Avant de lire ce qu’Ernst Jünger et Pierre Teilhard de Chardin révèlent de l’expérience du front durant la Grande Guerre, il est indispensable de prendre la mesure de l’écart, sur le plan mental et moral, qui nous en sépare aujourd’hui. Quant au sentiment de la mort, par exemple : la fin du xxe siècle regarde le suicide médicalement assisté comme un droit qui sauvegarde jusqu’à son dernier souffle la dignité de la personne humaine, ce qui est assurément un nouveau rapport à la mort, parfois qualifié de « luxe démocratique », en référence à l’interprétation démocratique du concept de droit humain. D’un autre côté, celui de la vie, des millions d’enfants sont élevés dans un culte de l’existence qu’il faut « positiver » en en écartant le caractère tragique, au risque de ne plus traiter la vie, ludiquement, que comme un bien de jouissance ordinaire et banal. Pour beaucoup de nos contemporains, l’expérience du front entre 1914 et 1918 est une sorte de folie historique inintelligible, le facteur quantitatif du nombre des morts au combat n’étant pas représentable intuitivement. Et s’il est académiquement « scientifique » de choisir d’expliquer les faits de manière mécanique plutôt qu’intentionnelle, en arguant de la seule puissance technique des moyens de destruction de masse, il demeure que ce qui est suprêmement humain dans cet extrémisme même est oublié par ce type de raisonnement ; il prétend expliquer les tranchées, mais se montre incapable de les comprendre.
Il serait par ailleurs malséant de prétendre « comprendre » en osant se substituer aux acteurs eux-mêmes quand ils ont pu, par miracle, échapper à la mort, et quand ils ont possédé le talent et trouvé l’occasion de raconter. Car l’expérience du front que les historiens et les lecteurs de romans regardent généralement comme une expérience collective, comme une sorte de ressenti global de groupe, est d’abord une expérience intime, un vécu infiniment subjectif, ce qu’Ernst Jünger appelle « la guerre comme expérience intérieure »1.
La réalité du front, entre 1914 et 1918, est d’abord, en effet, une réalité vécue par ceux qui étaient là, une réalité ressentie et éprouvée par le bouleversement des sens et de la raison, comme en témoigne Erich Maria Remarque dans À l’Ouest, rien de nouveau : « Nous voyons des gens à qui le crâne a été enlevé continuer de vivre ; nous voyons courir des soldats dont les deux pieds ont été fauchés ; sur leurs moignons éclatés, ils se traînent jusqu’au prochain trou d’obus ; un soldat de première classe rampe sur ses mains pendant deux kilomètres en traînant derrière lui ses genoux brisés ; un autre se rend au poste de secours tandis que ses entrailles coulent par-dessus ses mains qui les retiennent ; nous voyons des gens sans bouche, sans mâchoire inférieure, sans figure, nous rencontrons quelqu’un qui, pendant deux heures, tient serrée avec les dents l’artère de son bras pour ne pas perdre tout son sang. » Une réalité à ce point faite d’horreur a pu sembler porter le réel au-delà de lui-même et ouvrir un monde si totalement inconnu qu’aucun humain n’aurait pu en avoir idée. L’extraordinaire d’une telle expérience a ainsi pu faire entrevoir, comme en témoignent l’officier allemand Ernst Jünger2 et le brancardier français Pierre Teilhard de Chardin, au-delà des faits bruts, l’approche de la vie vraie, la vérité de la vie.
- L’épreuve du sens
L’athéisme complet (celui qui ne remplace pas un dieu par un autre) affirme hautement le non-sens de la vie et, en conséquence, ne regarde aucune cause comme sacrée, pas même la sienne. De son côté, le rationalisme économique, ainsi que l’expliquait Max Weber en 1919, réduit le travail à une suite de performances qui se détruisent l’une l’autre, toute avancée nouvelle supprimant la dernière en attendant d’être détruite à son tour par la suivante. Le consumérisme vérifie parfaitement la stérilité d’un tel « progressisme », qui se borne à détruire le futur par l’accumulation de nouveautés toujours plus périssables.
