À en croire nombre de livres sur l’éducation, nous sommes pris aujourd’hui dans un courant irréversible de destitution de l’autorité et cela pour une raison majeure : la démocratisation des rapports éducatifs, l’épanouissement individuel de chacun se sont imposés comme la priorité des priorités pédagogiques. Mais n’est-il pas choquant d’admettre que la démocratisation entraîne nécessairement la perte de la force morale de l’autorité ?
Que les relations de pouvoir se rationalisent et se démocratisent, personne ne s’en plaindra si cela veut dire que l’intelligence et la capacité de persuader s’en trouvent grandies. Chacun se félicite qu’un père puisse obtenir d’être obéi par la parole et non par le recours à la violence. Ce qui choque, c’est de voir confondus la démocratisation des mœurs avec le discrédit de l’autorité. Reprenons l’exemple précédent : on se félicite de voir la parole d’un père respectée en dehors de tout rapport de force, mais on est choqué que le fils s’exécute en traitant son père avec mépris, comme un partenaire exploitable dans une relation d’intérêt calculé. Cet exemple permet de toucher du doigt ce qui fait problème : la dé-moralisation des rapports entre éducateurs et éduqués, la perte de la force morale de l’autorité. Or cet exemple montre également que cette force morale est précisément ce qui manque et que les rapports éducatifs souffrent de cette perte.
Je me propose donc d’ouvrir trois pistes de réflexion dans le but de montrer que la force morale de l’autorité est pleinement compatible avec une conception démocratique de l’éducabilité humaine, sauf à vouloir une démocratisation sans démocratie… Dans un premier temps, on verra que la force morale de l’autorité familiale est son pouvoir d’intégrer l’enfant dans un monde commun. Dans un deuxième temps, que le rôle de l’autorité, dans l’éducation, est d’instaurer l’autorité de la loi contre la violence des rapports pré politiques1. Enfin, on examinera l’autorité en tant que responsabilité du commandement.
- Autorité et relations parents/enfants
C’est sur le plan de la relation parentale que se dévoile le mieux la nature spécifiquement morale de l’autorité. L’autorité parentale est morale parce qu’elle s’exerce mentalement – elle va d’un esprit à un autre esprit –, et qu’elle concerne les mœurs, c’est-à-dire les dispositions, les sentiments et les croyances de l’enfant. Cette dimension morale fait de l’autorité la capacité à être obéi sans avoir recours à des moyens coercitifs extérieurs.
Entre les parents et le petit enfant, la relation est dissymétrique, mais la nature éthique de la relation consiste à faire de cette dissymétrie un objet de respect et de considération. C’est tout le mystère de l’autorité : faire vivre cette inégalité comme un lien et non comme une exclusion. L’autorité n’est pas l’autoritarisme, et la relation à l’enfant n’est pas identique au rapport entre gouvernants et gouvernés. Elle n’est pas politique ; elle est pré politique. À l’intérieur de la famille, l’obéissance s’associe à un acte d’amour ; le père et l’enfant se lient réciproquement par l’inégalité parce que l’engagement de chacun est de l’ordre de la promesse : promesse, de la part de l’adulte, d’assumer sa responsabilité de parent, promesse, de la part de l’enfant, de répondre à cette responsabilité.
On voit alors pourquoi il ne faut pas identifier la relation morale qu’est l’autorité à une relation de pouvoir : une relation de pouvoir a pour effet d’obtenir une subordination ; la relation d’autorité de l’adulte contribue, pour sa part, à introduire l’enfant dans un monde de signes, de codes et de symboles qui, le plus souvent, ne sont pas enseignés à l’école parce qu’ils font partie de l’héritage des imaginaires sociaux. Or l’autorité parentale est établie lorsqu’elle parvient non pas à soumettre l’enfant à ce monde de signes, mais à l’y faire entrer, à l’y associer, à faire en sorte qu’il y trouve place et le perpétue. Elle développe alors chez l’enfant une aptitude à nouer des relations symboliques. L’unité qu’elle réalise est une unité d’intégration plutôt qu’une unité de subordination et de domination. Quand l’autorité réussit à intégrer l’enfant dans un monde ordonné ou organisé par des valeurs, l’obéissance n’est pas alors perçue comme soumission, mais comme contribution et comme animation : obéissance et autorité collaborent de même façon à l’unité solidaire des parties.
