La judiciarisation est un phénomène social qui témoigne d’un nouveau rapport des individus au droit et à la justice. Dans la tradition française, la justice signifie la primauté de la loi générale parce qu’elle organise la paix sociale et l’action collective. La volonté générale ne peut errer, affirmait Rousseau. Ce qui veut dire que la vie commune conditionne la vie individuelle ; juger, soigner, loger, enseigner, défendre la population... sont des actions publiques en même temps que des biens publics. Préserver l’union nationale est un bien politique majeur pour la collectivité.
Avec la judiciarisation, l’intérêt de l’individu vient en première ligne. Celui-ci recourt au droit pour mettre en évidence ce qu’il tient pour injuste du point de vue de son expérience personnelle, et il demande à la justice d’individualiser sa manière de juger, de pénaliser et de réparer. La question est de savoir s’il s’agit d’une nouvelle extension du sens de la justice ou d’une captation du droit au profit de nouveaux jeux de pouvoir. La judiciarisation de l’action militaire, pour sa part, pose à l’évidence un problème majeur : l’affaiblissement de l’autorité de l’État et de l’unité nationale lorsque priorité est donnée aux droits privés au détriment des devoirs publics, priorité de l’individu sur le citoyen.
La question est assez grave pour qu’il soit d’abord nécessaire de s’entendre sur les mots. Il faut admettre la spécificité du mot « judiciariser » pour éviter de croire que son contraire est le déni de justice. Les militaires, comme les juges et les médecins, par exemple, sont obligés au respect des lois en tant que personnes privées : le meurtre et le vol autant que la corruption ou l’abus de pouvoir les rendent coupables et punissables. Mais la judiciarisation recouvre autre chose que la juridisation : elle pratique un recours au droit qui vient remplacer des régulations sociales et morales défaillantes. Elle traduit alors une crise de confiance dans les institutions. Exemples : un patient met en cause la compétence du médecin si le régime préconisé n’a pas réussi ; un parent d’élève conteste la compétence du professeur qui ne donne pas de bonnes notes à son enfant ; la famille d’une victime s’interroge sur un pompier qui n’a pas réussi à sauver une vie... Les garagistes eux-mêmes sont visés, les clients n’hésitant pas à les traduire en justice quand une panne se produit sur la route des vacances après la révision d’usage.
On examinera de façon critique trois niveaux de justification de la judiciarisation. Le premier constate une tendance sociétale et se résigne à son irréversibilité. On se demandera alors sur quoi repose la priorité réclamée par les individus. Le deuxième associe l’individualisme judiciaire à un surcroît de démocratie. On s’interrogera sur la signification qui est alors donnée à cette dernière. Le troisième associe la judiciarisation à l’effacement de l’État devant la montée en puissance de la société civile. On examinera les dommages qui sont alors causés à l’autorité symbolique de la République dont a pourtant besoin l’action collective sur le plan politique et international.
- Judiciarisation et individualisme
La judiciarisation est liée à l’individualisme croissant des sociétés contemporaines. Mais il ne suffit pas de le constater pour le légitimer, sauf à se résigner à la réduction du droit à la force ; il faut encore se demander si et en quoi cette individualisation est juste.
Une première réponse associe la priorité de l’individu à la logique contractuelle des échanges commerciaux privés. La règle du marketing est que le client est roi et qu’il doit être satisfait. Si un plombier installe un robinet et que celui-ci fuit, on peut demander réparation. Mais le professeur qui me juge m’instruit, quant à lui, sur le niveau de ma culture ; il n’est pas contractuellement sommé de me rendre géniale. On voit ici que la judiciarisation tend à clientéliser les rapports avec les services publics. Ainsi, un étudiant demandait un jour de placer l’examen final au moment qui lui convenait pour des raisons personnelles, après le mariage de sa sœur.
Une autre justification favorise l’individualisme judiciaire : l’importance que les sociétés avancées donnent à la fragilité, à la vulnérabilité. C’est chose normale pour des raisons humanitaires, mais l’instrumentalisation de la douleur crée une judiciarisation spécifique, celle du victimisme judiciaire : faire savoir que l’on souffre pour être écouté. Ainsi, les adeptes de la grossesse pour autrui allèguent volontiers la « détresse » des couples homosexuels et plaident pour leur reconnaître un « droit à l’enfant » avec un recours à la grossesse pour autrui. Dans ce cas particulier, une compassion s’impose contre une autre et l’éthique de conviction d’un supposé droit à l’enfant contredit l’éthique de responsabilité qui déplore l’industrialisation de la grossesse de masse pour autrui dans les pays en développement.