Ce dont Teilhard aussi bien que Jünger témoignent, au rebours du non-sens de ce renouvellement monotone des mêmes choses, des mêmes jouissances, des mêmes idées et des mêmes situations, c’est de l’excès de sens porté par l’expérience du front, expérience inouïe des moments où la vie s’accomplit par la mort, atteint son sommet dans la mort, quand la mort réalise ce que voulait, ce que devait la vie. La mort en masse n’est « banale » que quantitativement, arithmétiquement, pour un spectateur extérieur, désengagé et privé d’imagination. Quand elle se fait le mode d’action de la guerre elle-même, dans l’assaut d’une multitude jaillissant des tranchées, alors l’extrême parenté du vivre et du mourir, devenue le ressort de missions collectives où se joue le sort du monde, transforme la perception, le sentiment et la raison de chacun en facultés visionnaires d’une autre épreuve du sens, d’une tout autre éclosion du sens du monde et de la vie. Entre les combattants du front et ceux de « l’arrière », un changement d’humanité s’est produit.
La dissemblance d’avec la vie d’« avant », d’avec la vie des gens « ordinaires » est si considérable qu’elle devient le révélateur tragique de la pauvreté, de l’indigence morale, émotionnelle et spirituelle du mode de vie petit-bourgeois, conforme, animé d’ambitions sans grandeur et d’intérêts si misérables que seul le soutien de l’amour narcissique de soi peut leur donner un semblant de valeur. Ce qui définit le sérieux de la vie à l’échelle du quotidien n’a pour mesure que l’égoïsme le plus banal, qui croit que sa vision du réel est d’autant plus « réaliste » qu’elle est plus étriquée. S’il est permis de parler d’une expérience de « surhumanité » en un premier niveau de sens, directement né de la disproportion entre l’expérience du front et celle de « l’arrière », elle tient à cette révélation que la vie « de tous les jours » n’est pas la vraie vie, et qu’elle manque, précisément, de la vitalité de la vie, se bornant au confort d’un bonheur plat, triste et monotone, protégé par la « croûte des banalités et des conventions ».
Si Teilhard peut dire que « l’expérience inoubliable du front, c’est celle d’une immense liberté »3, c’est qu’il a pu se délivrer de l’illusion que la vie ordinaire doit être faite des conventions et des tracas que l’on entretient faute de sens, faute du sens que l’expérience du front lui a précisément révélé. On peut être choqué par la formule « tous les enchantements de l’Orient, toute la chaleur spirituelle de Paris ne valent pas, dans le passé, la boue de Douaumont »4, à cause de son caractère hyperbolique, mais il ne s’agit que de dévoiler à « une Humanité qui naît surtout aux heures de crise » que la vérité de la vie est plus loin, ailleurs et au-delà de l’asservissement de la sensibilité et de l’intelligence à des conventions qui, en vérité, les arrêtent et les mutilent.
Jünger et Teilhard jettent une lumière crue sur la pauvreté émotionnelle de la vie ordinaire, la vie civile, la vie des civils. Tous deux rapportent la même expérience de l’ivresse de vivre au front, une expérience surhumaine par la puissance quasi visionnaire de l’émotion portée à l’incandescence. Car ce n’est ni la raison ni le raisonnement mais l’émotion qui ouvre l’accès à la réalité mise au jour dans une telle expérience des limites du possible ; c’est à l’émotion qu’il est donné de recevoir de manière charnelle et sensible l’illumination d’une autre dimension de la vie, d’une vie cosmique, universelle, hors de notre temps, de nos normes et de nos modes de pensée. Une telle expérience n’a rien voir à avec un idéalisme d’intellectuel, même exalté, elle est d’un autre ordre du vécu, d’un autre ordre de l’histoire, une histoire de l’univers inaccessible aux moyens de l’intelligence ordinaire, un devenir porté par une tectonique des émotions et des passions à l’instar de l’histoire physique du globe terrestre, bousculé par des mouvements qui déplacent, transportent et transforment d’énormes volumes de matière.
Quoi d’étonnant si l’expérience du front découvre ainsi la matière charnelle dont sont faites la civilisation et l’histoire humaine. La culture (comment ne pas s’en rendre compte ?) ne vit pas seulement dans les écoles ou dans les salons, elle naît plutôt de sources titanesques et ne survivrait pas sans les passions, les émotions et les sacrifices qui la maintiennent dans l’existence. La vitalité de la culture est nourrie de la vitalité biologique, psychologique, sociale, morale et religieuse de ses créateurs et de ses défenseurs, dont elle exploite autant les capacités d’exister que le courage de mourir.
