Dès l’origine des sociétés organisées, les routes ont été un enjeu économique et militaire, puisqu’elles permettaient de relier entre elles les villes et les citadelles d’un même pays, et de se porter aussi rapidement que possible au-devant de l’ennemi. Aussi était-il de première importance de protéger ses propres routes et, a contrario, d’endommager ou de détruire celles de l’ennemi. Dans cet objectif, les mines ont constitué une arme redoutable voire indispensable dès qu’elles furent maîtrisées.
Ce n’est pourtant pas sur les routes mais sous les murailles des châteaux forts ou des villes assiégées que sont apparues les premières mines : les sapeurs-mineurs ne se contentaient pas, en effet, de creuser des galeries, mais ils les remplissaient souvent, aux endroits adéquats, de matières inflammables, parfois simplement du bois, puis, quand elle arriva de Chine, de poudre noire. C’est la Chine qui la première utilisa les mines, vers le début du xve siècle. En Occident, leur usage n’est apparu que lors de la guerre de Sécession (1861-1865) ; il s’agissait en fait d’obus pouvant exploser sous le poids d’un homme. Les premières mines antichars, quant à elles, datent de la Grande Guerre. Mais c’est le second conflit mondial qui vit se développer considérablement l’usage de cette arme, qu’il s’agisse de mines antipersonnel ou de mines antichars. Plus de trois cents millions de ces dernières furent posées, dont deux cent vingt par les Soviétiques.
La distinction entre mine antipersonnel et mine antichars tient d’abord à la sensibilité du déclenchement de l’arme, la première pouvant sauter sous le poids d’un homme (à partir de vingt kilos pour certaines) tandis que la seconde nécessite une pression beaucoup plus importante, ce qui fait qu’elle ne présente pas de danger pour un être humain à pied. En outre, cette dernière est, bien évidemment, d’une puissance très supérieure. Sans entrer dans les détails techniques, on considère généralement que lors de son explosion la mine antipersonnel peut envoyer des éclats dans un rayon de cent mètres ; pour les mines antichars, la distance de sécurité est d’un kilomètre.
Alors qu’elles étaient quasiment absentes avant la Seconde Guerre mondiale, la France comptait quelque treize millions de mines en 1944. La plupart avaient été posées par les Allemands le long des côtes, en soutien au mur de l’Atlantique, mais d’autres l’avaient été par les Alliés comme par l’ennemi lors des opérations de 1944. Ces mines se trouvaient partout où elles étaient susceptibles de retarder la progression de l’ennemi, et donc aussi bien en rase campagne que sur les routes menant à la côte. L’armée française avait commencé le déminage, mais, occupée par la reconquête du territoire et ne disposant pas des moyens nécessaires, elle avait demandé à être déchargée de cette tâche. Celle-ci avait donc incombé au ministère de la Reconstruction, et le ministre, Raoul Dautry, en confia la responsabilité à Raymond Aubrac, qui était ingénieur des Ponts-et-Chaussées. Pour mener à bien et rapidement cet énorme travail, celui-ci put compter sur trois mille démineurs français et quarante-huit mille cinq cents prisonniers Allemands. La tâche était très difficile, car les démineurs ne disposaient même pas de « poêles à frire » et devaient utiliser leur baïonnette pour détecter les objets métalliques, très dangereuse et très longue, mais en juillet 1944 l’Armée Rouge mit la main sur les plans de champs de mines établis par les Allemands et les transmit immédiatement à Aubrac. Cela facilita beaucoup la tâche et le travail fut achevé dès fin 1947, ce qui est une performance incroyable.
La rapidité des travaux entraîna sans doute des victimes supplémentaires parmi les démineurs. Mais s’ils avaient été moins vite, il y aurait eu beaucoup plus de morts dans la population, et exploitations agricoles et voies d’accès n’auraient été utilisables que bien des années plus tard, entravant ainsi la reprise économique si nécessaire au sortir de la guerre. Il y eut en tout cinq cents tués et sept cents blessés parmi les Français, soit respectivement 16 % et 23 % des effectifs, et deux mille morts et trois mille blessés parmi les Allemands, soit seulement 4 % et 6 % des effectifs. Cette différence s’explique par le fait que c’étaient les Français qui détectaient et désamorçaient les mines, les Allemands n’étant responsables que de la vérification – ils devaient labourer en profondeur les champs réputés dépollués. Ainsi, en un temps record, les paysans français purent regagner leurs fermes et exploiter leurs champs.
L’usage des mines n’a cessé de se développer et d’évoluer après la Seconde Guerre mondiale, aussi bien dans des conflits « internationaux » (Corée, Vietnam, Afghanistan) que dans les guerres civiles comme en Angola, au Mozambique, au Cambodge ou encore au Nicaragua. Les mines « traditionnelles » n’ont cessé de se perfectionner et nous avons affaire maintenant à un nouvel « ennemi caché », les engins explosifs improvisés (ou ied pour Improvised Explosive Devices), très utilisés par Daesh en Syrie et en Irak ou par aqmi au Sahel. Utilisant n’importe quel support (un jouet, un tuyau, un tapis de prière, un ustensile de cuisine, un cadavre…), ces armes font des ravages tant dans les populations civiles que parmi les troupes armées. Très difficiles à détecter, elles imposent des précautions nouvelles. Très faciles à fabriquer et à mettre en place, elles peuvent être utilisées aussi bien en ville que sur les voies de communication.
