir de fondement à la vie démocratique, une manière commune de réagir plutôt qu’une universalité de principes, et qui fait de nous des semblables au sens démocratique.
Inflexions : Ne faut-il pas se demander si le compassionnalisme (ou victimisme, ou tout autre terme que vous jugez adéquat) n’a pas changé de camp politique ?
Dominique Schnapper : Il y a eu un victimisme plutôt marqué à gauche dans la seconde moitié du xxe siècle, qui était lié au développement de la critique sociale : les défavorisés devaient être considérés comme victimes du système (dans le système scolaire, il n’était pas rare d’entendre : il faut donner la moyenne à cet élève, il vient d’une famille nombreuse, c’est un fils de divorcés, de migrants…). Aujourd’hui, le victimisme est associé au soutien des associations de victimes par le pouvoir et il passe pour une stratégie de droite, favorable à une politique sécuritaire.
Inflexions : L’élasticité du statut de victime peut produire des effets choquants. En témoigne le cas des bourreaux reconnus comme victimes, comme le rapporte le livre Le Temps des victimes, coécrit par Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière : « Les vétérans de la guerre du Vietnam ont pu être reconnus victimes… d’avoir été des bourreaux (quand ils l’avaient été). Comme si les anciens kapos des camps de concentration pouvaient demander réparation pour avoir été embringués dans un système qui avait fait d’eux des bourreaux ! » N’y a-t-il pas là un phénomène de dénaturation de l’idée démocratique ?
Dominique Schnapper : Le cas cité est très choquant, en effet, parce qu’il concerne la reconnaissance des bourreaux devenus « victimes » de crimes de guerre. La psychologie a fait beaucoup pour dépister les affections invisibles, et l’on sait désormais que les témoins d’atrocités ou les victimes de grandes violences, surtout durant les guerres, subissent des traumatismes auxquels s’ajoute souvent la culpabilité de faire partie des survivants. Du point de vue démocratique, c’est un progrès de pouvoir tenir compte de souffrances invisibles et de les comptabiliser comme ce qui mérite assistance et réparation. Mais si les bourreaux s’emparent du droit des victimes, et si toute souffrance est perçue comme une injustice, alors on ne fait plus la différence entre l’action de réparer une injustice et le fait d’accorder à chacun le droit d’échapper à la souffrance au nom de l’impératif du bien-être.
Inflexions : On caractérise parfois les sociétés démocratiques de « post-héroïques1 » pour signifier la priorité donnée à l’évitement des guerres. Accepteriez-vous ce qualificatif ?
Dominique Schnapper : Si l’identité de statut entre victime et bourreau peut être revendiquée, comme on vient de le voir, on comprend la tentation de renverser les rôles de héros et de victime en faveur d’une héroïsation du statut de victime. J’ai moi-même fait l’analyse de la priorité donnée à l’évitement des guerres dans les démocraties européennes lors d’un congrès consacré à « La philosophie et la paix » en 2000. J’observais que nos démocraties ne connaissent plus et ne comprennent plus ce qu’est la guerre et que, si elles acceptent les opérations militaires, elles ne veulent plus que meurent leurs soldats. Je voyais et je vois encore dans cette attitude un danger pour les démocraties, le danger de ne plus savoir se défendre et de ne plus savoir se battre pour la paix, au risque de perdre leurs chances de survie.
Inflexions : S’agirait-il aussi d’une perte de foi en soi-même de la civilisation européenne ?
Dominique Schnapper : C’est l’aspect culturel du problème. Le danger est de prendre pour un progrès de la démocratie une perte de ses repères et de ses principes fondateurs. L’héroïsation des victimes, le manque de volonté politique, la priorité des intérêts particuliers… en sont des symptômes. Or on ne saurait oublier qu’il fait partie de la démocratie d’avoir à se défendre aussi d’elle-même. Elle doit aujourd’hui lutter contre des maux qu’elle sécrète. Ce travail de responsabilisation évite aussi un autre mal, celui qui verrait dans la démocratie un modèle si absolu, si abstrait et si parfait qu’il ne servirait qu’à condamner ou détruire ses réalisations partielles et ses efforts. Une sorte de fondamentalisme démocratique empêcherait le travail de construction de soi qui caractérise la démocratie.
