Le rapport éthique au rebelle est en train de se transformer ; les événements récents ont montré que la rébellion pouvait se faire impérialiste plutôt que résistante, qu’elle pouvait se massifier et se dresser contre sa propre population au nom d’une idéologie hostile à la liberté et à l’humanisme, si ce n’est à l’humanité elle-même.
Pour essayer de comprendre en quoi cette transformation touche notre relation historique à la rébellion politique, trois figures simplifiées peuvent servir de référence : la figure du rebelle identifié à un héros, qui lutte pour la liberté ; celle du rebelle identifié à une victime, qui lutte pour la reconnaissance ; et, enfin, celle du rebelle s’érigeant en agresseur inconditionnel dans une guerre du sens.
Quelle éthique ou quelle contre-éthique gouverne le mode d’action de chacune de ces catégories de rebelles ?
- La figure mythique du rebelle héroïque
Nous cultivons tous une certaine figure mythique du rebelle. Dans notre mémoire positive, celui-ci est une singularité exemplaire, il invente à lui seul une culture du contre-pouvoir et la figure la plus haute est celle du Résistant, qui a été magnifiée par sa lutte contre le totalitarisme. Le rebelle est d’abord un grand dissident, il incarne la morale et le droit contre le conformisme, la lâcheté et la soumission aux dominations illégitimes ou insupportables. S’il est estimé, c’est qu’il ne lutte pas pour gagner un pouvoir personnel, mais pour une juste cause1. Plusieurs grands héros populaires sont des rebelles, comme Vercingétorix, Jeanne d’Arc, Martin Luther King, Mandela ou Gandhi (pour lequel, il faut le rappeler, la non-violence n’est pas le refus de la lutte).
On prête à ces rebelles héroïques une éthique qui est l’éthique idéalisée du soldat, surtout quand le rebelle est lui-même un soldat, comme dans l’exemple du général de Gaulle. Cela dénote une force morale capable d’accepter le sacrifice suprême pour témoigner de la valeur de la quête politique qui dirige leur action.
Si l’éthique qu’on leur attribue est semblable à celle du soldat, c’est aussi pour des raisons de morale politique : parce que leur mobile politique dominant est la liberté, que leur combat est défensif, que leur action est légitimée par la population qu’ils représentent et que le recours à la violence est limité à la réalisation du but politique. Cette limitation du recours à la violence est capitale parce qu’elle garantit que le but de la guerre menée n’est pas l’annihilation de l’adversaire, mais la réalisation d’un projet politique qui bénéficie de l’appui d’une population.
- Le rebelle victime
Pour une grande part, la figure mythique du rebelle nourrit l’histoire légendaire de toute nation. Mais dans l’histoire française, une autre figure du rebelle s’est imposée (ou surimposée à la première) à l’âge de la décolonisation. S’il faut en tenir compte, c’est qu’elle engage une transformation historique du rapport au rebelle sur le plan éthique aussi bien que sur le plan politique et militaire. Si, en effet, le rebelle est celui qui lutte pour libérer son pays des colons français, il devient notre ennemi légitime.
Or cette légitimité du rebelle comme adversaire peut s’entendre de deux façons. Première lecture : son combat est le même que le nôtre. Disons, pour simplifier, qu’il vise la modernité politique, la démocratie, la liberté et les droits de l’homme. Il combat alors pour obtenir par ses propres forces une égalité dans l’ordre de la valeur morale et politique ; il peut être un futur partenaire et un allié. C’est un rebelle modernisateur. Mais une seconde lecture a été faite et une autre orientation a été prise, encouragée par l’intelligentsia française elle-même. Dans cette hypothèse, le rebelle ne s’oppose pas seulement à une politique (à savoir la politique coloniale), mais aussi à la civilisation qui y a conduit, c’est-à-dire la modernité occidentale ainsi que la culture de l’humanisme et des droits de l’homme. De sorte que la légitimité du rebelle n’est plus alors simplement politique, mais qu’elle devient culturelle : une culture s’oppose à une autre culture, comme dans une sorte de « clash des civilisations ».
Si l’intelligentsia a pu encourager cette légitimation culturelle de la rébellion anticolonialiste, c’est que la contestation de la culture occidentale était déjà pratiquée par les Européens eux-mêmes (soit par rejet du capitalisme, soit par rejet de la puissance technique de l’Occident). C’est ainsi que Sartre, par exemple, légitime l’usage de la violence contre les Européens : « Abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre2. » Et c’est ainsi qu’un autre philosophe français a pu saluer la destruction des tours de New York et exalter la culture afghane pour dire son mépris de la culture européenne3.
L’éthique qui est alors attribuée au rebelle s’en trouve transformée :
- le rebelle est une victime, la victime d’une culture étrangère ;
- le rebelle fait valoir une éthique de la différence, un droit à la reconnaissance de valeurs qui ne sont pas occidentales. Il réclame non pas la modernisation de ses valeurs, mais la séparation de ses valeurs d’avec celles de l’Occident, les cultures doivent cohabiter, sans assimilation, dans un monde multiculturel ;
- mais, surtout, comme le rebelle représente la posture du faible contre le fort, il compense sa faiblesse économique et militaire par un recours multiforme et imprévisible à la violence, dont le terrorisme est l’exemple le plus spectaculaire.