Comment les hommes du front n’auraient-ils pas ressenti cela, puisque l’Europe leur demandait follement de sauver sa civilisation en les dressant les uns contre les autres, à une hauteur d’exigence qui faisait de l’endurance, de la ténacité, de la bravoure et du sacrifice de soi les moyens « ordinaires » d’une expérience inaccessible à une vitalité « ordinaire » ; puisque la civilisation elle-même leur ordonnait de cultiver la fureur de tuer et la violence sauvage de faire régner la mort.
La surhumanité de l’épreuve a alors révélé la surhumanité du sens qui la portait. Non pas politique, non pas sociologique, non pas même national, car l’enjeu allait bien au-delà : c’est la vérité de la vie qui s’est dévoilée dans une sorte de rencontre avec le Sens, celui de la vie cosmique qui alimente les vies particulières s’étant donné à voir et à vivre dans ce que Jünger décrit comme une « orgie de lutte et de feu ».
C’est cette intuition, ou cette révélation, que rapportent Jünger et Teilhard quand ils racontent combien l’expérience du front les a formés et transformés. Mais ils ne la disent pas de la même façon. Jünger la pense et la comprend en guerrier ; Teilhard en analyse la signification mystique.
- Interprétation militaire
Ce que les deux auteurs ont perçu, c’est que la guerre est une vaste puissance de mise en action d’énergie humaine concentrée. Entendons par là la puissance de transformer en pure énergie ce qui fait d’ordinaire la stabilité des choses que l’on connaît de soi-même : le caractère, les penchants, les passions, l’éducation, les convictions… Dans l’assaut, la tension, l’angoisse et la peur, mais aussi la volonté, l’enthousiasme et le jugement deviennent une pure énergie, un pur mouvement, un pur élan, une pure agression.
Chacun se porte au-delà de lui-même : le froid, le manque, la saleté sont dépassés et transformés par l’élan sans lequel personne ne saurait bouger. Certes, l’observateur à la mentalité réductionniste rend les choses petites et mesquines pour mieux les mettre à sa portée : il dira que la contrainte, le vin et l’effet d’entraînement expliquent tout, même le courage. Jünger, lui, l’explique par la figure du guerrier et sa mission au service de la vie.
Le guerrier est celui qui fait la guerre, mais il est aussi celui qui est fait par la guerre. « Oui, le soldat dans son rapport à la mort, dans le sacrifice de sa propre personne pour une idée, ignore à peu près tout des philosophes et de leurs valeurs. Mais en lui, en ses actes, la vie trouve une expression plus poignante et plus profonde qu’elle ne peut l’avoir dans aucun livre. Et toujours, de tout le non-sens extérieur parfaitement insensé, ressort une vérité rayonnante : la mort pour une conviction est l’achèvement suprême. Elle est proclamation, acte, accomplissement, foi, amour, espérance et but ; elle est, en ce monde imparfait, quelque chose de parfait, la perfection sans ambages5. »
C’est là une représentation chevaleresque mais combien réaliste de la guerre. Pour Jünger, en effet, celle-ci est à la fois un phénomène durablement primitif et l’occasion de la sublimité humaine incarnée dans le combattant. Un phénomène durablement primitif, car la guerre est, à ses yeux, loi de la vie, plus grande que les peuples et invariablement nourrie des éternels mécanismes de la violence des fauves : « À l’instant du choc, ils étaient quintessence de toute l’agressivité guerrière que le monde a jamais portée, un amalgame exacerbé du corps, de l’intellect, du vouloir et des sens. »
Outre le vertige de la pure énergie de sauvagerie libérée, la guerre est aussi, pour Jünger, l’aristocratique sublimité des « vainqueurs nés » : « C’étaient en vainqueurs nés qu’ils sautaient par-dessus le parapet, d’où leur calme, leur égalité d’âme lorsqu’ils s’avançaient sous le feu. […] On joue son va-tout6. » Le vainqueur né est l’homme qui ne peut perdre puisqu’il sort du combat ou victorieux ou mort. La bravoure qui porte le guerrier change la mesure du regard sur le sens de la vie : en sacrifiant sa vie de civil, celle des joies vulgaires et de l’ennui quotidien, le guerrier accouche, par « procréation virile »7, de la vie véritable, la vie universelle de l’histoire du monde, la vie surnaturelle. La force vitale exaltée par la guerre fait naître la culture des plus hautes souffrances que peut supporter la vie, sélectivement indifférente aux critères de justice et de paix fabriqués par les hommes ordinaires : « Qu’avaient donc fait les Péruviens aux Espagnols8 ? »
Une question taraude peut-être le lecteur : Jünger pouvait-il conserver intacte l’image chevaleresque de la guerre qu’il s’était faite en s’engageant dès sa prime jeunesse alors que la bataille moderne changeait la nature même du courage et du combat ? Il a lui-même perçu ce changement. Il a été sensible à l’horreur nouvelle née de la violence techniquement décuplée des opérations militaires. Il y a vu la naissance d’une nouvelle forme d’humanité guerrière : « Cette guerre n’est pas le final de la violence, elle en est le prélude. Elle est la forge où le monde est martelé en frontières nouvelles et en nouvelles communautés [où] l’homme nouveau sera de notre trempe9. » Mais il a perçu aussi que « le combat des machines est si colossal que l’homme est bien près de s’effacer devant lui »10.