Le 18 septembre 1997 a été ouverte à la signature des pays intéressés par ce problème la Convention sur l’interdiction de l’emploi, du stockage, de la production et du transfert des mines antipersonnel et sur leur destruction, dite Convention d’Ottawa. La France fut l’un des premiers signataires et créa un poste d’ambassadeur chargé de l’action contre les mines et de l’aide aux victimes des mines antipersonnel ainsi qu’une Commission nationale pour l’élimination des mines antipersonnel (cnema), qui rassemble les acteurs institutionnels ou privés (ministères des Affaires étrangères, de la Défense, de la Santé, le Sénat, l’Assemblée nationale, des ong comme Handicap international, la Croix-Rouge…) et coordonne leur action. La Convention d’Ottawa compte aujourd’hui cent trente-cinq États signataires, mais manquent à l’appel les principaux producteurs et utilisateurs de mines : États-Unis, Russie, Chine, Inde, Pakistan, Corée, Israël… Son importance est donc limitée, mais elle jouit du prestige que lui a apporté le Prix Nobel de la Paix, décerné en 1997 à l’International Campaign to Ban Landmines (icbl), un conglomérat de huit ong, dont Handicap international, et elle vaut surtout pour l’aide qu’elle apporte aux victimes et pour les pressions qu’elle exerce sur les États non signataires, les amenant à respecter ses règles, sans pour autant les obliger à signer. C’est le cas, en particulier, de la Chine. C’était le cas aussi des États-Unis jusqu’à ce que Donald Trump décide, en 2019, de s’affranchir de toute contrainte dans ce domaine.
La Convention d’Ottawa ne porte pas sur les mines antivéhicules. De nombreuses pressions sont exercées par des ong de tous les pays pour qu’elle soit étendue à celles-ci. Ce fut le cas notamment lors de la conférence d’examen de la Convention d’Ottawa, qui se tint à Nairobi en 2005. Représentant de la France, j’avais reçu instruction de ne pas céder sur ce point. En effet, engagés dans des opérations extérieures, nous avons besoin de protéger nos troupes, y compris en utilisant ce type d’arme. Je me suis trouvé totalement isolé, mais les décisions devant être prises à l’unanimité, la Convention d’Ottawa reste donc limitée aux mines antipersonnel. Cela ne veut pas dire que nous soyons aveugles aux réalités du terrain. Le plus gros projet de déminage que j’ai engagé, en 2005, était en Angola qui, par suite de la guerre d’indépendance puis de longues années de guerre civile, est l’un des pays du monde le plus affecté par les mines. Lorsque je me rendis sur place pour discuter de mon projet avec les responsables angolais, il apparut très vite qu’ils étaient plus intéressés par le déminage des routes, donc surtout l’enlèvement des mines antivéhicules, que par la recherche des mines antipersonnel. En effet, faute de pouvoir emprunter les voies de communication principales, les paysans n’avaient pas accès à leurs fermes. C’est le même problème que celui auquel nous avions été confrontés en France au sortir de la Seconde Guerre Mondiale. Nous nous sommes donc occupés des deux sortes de mines. Actuellement, la France concentre ses efforts sur l’Irak, notamment les régions de Ninive et de Falloujah. Il s’agit surtout de financer des opérations menées par les Irakiens eux-mêmes, qui sont devenus, par force, de grands spécialistes des ied.
En dépit de tous les efforts déployés, la situation reste mauvaise. Bien qu’il soit absolument impossible d’avoir des certitudes sur cette question, on estime qu’il pourrait subsister une centaine de millions de mines dans le monde, sans parler des engins non explosés (erw pour Explosive Remnants of War) ni évidemment des ied qui apparaissent à tout moment, partout et sous toutes les formes. Les mines sont aujourd’hui la première cause de mortalité de nos soldats. Les dernières victimes françaises au Sahel, dans le cadre de l’opération Barkhane, ont sauté sur des mines improvisées placées sur la piste qu’ils empruntaient. Or des pays non signataires de la Convention d’Ottawa comme les États-Unis continuent non seulement d’en produire, mais de chercher à en améliorer l’efficacité – dans le futur, certaines seraient capables de détecter d’elles-mêmes l’ennemi et de l’attaquer sans être spécialement activées.
Il est probable que, dans les zones de combat, ou même simplement dans les pays sous tension, la circulation terrestre deviendra de plus en plus difficile, de plus en plus dangereuse. Sans doute faudra-t-il privilégier les transports aériens, les drones, ou toute autre forme de déplacement non terrestre. Pour moi, penser à la route de demain à la lumière de nos expériences récentes et des perspectives peu réjouissantes ici évoquées, cela veut dire songer à se passer des routes.