L’usage de l’ultraviolence est alors reconnu comme un droit légitime, comme le soutenait le colonel Kadhafi, par exemple, lors de sa visite à Paris4. Or la violence n’est pas simplement un phénomène physique, en font partie le cynisme, la barbarie ou l’inhumanité, car la violence est tout ce qui permet de faire la guerre à bon marché : bandes armées irrégulières, gangs de la drogue, preneurs d’otages, réseaux terroristes, commerce illégal des armes, fraudes électorales, vidéos d’exécutions d’otages… L’extrême cruauté des pratiques coïncide finalement avec le souci d’une économie de moyens.
- Le rebelle agresseur dans une guerre du sens,
Ce qui semble se produire aujourd’hui est le renversement, dans l’esprit des Européens, de cette identification du rebelle à une victime. Le stade de la rébellion semble dépassé quand le langage de la guerre sainte autorise à bafouer les lois de la guerre aussi bien que celles de l’éthique.
Ce qui est opposé à l’éthique humaniste d’égalité et de tolérance mutuelle, c’est une religion. Une religion qui donnerait à certains hommes le droit de sacrifier d’autres hommes à une volonté divine suprême. Chacun d’entre nous sent bien qu’il ne s’agit que d’abus de pouvoir et que la religion est un prétexte. Irrésistiblement, chacun d’entre nous fait une analogie avec la terreur nazie, qui détruisait certains hommes au nom d’une quasi-religion de la race. L’incompréhensible, c’est qu’il s’agit d’une guerre de destruction de l’adversaire et d’annihilation de ses valeurs qui semble s’autoriser d’une « éthique » supérieure donnant le droit de gouverner la vie par l’unique moyen de la menace de mort.
Notre hypothèse est que ce que nous prenons pour une religion et pour une éthique n’est rien d’autre qu’un imaginaire, ce qui est bien plus redoutable, parce que l’imaginaire confère l’illusion d’invincibilité.
L’imaginaire ne s’ajoute pas à la réalité, il prend sa place ; il opère comme un narcissisme fou ; il supprime la finitude, la rationalité et le manque (tout ce qui est humain), et il agit comme un fantasme de toute-puissance dans un monde qui n’existe pas ; il force la réalité à obéir à une illusion qui confère magiquement la valeur, l’honneur et la domination. L’imaginaire justifie le crime, puisqu’on agit en son nom et non par intérêt personnel. L’imaginaire est le danger suprême dans une guerre des symboles, car les moyens les plus sordides et les plus dévastateurs sont fantastiquement justifiés comme les choix faits par un « autre », un maître spirituel auquel on obéit. Le serviteur de l’imaginaire ne peut plus voir qu’il est cupide, corrompu, violeur et génocidaire, il s’est assuré une absolue sécurité et une complète impunité dans le monde illusoire qui satisfait son désir de toute-puissance. Là est toute sa force : il n’a pas peur, parce qu’il a perdu le sens du réel. Sa détermination dans la perpétuation de la violence et du crime va aussi loin que son insensibilité au danger et sa certitude d’imposer l’ordre du monde vrai, tel qu’il doit être.
- Conclusion
L’extrême danger de cette mentalité est de porter la violence aux extrêmes, en l’occurrence à la destruction d’une population jugée coupable de représenter une civilisation haïe. Deux types de conséquences deviennent aujourd’hui des sujets d’interrogation et de discussion :
- L’asymétrie change de nature et de camp, elle devient éthique. Face à la détermination de l’adversaire et en dépit de la gangstérisation et de la criminalisation des modes opératoires, le soldat doit conserver son éthique de force maîtrisée et de respect de l’adversaire.
- Pourtant, le fait que l’impérialisme des nouveaux « rebelles » voie dans l’Occident un ennemi absolu ne reconduit-il pas à l’idée d’une « guerre juste » au sens moral contre un tel adversaire ? On sait que la modernité a renoncé à cette moralisation et a juridisé le concept de guerre (Grotius). On sait aussi que le nazisme a conduit les pays démocratiques à y revenir… Sommes-nous dans une situation analogue5 ?
1 Cette mythique se retrouve dans une certaine complaisance ou complicité envers la rébellion des adolescents : on considère qu’ils sont inventifs et qu’ils apportent une meilleure sensibilité sociale, en particulier quand ils critiquent le bourgeoisisme de leurs parents.
2 Préface au livre de Frantz Fanon, Les Damnés de la terre, Paris, Maspero, 1961, p. 19.
3 « La mission de l’Occident (ou plutôt de l’ex-Occident, puisqu’il n’a plus depuis longtemps de valeurs propres) est de soumettre par tous les moyens les multiples cultures à la loi féroce de l’équivalence. […] Ainsi encore l’Afghanistan. Que, sur un territoire, toutes les licences et libertés “démocratiques” – la musique, la télévision ou même le visage des femmes – puissent être interdites, qu’un pays puisse prendre le contrepied total de ce que nous appelons civilisation – quel que soit le principe religieux qui soit invoqué –, cela est insupportable au reste du monde “libre” », Jean Baudrillard, « La violence de la mondialisation », Le Monde diplomatique, novembre 2002.
4 Il est « normal que les faibles aient recours à la violence » (Le Monde, 7 décembre 2007).
5 Voir « Il faut arracher l’apocalytique aux fondamentalismes » in René Girard, Achever Clausewitz, Carnets Nord, 2007, p. 101.