Propos recueillis par Monique Castillo.
1 Voir Herfried Münkler, « Le rôle des images dans la menace terroriste et les guerres nouvelles », Inflexions n° 14, juin 2010.
Inflexions: Dominique Schnapper, your investigations of republican citizenship are well known, and we would like to look at your ideas of “heroes” and “victims” against the social and political background that you study. Would it be true to say that heroism is part, or at least has been part, of the imaginary republican idea?
Dominique Schnapper: At the time when nationalism was of overwhelming importance, mandatory conscription enshrined a risk of death in the destiny of each individual citizen, by giving it a precise meaning: sacrificing yourself for the sake of the community. That transcendence of the community of citizens also contained a wider meaning, however, which I described in Qu’est-ce que la citoyenneté? [What is Citizenship?] as the ability to rise above a person’s private and specific attachments. It is the very means by which the French Revolution gave rise to political modernity, recognising in the citizen-individual the desire and possibility of, to some extent, casting off one’s attachments in order to involve oneself in public life and into communication with everyone else. By ceasing to be defined by one’s attachment to a real group, the citizen demonstrated his or her ability to break free of the restrictions that defined a person in terms of a culture and destiny imposed by that person’s birth. By breaking free of the roles prescribed by the individual’s cultural community, the person enters a community that could be called “abstract”, in the sense that it is a product of a desire and that it allows the realisation of an ideal – the ideal of liberty and equality – while being recognised as the authority that transcends the lives of individuals by creating a sense in which they can become greater than their individual identities. This idea of republican transcendency enables us to speak of “heroism”, or at least, a quasi-heroism, to refer to this action of breaking away from our specific historical circumstances.
Inflexions: Can we say that democracy has the effect of abolishing that republican transcendency of the community of citizens?
Dominique Schnapper: If we go from the republican model to the democratic model, we notice that the concern for equality of conditions, as Tocqueville spoke of it, takes over from republican transcendency. In La Démocratie providentielle [Providential Democracy], a work I described as an “essay on contemporary equality”, I wanted to show how seeking real equality between individuals involved a risk of undermining the idea of formal equality between citizens. While civic equality has the effect of bringing people together on the basis of common values, introducing democratic equality tends rather to separate individuals from each other. It is a paradox, but a paradox of which we are gaining concrete experience. We feel it all the more as the policy of increasing material equality (by providing subsidies and various forms of assistance and financial compensation) involves a risk of ending up with people overemphasising their individuality, at the expense of solidarity as expressed in the idea of citizenship.
Inflexions: In this book, you say that democratic societies, by their nature, encourage impatience and dissatisfaction, because they cannot help but be unfaithful to the values they proclaim.
Dominique Schnapper: Providential democracy has the effect of extending the dynamics of equality to all areas of life. There is political equality, which implies a right to vote, free expression and freedom of opinion. There is, however, also an aspiration for real equality, which has an influence on working relationships, the family, culture, leisure activities, illness, sterility and chances of survival, etc. What in the 19th century was called the social question, paradoxically involves a risk of making the right to equality compete with the right to freedom. Claims for equality in cultural or ethnic rights could weaken common values and tend to separate individuals from each other, given that their material interests conflict. Equality has a mythical status just as much as being something sought passionately, and democracy cannot satisfy the passion. Nobody will ever consider him- or herself equal to other people ; the least difference will be all the more unbearable for its removal to be expected. The result is that the greater the tendency for politicians to promise equality for everyone, the more people suffer from the inequalities that inevitably persist.
Inflexions: Depending on the meaning that you agree to give to the word “victimism”, do you consider it relevant to link it with the dynamics of what you call “providential democracy”?
Dominique Schnapper: It is, naturally, tempting to link that structural dissatisfaction with “victimism” and “compassionalism”, which are tending to become a new engine driving democracy. We must, however, make a distinction between two senses of the word “victimism”. The term indicates, firstly, attention to the victims, which is associated with the essential meaning and values of democracy: attending to the weakest, supporting the most vulnerable, protecting the disadvantaged, etc. That is a form of equal opportunities. There is, however, the other sense of “victimism”, expressed most recently in the priority accorded to victims, particularly in the legal field. In this case, victimisation becomes a sort of status indicative of “essential” suffering. Here, a child is a victim because of being a minor, a disabled person is a victim through being unable to enjoy all his or her rights, a legal offender is a victim of society’s dedication to the cult of money, etc. This second sense of the word may indeed be associated with the specifically “providentialist” interpretation of democracy.