Il est par ailleurs impossible de séparer autorité et hiérarchie. En l’occurrence, il s’agit de hiérarchie des valeurs. La relation père/enfant est morale et non juridique, l’enfant n’étant pas le partenaire d’un contrat. C’est là toute la difficulté de l’éducation familiale : obtenir l’obéissance avant que les raisons d’obéir puissent être comprises et rationnellement admises par l’enfant. L’aspect « autoritaire » de l’autorité tient à cela. Car si l’autorité n’est ni la coercition ni la violence, elle n’est pas non plus de l’ordre de l’argumentation et de la discussion. Ainsi, accomplir un acte d’autorité, c’est se faire comprendre sans s’expliquer. Il n’existe qu’une seule voie : être exemplaire. Autrement dit, obtenir que l’exemple soit accepté comme une règle. L’autorité apparaît ainsi comme la capacité de produire et de maintenir des normes de comportement. Le comportement que je suis et que je te donne pour guide, voilà ce qui fait autorité, et c’est par lui qu’à ton tour tu feras autorité.
On perçoit mieux que ce qu’il y a d’autoritaire dans l’autorité, c’est de faire accepter une hiérarchie de valeurs. Qu’est-ce qui est supérieur ? Qu’est-ce qui est inférieur ? Dans ce que je peux faire de moi-même, qu’est-ce qui est meilleur et qu’est-ce qui est pire ? Ces questions habitent l’enfant parce qu’elles l’introduisent dans un monde qui est déjà hiérarchisé par des valeurs. Platon distinguait l’Aphrodite céleste de l’Aphrodite vulgaire et cette distinction reste la fonction initiatrice majeure de l’autorité. Ce que l’autorité parentale enseigne et doit continuer d’enseigner est la différence entre l’usage vulgaire et l’usage supérieur du désir, de l’intelligence, du langage, de la force… Elle instruit sur l’obligation, incontournable, de mettre en œuvre une différence entre le meilleur et le pire de nous-mêmes.
Pour résumer ce premier moment de réflexion : l’autorité crée une obéissance, mais une obéissance non asservie à la peur ou à la violence. Une obéissance qui adhère à l’exemplarité d’un langage et d’un comportement capables d’introduire dans un monde organisé par des valeurs.
- Autorité et école
Dans le domaine de l’école, la situation est différente. L’impératif de scolarisation impose de quitter sa famille et de se retrouver isolé au milieu d’autres isolés, contraint de composer une communauté à plusieurs. Dans ce contexte, l’autorité est ce qui doit instituer le respect de cette cohabitation. Il ne s’agit plus de l’autorité d’un lien, sur le modèle familial, mais de l’autorité d’une loi.
Une analogie entre le concept d’état de nature et la solitude des jeunes détachés de leur milieu familial est révélatrice : dans les cours de récréation, l’adolescent expérimente les dangers de l’état de nature tels que les a décrits Hobbes. Il découvre les conflits d’intérêts, la rivalité entre les prétentions de chacun à imposer « sa » justice, la lutte pour les positions dominantes, le recours à la violence, la tyrannie des moins scrupuleux…
C’est la raison pour laquelle l’autorité à l’école doit accomplir une fonction moralement démocratique. Les privilèges que chacun tient de ses origines familiales et sociales (en fait d’honneurs, de pouvoirs, de distinctions et de fortune) doivent être secondaires, délaissés comme indifférents, insignifiants et purement singuliers. La fonction du maître n’est pas de prolonger les liens familiaux, mais, au contraire, d’accomplir la séparation. Un monde doit être quitté pour que puisse avoir lieu l’entrée dans un autre monde, celui des œuvres, des productions scientifiques et culturelles.
Le paradoxe de l’autorité en matière éducative n’est pas mince, car la tâche consiste à provoquer l’autonomie, à produire la naissance culturelle de l’individualité, à faire naître l’estime de soi, le dépassement de soi. « Chaque individu, écrit Schiller, porte en lui, selon ses aptitudes et déterminations, un homme pur et idéal en soi. » Ce dédoublement de soi, cette distinction intérieure entre ce que je suis et ce que je dois être, accomplit sur le plan moral les paradoxes de la genèse de la personnalité : rupture et adhésion, dissolution du lien familial, recomposition d’un lien moral et culturel. De plus, cette individualité idéale est l’une des bases fortes de l’éducation, puisque instruire opère un déracinement corrélatif d’une recréation : déracinement qui libère des déterminations subies ; recréation, volontaire et instruite, du rapport à autrui, au monde et à la culture. Par cette formation de l’individualité comme « personne », le Moi ne se personnalise qu’en s’associant. Il meurt et naît tout à la fois, refusant les singularités qu’il n’a pas choisies pour adhérer, comme acteur volontaire, aux savoirs, aux normes et aux buts qui forment l’idéal d’un monde de « citoyens ».