C’est toutefois en guerrier qu’il interprète le phénomène puisque c’est en homme augmenté de son propre courage que le soldat affronte la violence technicienne et puisque la Grande Guerre ne manque en rien à sa fonction historique : l’accomplissement de l’idée (Jünger parle alors un langage hégélien), c’est-à-dire la force de mettre au monde l’esprit d’une époque et d’incarner l’énergie de sa volonté, de sorte que le mouvement créateur qui dépasse toutes ses figures provisoires représentées par les peuples poursuive sa course immortelle. C’est un hommage puissant et aristocratique que Jünger rend à tous les soldats qui ont partagé cette atroce et sublime aventure, tous embrassés dans le grand Tout de l’expérience du front : « Qui dans cette guerre n’éprouva que la négation, que la souffrance propre, et non l’affirmation, le mouvement supérieur, l’aura vécue en esclave. Il l’aura vécue du dehors, et non de l’intérieur11. »
- Interprétation mystique
Contrairement à Ernst Jünger, Pierre Teilhard de Chardin n’est pas un soldat, mais un prêtre jésuite et un savant paléontologue théoricien de l’évolution12. Son œuvre scientifique sera publiée après sa mort, en 1955. Durant la totalité de la Première Guerre mondiale, il a été caporal-brancardier ; il sera décoré de la médaille militaire et de la Légion d’honneur. C’est pendant le conflit, dans la boue des tranchées, qu’il écrit dès qu’il le peut des lettres, notes et essais adressés à sa cousine. Ces travaux, qui précèdent son œuvre théologique et scientifique, ont été réunis sous le titre Genèse d’une pensée. Lettres 1914-1919 et publiés aux éditions Grasset en 1961. Une nouvelle édition dans les « Cahiers rouges » (Grasset 1992 et 2014) a donné le titre Écrits du temps de la guerre (1916-1919) à vingt essais, dont, en particulier, La Nostalgie du front, composé en 1917. Teilhard y explique son désir d’analyser, pour le comprendre, « ce sentiment de plénitude et de surhumain si souvent éprouvé sur le front » et dont il redoute « d’expérimenter la nostalgie après la guerre »13. Il s’agit donc d’un essai autobiographique qui analyse, de l’intérieur, l’expérience inouïe de la fécondité spirituelle apportée par la guerre.
La première et terrible découverte faite dans l’exaltation éprouvée comme « l’âme du front » est celle de la mesquinerie de ce que nous rêvons comme étant « la paix ». Elle démasque la disproportion qui existe entre la promesse contenue dans le mot « paix » et la substance dont on la remplit : sécurité, égoïsme, fuite de tout risque, confort, banalité, conformisme moral et vide spirituel. Or nulle fureur guerrière n’habite l’analyste, qui découvre, comme une vérité insoupçonnée et parfaitement inattendue, que la guerre est une œuvre. Une œuvre de libération. Mais il est vrai que la signification en est difficile à expliquer aussi longtemps qu’on s’en tient aux sens que donnent à la liberté la psychologie, la politique ou la philosophie.