Inflexions: It seems, then, that emotion outweighs principles in a contemporary democracy.
Dominique Schnapper: It is a phenomenon associated with what can be called a culture of recognition, expressed as a battle against the denial of recognition (for women, ethnic minorities, homosexuals or other groups). This tends to serve as a basis for democratic life and a way to react together, rather than involving universal principles. It makes us comparable and equal in the democratic sense.
Inflexions: Don’t we have to ask whether “compassionalism” (or “victimism”, or whatever other term you consider appropriate) has changed its political affiliation?
Dominique Schnapper: There was a rather marked “victimism” on the Left in the second half of the 20th century, associated with the development of social criticism: the disadvantaged had to be considered victims of the system. In schools, it was not uncommon to hear that a pupil must be given an “average” mark, because he came from a large family, because his parents were divorced, or because he came from a migrant community, etc. Now, “victimism” is associated with governmental support for victims’associations, and it is expressed in policies of the Right, favouring a policy of security.
Inflexions: The flexibility with which the status of victim has been interpreted can be shocking. This is shown by cases of torturers seen as victims, as reported in the book Le Temps des victimes [The time for victims], by Caroline Eliacheff and Daniel Soulez Larivière: “It was possible to have veterans of the Vietnam war (who had been torturers) recognised as victims. It was as if former concentration-camp kapos could ask to be compensated for having been involved in a system that had made them torturers !” Doesn’t this show a corruption of the idea of democracy?
Dominique Schnapper: The case you quote is indeed very shocking, because it relates to torturers who have become “victims” of war crimes. Psychology has done a lot to track down invisible illnesses, and we now know that witnesses of atrocities, and victims of great violence, especially during wars, suffer trauma that is often increased by being among the survivors. From the perspective of democracy, it represents progress that account can be taken of hidden suffering and that it can be included in what deserves assistance and compensation. If, however, the torturers seize the right to be considered as victims, and if all suffering is perceived as unjust, then no difference is any longer being made between compensating for an injustice and giving everyone the right to escape suffering, in the name of the necessity for wellbeing.
Inflexions: Democratic societies are sometimes described as “post-heroic”1, to indicate the priority given to avoiding wars. Would you accept that description?
Dominique Schnapper: If the status of victim and torturer can be claimed simultaneously, as we have just seen, we can understand the temptation to reverse the roles of hero and victim, enabling the status of victim to be given a heroic aspect. In the course of a 2000 conference devoted to “Philosphy and Peace”, I myself analysed the priority given in European democracies to avoiding wars. I observed that our democracies no longer know or understand what war is and that, while they accept military operations, they want their soldiers no longer to die. I saw, and I can still see, in that attitude, a danger for the democracies: that of no longer being able to defend themselves, and no longer being able to fight for peace, with the risk of losing their chances of survival.
Inflexions: Would this also involve European civilisation losing faith in itself?
Dominique Schnapper: That is the cultural aspect of the problem. There is the danger of interpreting a loss of guideposts and of basic principles as progress for democracy. Making victims into heroes, a lack of political will, the priority accorded to special interests, etc. are symptoms of exactly that. And we shouldn’t forget that it is part and parcel of democracy that one has to defend oneself. Democratic societies now have to fight the evils to which they give rise. This work of inculcating responsibility also avoids another evil: that of seeing democracy as a model so absolute, abstract and perfect that it has to condemn or destroy instances that have been only partially achieved and efforts made to such ends. A sort of democratic fundamentalism would prevent the work of constructing oneself that characterises democracy.
Mrs Schnapper was talking to Monique Castillo.
1 See Herfried Münkler, “Le rôle des images dans la menace terroriste et les guerres nouvelles” [The role of images in the terrorist threat and in new wars], Inflexions, No. 14, June 2010.