La composante autoritaire de l’acte éducatif est facile à percevoir, elle consiste à élever l’élève à la hauteur des œuvres, celles qui découvrent, celles qui inventent et celles qui créent. L’éminence des grandes œuvres ne se discute pas plus que la supériorité de la raison sur le ventre selon Platon, ou que la supériorité de l’amitié désintéressée chez Aristote. Est autoritaire, d’une manière générale, l’acte d’imposer la culture, au lieu de la nature, comme le véritable monde de la liberté et du sens. En contexte éducatif, toutefois, il s’agit d’accéder à une hiérarchie dont le vecteur n’est plus tant l’obéissance que l’admiration : hiérarchie entre l’admirable et le méprisable, entre la création et l’imitation, entre l’invention et la fraude.
Mais cet éloge que nous venons de faire de la démocratie n’entre-t-il pas en conflit avec la volonté de démocratiser l’école ? En effet, parler de l’autorité des œuvres, au sens où elles provoquent une libre admiration, est un langage qui fait entendre un son élitiste et qui peut être perçu comme éliminatoire. De sorte – on y revient – que la question de la démocratisation des chances met en crise l’autorité morale de l’idéal démocratique lui-même.
Cette contradiction est le point le plus sensible de notre rapport à l’autorité en même temps qu’à la démocratie : le soupçon de l’impossibilité d’une même élévation pour tous a joué en faveur d’une orientation pragmatiste, instrumentale et nivelante de la démocratisation des chances. C’est comme si on s’était aligné sur la perception de la culture du plus mal loti dans la course aux diplômes : on a imaginé que l’on devait lui épargner l’étape, jugée trop bourgeoise, de l’admiration des œuvres. On a imaginé que son but n’avait rien d’idéal et que l’instruction ne pouvait être pour lui que le moyen de conquérir une place dans une société entièrement régie par des rapports de force.
On pourrait décrire point par point l’inversion du modèle et son renversement de la hiérarchie de valeurs : ce que l’on affirme aujourd’hui, c’est la supériorité du travail sur les œuvres, de l’opinion sur le savoir, de la production sur la création, de la banalisation sur l’admiration, de ce qui est commun sur ce qui est rare... Dans tous les cas, il faut combattre la distinction, ce qui est « distingué » étant soupçonné de faire tort à la démocratisation des mœurs.
C’est bien cela qui suscite l’étonnement : que le passage à la démocratie de masse dans l’école ait engendré le renversement de la modernité et la récusation de la fondation moderne de la démocratie. Le processus s’est fait au nom d’une évolution décrétée irréversible : tout se passe comme si l’égalisation des conditions, pour parler comme Tocqueville, impliquait l’abolition de l’autorité en contexte scolaire tout autant que dans le cadre familial et la vie politique. Une même conviction a pu réunir les intellectuels, qu’ils se disent progressistes ou qu’ils se qualifient d’antihumanistes : la démocratie de masse doit se fonder sur un individualisme de masse.
Or l’individualisme de masse vit de l’insignifiance et du dépérissement des valeurs universelles. Caractéristique de la société de consommation et de la communication, c’est un phénomène qui découvre la libération du désir et l’absolue immanence du plaisir. L’individu dit « postmoderne » ne reconnaît pas de règles, il ne se plie pas aux normes, il est un désir qui va.
Portons le paradoxe à son extrémité : faut-il en conclure qu’au nom de la démocratisation des chances, l’école se condamne à produire un individu inéducable, « incapable de se laisser diriger dans aucun domaine » ? À ce stade, l’impuissance à reconnaître une autorité, celle d’une loi, d’une œuvre ou d’un génie devient la marque d’un déficit d’éthicité, l’expression d’un rapport exclusivement et définitivement technique à l’existence.
- Autorité et commandement
Ainsi se perpétue peut-être une illusion funeste, l’illusion de croire que la destruction de la force morale de l’autorité simplifie et démocratise les rapports de pouvoir. Mais on aboutit seulement à un paradoxe tragique qui consiste à préférer le pouvoir, parce qu’il est technique, à l’autorité, parce qu’elle est morale. Cette préférence culmine dans le recours brutal à la violence quand elle s’en prend à la force symbolique de l’autorité et que sa volonté de destruction symbolique contribue à illimiter le recours à la violence plutôt qu’à le contrarier : ce qui se produit lorsque la volonté de terroriser un groupe d’individus vise à déstabiliser sa manière de vivre, de penser et de sentir, et à provoquer ainsi toute une culture.