Il ne s’agit nullement, en effet, d’un bien ou d’un droit dont on peut jouir et se repaître, mais, tout au contraire, de l’expérience d’une totale dépossession de soi, d’un affranchissement de soi. Ce qui ne signifie pas davantage un abandon de soi par esprit de sacrifice ou une soumission délirante à une transcendance obscure. Il s’agit de plénitude, d’une liberté assez libérée du monde pour expérimenter l’aventure d’un inconnu véritable, c’est-à-dire le dépassement des limites de l’expérience comme franchissement de « la frontière du monde connu »14.
Expérience d’aventurier intrépide et de chercheur à la curiosité avide, tel est le premier sens de la rencontre de Teilhard avec le milieu du front. Le courage de penser au-delà des limites qui le porte à l’expérience surhumaine de l’« exhaustion de soi-même » dans une expérience de vie encore jamais atteinte. L’expérience de la pensée se confond avec une nouvelle expérience de la vie, comme si l’individu devenait lui-même un laboratoire où s’opère la transmutation de l’humanité sensible en pure énergie vitale : « Cet homme a l’évidence concrète qu’il ne vit plus pour soi, qu’autre chose vit en lui et le domine. Je ne crains pas de dire que cette désindividuation spéciale qui fait atteindre le combattant à quelque essence humaine plus haute que lui-même est le secret ultime de l’incomparable impression de liberté qu’il éprouve, et qu’il n’oubliera jamais plus15. »
Le second degré de l’expérience du front porte Teilhard de Chardin au bord de la vision d’une autre réalité, et plus exactement dans l’anticipation du destin de l’univers tel que le bouleversement formidable et explosif de la guerre le préfigure. Ce n’est pas un mince paradoxe que cette intuition, au cœur du déchirement du continent européen et de la violence la plus impitoyable, d’une union humaine en voie de formation : « L’humanité en lutte contre elle-même est une humanité en voie de solidification16. » L’union des puissances terrestres qui se prépare dans la transmutation de la mort des poilus en la vitalité nouvelle du monde qu’elle fait naître ne « vérifie » aucune idée de Dieu, elle ne peut qu’y conduire.
La lecture du texte laissera déconcerté ou déçu celui qui présuppose que l’idée de Dieu gouverne Teilhard et qu’elle conditionne son interprétation, comme s’il voulait vérifier des codes bien appris et digérés. Mais ce préjugé empêche de lire Teilhard comme lui-même s’est découvert et décrit ; il empêche de sentir le péril que constitue un exercice de la pensée et de la sensibilité qui s’est délivré de tous les conformismes pour s’offrir à l’expérience périlleuse de l’épreuve de l’inconnu : la vision de l’univers dans le mouvement de sa création continuée, unissant dans des accords imprévus la matière et la pensée, la technique et la spontanéité, la nuit et le jour, la vie et la mort, la guerre et la paix. L’univers tend vers son unité encore non constituée, vers sa vie encore à venir et la Grande Guerre en donne la surhumaine révélation : « Ici-bas, la chair, élaborée par l’esprit pour agir et se développer, devient fatalement, tôt ou tard, une prison où l’âme étouffe. Pour les organismes naturels, qu’ils appartiennent à l’individu ou à l’humanité, il n’y a, par suite, qu’une seule issue ouverte vers une plus grande vie, et c’est la mort. […] La seule vraie mort, la bonne mort, est un paroxysme de la vie : elle s’obtient par l’effort acharné des vivants pour être plus purs, plus uns, plus tendus hors de la zone où ils sont confinés. Heureux le Monde qui finira dans l’extase17. »
L’expérience du front a ainsi donné à Teilhard l’intuition qu’une nouvelle vie commencera si l’humanité accepte le chemin de sa propre évolution, passant du règne des choses à l’énergie des intelligences : alors se développeront les potentialités qu’elles renferment, une fois atteint l’âge de la liberté.
- Quel héritage ?