Revenons à la question militaire. L’individualisme des mœurs conduit à changer le rapport entre la nation et l’armée, ce que favorise la professionnalisation de cette dernière : on ne voit plus dans le soldat l’incarnation de la force morale de la république ; on l’identifie désormais au policier et au pompier, à un agent des services publics de manière générale, et l’on considère sa mort comme un accident du travail, ce qui suffit à justifier, selon le mode contractualiste de penser, la mise en cause de son employeur, l’État.
- Judiciarisation et démocratie
Ces quelques remarques conduisent à porter plus loin l’examen, avec un argument de poids : n’est-ce pas là un progrès dans la démocratie ? Demandons-nous à quelle conception de la démocratie il est alors fait référence.
Dans les années 1930, le mot « hyper-démocratie » a été utilisé pour signifier la pression de la volonté populaire (au sens populiste) sur l’État. Citons Ortega y Gasset, le philosophe qui, dans La Révolte des masses, a mis l’accent sur la façon dont l’opinion publique agissait alors à la manière d’un lobby : dans une hyper-démocratie, « la masse agit directement et sans loi, imposant ses aspirations et ses goûts au moyen de pressions matérielles ». Il s’agissait alors de l’adhésion des foules à un dictateur dont elles croient faire un porte-parole.
De nos jours, il conviendrait plutôt de parler de « contre-démocratie » pour désigner l’évolution individualiste et procédurière de l’opinion publique. C’est une démocratie de réaction, souvent émotionnelle, qui use de la pression médiatique pour faire réagir les politiques à leurs propres réactions. L’opinion prétend ainsi mettre la justice, sa justice, au-dessus de la loi. Mais cette démocratie est « contre-démocratique » et « impolitique » (selon les mots de Pierre Rosanvallon) parce que c’est une pratique constante de la défiance et du soupçon, une démocratie négative qui vote « contre » et se dresse « contre » ceux, responsables de décisions, acteurs publics ou auteurs de réformes, qui ne donnent pas satisfaction.
Mais de quelle satisfaction s’agit-il exactement ? Il faut peut-être craindre qu’il s’agisse d’un imaginaire de justice, un imaginaire qui nie la finitude de la condition humaine, l’imprévisibilité des dangers et l’inéluctabilité des conflits. Un imaginaire de la vie sans la mort, de la santé sans la maladie, de l’éducation sans l’échec, de la guerre sans la violence. Un homme politique disait jadis avec ironie que le rêve des Français est de « mourir en bonne santé ».
Le cas de l’armée révèle d’une façon particulièrement significative la transformation de l’imaginaire national. On a qualifié de « post-héroïque » la manière dont les Européens d’aujourd’hui refusent la mort au combat et leur valorisation extrême de la sécurité comme valeur suprême de la vie. L’opinion publique répugne aux interventions militaires ; aux coups de force elle préfère les moyens du droit, de la concertation et de la coopération. Mais elle se caractérise aussi par l’incapacité à résister, moralement, psychiquement et physiquement aux nouvelles violences dont usent ses ennemis, qui, eux, savent exploiter cette faiblesse en ayant recours à des actes terroristes dont la violence, parce qu’elle est insupportable, sera dissuasive.
- Judiciarisation et autorité symbolique de la république
Nous voilà parvenus peut-être au cœur de l’ambivalence des faits de judiciarisation. Nous avons constaté que la judiciarisation était encouragée par la conviction d’une évolution individualiste irrésistible des sociétés démocratiques. Nous avons en même temps reconnu que cette évolution reposait aussi sur un imaginaire sécuritaire qui se met en contradiction avec la réalité des dangers sur le plan national et international. Il nous faut examiner le phénomène sous un dernier angle : la place montante du pouvoir symbolique dans ce que l’on peut appeler une guerre des signes ou des symboles. Est en jeu l’image publique qu’une société donne d’elle-même et qui fait que la légitimité politique repose en dernier ressort sur une légitimité culturelle et morale.