La meilleure manière de se guérir de cette confusion est de bien séparer la dimension morale de l’autorité de la dimension physique du pouvoir. Cette réalisation semble atteindre un sommet lumineux lorsque le commandement lui-même est distingué et séparé de la force. Deux penseurs justifient philosophiquement une telle distinction : Hannah Arendt, quand elle identifie l’autorité à « la responsabilité de donner des ordres »2, et José Ortega y Gasset, lorsqu’il énonce que « le commandement ne se fonde jamais sur la force »3 au point d’affirmer qu’« obéir, c’est estimer celui qui commande »4.
Dans le premier cas (Arendt), la responsabilité de commander et d’obéir est « une responsabilité pour le monde » ; cela veut dire que l’action humaine serait impossible sans la stabilité du monde qui nous est commun : il faut préserver la vie publique du risque de dissolution permanente par l’appropriation de chacun. L’éducation réalise au départ la distinction entre vie publique et vie privée, elle protège la première de la seconde, mais aussi la seconde de la première : c’est en ce sens que la responsabilité de donner des ordres et de les respecter préserve la solidité du monde.
Dans le second cas (Ortega), la force morale du commandement est rapportée à l’énergie même de la vie. Ce qui distingue le commandement de la violence, c’est qu’il est de nature spirituelle : il repose sur l’opinion, l’adhésion et l’approbation, facteurs immatériels auxquels il donne une existence publique effective. Celui qui commande donne sens aux aspirations et aux potentialités d’une communauté ou d’une époque, il fait sortir la vie de son inertie et de son vide en concentrant l’énergie des forces vitales auxquelles il donne une mission et un destin. Dans la mesure où la vie véritable est vocation, elle réclame l’honneur de servir et de se vouer à une destination suprême. Ainsi, le commandement est la manière dont la vie propose le dépassement de soi, en s’opposant elle-même à la tentation d’inertie qui la guette inévitablement. Il faut donc renverser une illusion commune : l’absence d’autorité n’augmente pas la vie mais, au contraire, la diminue en la ramenant à un vide, à une pure disponibilité sans emploi, dépourvue de sens. S’il est vrai que « la vie créatrice est une vie énergique »5, alors l’autorité est une force vitale en même temps qu’une force morale.
Cette considération conduit à un ultime paradoxe, qui est peut-être salvateur : l’autorité devrait servir de rempart contre la barbarie. Chacun sait que mettre le pouvoir au service de la vie est un mot d’ordre potentiellement tyrannique et même totalitaire. Mais c’est précisément ce qui advient quand le rapport à l’autorité est devenu immoral. C’est ce qui se produit lorsque la vie n’est plus qu’un bien vulgaire dont la seule valeur est d’être consommable. Seuls des individus devenus inéducables, rebelles à toute autorité, à toute distance et à toute tension, des individus enfermés dans leur hermétisme, dans une identité à soi banale et stérile, peuvent se transformer en champions de la subordination de la politique à l’urgence de leur vouloir-vivre le plus élémentaire : ceux-là sont autoritaires, mais parce qu’ils méprisent l’autorité. On les appelait « hommes-masse » dans les années 1930 ; ils sont devenus les « consommateurs » d’aujourd’hui. Concluons sur ce même paradoxe : c’est peut-être celui qui traite la vie comme un bien de consommation courante, en revendiquant haut et fort son droit de propriétaire identitaire6, celui qui fait, non pas de la démocratie mais de la vulgarité un droit suprême, qui est devenu l’homme par qui le danger arrive.
1 Certains de ces thèmes ont été abordés dans un précédent article « La crise de l’autorité », in Repenser l’autorité, Paroles et silence, 2005.
2 Hannah Arendt, « La Crise de l’éducation », in La Crise de la culture, Paris, Gallimard, 1972, p. 243.
3 José Ortega y Gasset, La Révolte des masses, Paris, Stock, 1961, p. 178.
4 Ibid., p. 199.
5 Ibid., p. 198.
6 Pierre Manent (coauteur avec Albert Jacquart et Alain Renant) : « Le langage de l’identité que je m’approprie, de l’identité qui est mienne et à laquelle j’ai droit, réalise une sorte de démocratisation de l’obscurantisme », Une éducation sans autorité ni sanction ?, Paris, Grasset, 2003, p. 28. « L’éducation doit nous conduire vers […] ce qui nous délivre du “je”, ce qui nous délivre du “nous”, ce qui délivre de la cité close », ibid., p. 31.