Si Jünger et Teilhard ont su deviner ce qui portait la guerre au-delà de la guerre, il n’est pas sûr que les temps que nous vivons puissent en comprendre la dimension ni oser se réclamer de leur héritage. Dans ce cas, nos deux auteurs ne se seront pas trompés sur un point : le goût de la paix, quand il est médiocre, rend médiocre aussi la guerre et, avec elle, les guerriers qui ont combattu. Après avoir enterré (ou laissé s’enterrer) leurs corps, on enterrera aussi leurs esprits en les reléguant au rang de victimes, victimes de leurs illusions, de leur époque, des circonstances, de la malchance, des erreurs politiques. Ce traitement leur rend un hommage bien-pensant, mais qui leur interdit d’être reconnus et enseignés comme des significations incontournables de l’histoire européenne de la liberté. Se reforme alors le cercle du conformisme qu’ils avaient dénoncé et les vivants, qui ne savent que supporter la vie qu’ils veulent sans problème, règnent sans risque sur des morts qui ne reviendront pas.
Mais l’avenir ne saurait être aussi moralement sombre. L’intuition que la vérité de la vie réclame d’accéder à une vie plus haute, que nos auteurs ont su analyser à même l’expérience du front, a pu trouver chez le philosophe tchèque Jan Patočka une intelligibilité à la fois renouvelée et fidèle.
Jan Patočka a été victime du nazisme puis du stalinisme (il est mort des suites d’un interrogatoire policier) ; il est une sorte de Socrate des temps contemporains. Il comprend l’expérience du front, relatée par Jünger et Teilhard, comme expérience absolue et unique qui fait éprouver la force comme ce qui peut vaincre la force, la guerre comme ce qui peut vaincre la guerre, ce qu’il identifie à l’expérience la plus authentique et au degré suprême de la liberté (par-delà les conventions et intérêts ordinaires des hommes ordinaires). Comme Jünger et Teilhard, il garde du front la signification d’une nouvelle germination de la vie, le moment du dépassement de la guerre où les ennemis eux-mêmes deviennent solidaires d’une expérience indicible.
« Comment “l’expérience du front” pourra-t-elle changer de forme pour devenir un facteur historique ? Pourquoi n’en est-elle toujours pas un ? Parce que, sous la figure dont Teilhard et Jünger ont laissé une description si puissante, elle demeure une expérience individuelle : chacun est projeté isolément vers son sommet, dont force lui est de redescendre ensuite vers la quotidienneté où, inéluctablement, la guerre s’empare de lui à nouveau en tant que planification de la Force en vue de la paix. Le moyen de dépasser cet état, c’est la solidarité des ébranlés. La solidarité de ceux qui sont à même de comprendre ce dont il y va dans la vie et la mort et, par conséquent, dans l’histoire. De comprendre que l’histoire est ce conflit de la vie nue, enchaînée par la peur, avec la vie au sommet, qui ne planifie pas le quotidien à venir, mais voit clairement que le jour ordinaire, sa vie et sa “paix” auront une fin. Seul celui qui est à même de comprendre cela, celui qui est capable d’un revirement, est un homme spirituel18. »
1 Ernst Jünger, La Guerre comme expérience intérieure [1922], traduction François Poncet, Paris, Christian Bourgois Éditeur, 2008. La première traduction de cet ouvrage date de 1934 sous le titre La Guerre notre mère.
2 Né en 1895, engagé volontaire, Ernst Jünger est promu lieutenant en 1915.
3 Pierre Teilhard de Chardin, La Nostalgie du front, in Écrits du temps de la guerre, Paris, Grasset, « Les Cahiers rouges », 2014, p. 177.
4 Ibid., p. 182.
5 Ernst Jünger, op. cit., p. 160.
6 Ibid., p. 91.
7 Ibid., p. 89.
8 Ibid., p. 77.
9 Ibid., p. 122.
10 Ibid., p. 162
11 Ibid., p. 164.
12 Célèbre pour sa conception évolutive de la création dont le « point oméga » est l’ultime fin, sa théorie de la « noosphère » a trouvé une nouvelle carrière chez les théoriciens de l’informatique. Sa condamnation par le Vatican a également contribué à sa notoriété. Un biographe le décrit comme « un rebelle de la pensée ».
13 La Nostalgie du front, op. cit., p. 171.
14 Ibid., p. 175.
15 Ibid., p. 180.
16 Pierre Teilhard de Chardin, La Grande Monade, in Écrits du temps de la guerre, op. cit., p. 238. Cet essai a été écrit début 1918 pour faire suite à l’intuition qui termine l’écrit sur La Nostalgie du front.
17 Ibid., p. 246.
18 Jan Patočka, Essais hérétiques sur la philosophie de l’histoire [1975], trad. Paris, Verdier, 1999, pp. 172-173.