Affrontons directement la contradiction qui frappe ce que l’on considère comme un progressisme juridique et que certains juristes analysent comme une revanche de la société civile sur l’État-providence. La judiciarisation exprime une prééminence des règles de droit dans la régulation des activités commerciales, sociales, culturelles et politiques, et aujourd’hui militaires, qui implique un recul de l’État, de l’autorité, de l’intérêt général et de la souveraineté de la loi issue de la volonté générale. La destitution progressive de l’État comme transcendance unificatrice, créatrice d’un corps politique de citoyens, se ferait au profit de la montée en puissance de la société civile comme source plurielle « d’une multiplicité de lieux de production et de gestion de la norme juridique »1. La réalisation de l’unité collective comme mode d’action de l’autorité de la loi cède la place à une production plurielle, individualisée, des normes juridiques. Flexibilité du droit et flexibilité des mœurs alimentent la flexibilité dont a besoin la nouvelle culture économique globalisée, leur mutabilité assurant l’adaptation des individus au marché mondialisé.
Mais il faut attirer l’attention sur la dégradation que la judiciarisation impose aux symboles de la république, avec le risque de détruire le sens de l’action collective et de réduire à l’impuissance les garants de son unité. Il ne s’agit pas de soustraire la fonction publique à la justice et il est légitime de regarder comme un progrès le fait que la puissance publique n’abrite pas des fautes personnelles derrière l’objection d’irresponsabilité. On se souvient du cas d’un policier qui avait abattu l’amant de sa femme avec son arme de service : le juge avait décrété que l’acte n’était pas dépourvu de lien avec le service public (l’arme n’aurait pas dû être apportée au domicile du policier). On regarde alors la mise en cause d’un fonctionnaire coupable de faute professionnelle comme ce qui grandit l’autorité publique, son impartialité et sa responsabilité.
Or, aujourd’hui, la judiciarisation n’œuvre pas comme ce qui augmente la force symbolique de l’autorité de la puissance publique, mais comme ce qui exerce une menace permanente sur une corporation professionnelle, à la manière d’un chantage ou d’un harcèlement, ce qui transforme le service public en service privé et instaure une société de contrôle généralisé. La judiciarisation ne moralise pas, mais au contraire démoralise l’action collective. Un exemple limite montre qu’elle peut se rapprocher d’actions mafieuses : il arrive que des universitaires soient menacés par des étudiants non seulement de procès pour racisme, mais de campagnes de diffamation sur Internet ; il s’agit d’élèves étrangers qui refusent le retour dans leur pays et qui usent de la menace pour obtenir le diplôme qui leur servira de carte de séjour. Dans ce cas, la responsabilité de la fonction publique n’est pas augmentée, mais une dégradation symbolique lui est publiquement infligée : le diplôme est une marchandise dont l’université est le magasin.
Toute judiciarisation n’est pas aussi sinistre, mais quand elle agit par la menace, elle n’augmente pas la responsabilité professionnelle, elle provoque la méfiance, l’inhibition et l’inaction. « Un infirmier suspecté depuis des années du meurtre de plus de quarante patients sévit encore d’hôpitaux en hôpitaux parce que ses anciens employeurs, craignant le contentieux, ont pour politique de ne pas stigmatiser leur personnel par de mauvaises appréciations professionnelles »2
Voilà qui montre qu’un conformisme précautionneux répond aux excès de la judiciarisation. Aussi faut-il restaurer la responsabilisation contre la judiciarisation, parce que la responsabilisation vient de la confiance des usagers dans l’institution et que vouloir mériter cette confiance correspond à l’engagement des personnes dans leur contexte professionnel. Elles n’agissent pas par peur, mais par conviction et souci d’accomplir une mission.
- Conclusion
On imagine trop souvent que le pouvoir est de nature physique et matérielle, qu’il opère par la contrainte et par la force. Mais on oublie qu’il est d’abord de nature mentale et symbolique. Sa vraie force est de susciter l’adhésion, la confiance, l’engagement.
Nous sommes entrés dans une époque où la symbolique du pouvoir importe autant que sa puissance physique, car une guerre peut être perdue si l’opinion publique lui refuse son adhésion morale. Le pouvoir symbolique définit le sens commun des mots, légitime les émotions collectives, installe l’interprétation du monde qui fait sens pour le plus grand nombre. L’armée est l’un de ses principaux vecteurs. La confiance dans le soldat est aussi indispensable à la sécurité du citoyen que la confiance dans le médecin est nécessaire à la guérison du malade, de sorte que l’image publique de l’armée fait partie de son efficacité sur le terrain.