« J’étais sur la route toute la sainte journée… » chantait Gérald de Palmas en 1995. Une formule que bien des militaires pourraient reprendre tant la route est une réalité quasi quotidienne, souvent intensément vécue, inséparable de la moindre opération, voire du moindre exercice. Depuis la plus haute Antiquité en effet, la maîtrise des voies de communication est une condition essentielle de l’autonomie politique et militaire comme de l’engagement opérationnel. Le réseau bien connu des voies terrestres et maritimes romaines permettait ainsi, à partir de Rome, d’engager dans les meilleurs délais une intervention dans telle ou telle province agitée ou menacée de l’empire. Qu’il s’agisse du déplacement des troupes ou de leur ravitaillement lorsqu’elles stationnent, le contrôle des axes est une nécessité première pour le chef militaire et l’histoire nous en donne de multiples exemples.
Au début du xixe siècle, avec le développement de la conscription et l’accroissement des effectifs, il n’est plus possible de se contenter d’envisager de vivre sur le pays traversé ou occupé, comme au cours des siècles précédents. À la fois pour s’émanciper des sociétés privées soumissionnaires, qui remplissaient fort mal leurs contrats en dépit d’un coût élevé pour les finances publiques, pour accroître la réactivité de l’ensemble des grandes unités et pour améliorer le quotidien du soldat en campagne (indispensable lorsqu’il faut sillonner l’Europe à pied), Napoléon d’une part militarise le soutien de son armée et, d’autre part planifie en amont le ravitaillement des troupes.
Deux exemples illustrent parfaitement ce processus, marqué en mars 1807 par la création des premiers escadrons du train des équipages militaires. À l’été 1805, lorsqu’il décide d’abandonner le camp de Boulogne pour lancer l’armée française contre l’Autriche, Napoléon organise minutieusement le déplacement le plus rapide possible des corps d’armée jusqu’à Strasbourg. Ce sont les « sept torrents » de l’Empereur1, qui convergent de la Manche et de la mer du Nord vers le Rhin et la Bavière. Pour que les troupes puissent se déplacer en ordre et sans la moindre perte de temps, il fixe les itinéraires, les délais de route, et exige de chaque général commandant de place forte et des préfets des départements situés sur le parcours la mise en place en quelques jours de stocks et dépôts de matériels divers (alimentation, tentes, chaussures, chevaux…), afin que les hommes puissent se reposer et entrer en campagne en étant totalement équipés. De même, à partir de l’hiver 1811-1812 et durant le premier semestre 1812, convergent vers la Pologne orientale des milliers d’animaux, du vin, du bois, des munitions et de la poudre, des équipements et des pièces d’uniformes… venus d’Allemagne, de France, d’Italie et même d’Espagne, afin de préparer la campagne de Russie, entamée à la fin du mois de juin. Cet immense effort logistique de préparation n’est possible que grâce à la maîtrise de toutes les grandes routes transcontinentales de l’époque, à travers l’Autriche et la Prusse battues.
Sous la IIIe République, les opérations liées à la conquête coloniale constituent autant d’exemples de l’importance des axes de pénétration en pays inconnu ou ennemi, ce qui explique le caractère systématique des relevés topographiques effectués par les officiers en charge de ces colonnes. En Afrique notamment, les voies d’eau comme le Niger ou le Congo jouent un rôle majeur, entraînant par exemple la création d’unités fluviales de la Marine. Mais c’est lors de l’expédition de Madagascar en 1895 (la plus importante par le volume de forces engagées, de l’ordre de quinze mille hommes) que la notion de route prend toute son importance et révèle toute sa cruauté. Parallèlement à la voie fluviale utilisée pendant la première phase de la progression2, les soldats vont s’épuiser à créer de toutes pièces une voie carrossable afin que les voitures Lefebvre, peu adaptées au terrain, puissent suivre la progression des troupes. Le long des marais et dans les massifs montagneux, les tombes des métropolitains du 200e ri, des chasseurs du 40e bcp, des légionnaires, des zouaves et des tirailleurs d’Afrique du Nord, des coloniaux de Djibouti et de La Réunion témoignent des ravages des épidémies, de l’absence trop longue d’alimentation fraîche, et des déficits d’un service de santé sous-dimensionné et sous-équipé. Les suicides pour échapper aux fièvres et à la construction de la route se comptent par dizaines.
Mais, en dehors de quelques modalités pratiques de mise en œuvre, rien n’avait encore fondamentalement changé depuis les temps anciens. Les armées se déplaçaient toujours au rythme des jambes des fantassins, au mieux pour quelques étapes à celui du galop des chevaux. Après la croissance exponentielle des effectifs du fait de la conscription, la seconde évolution majeure est alors causée par la révolution industrielle.
Dans un premier temps, la multiplication des voies de chemin de fer permet aux états-majors de planifier l’emploi du rail pour accélérer le transfert de volumes de troupes importants d’un point à l’autre du territoire ou pour garantir le ravitaillement des armées en campagne. La guerre de Sécession aux États-Unis, la campagne d’Italie de Napoléon III, la guerre franco-prussienne de 1870-1871 marquent ainsi l’émergence des réseaux ferroviaires dans les préoccupations militaires. À ces réflexions à caractère logistique s’ajoutent, d’une part, l’idée d’améliorer l’appui des troupes en donnant plus de mobilité à l’artillerie et, d’autre part, la nécessité d’assurer la sécurité de ces nouvelles voies de transport et de ravitaillement comme de leurs ouvrages d’art. C’est ainsi que les Prussiens et les coalisés allemands, en 1870, en viendront à consacrer plus de cent mille hommes à la garde et à la protection des ponts, des tunnels et des gares en France occupée.
C’est toutefois avec le moteur à explosion et le véhicule automobile qu’une approche très actuelle s’impose au tournant des xixe et xxe siècles. En effet, si le rail permet le transport d’effectifs ou de volumes importants, il est strictement lié à la voie, d’un point A à un point B, et manque singulièrement de souplesse lorsque la situation tactique évolue. Il ne peut que très marginalement être utilisé par les unités de l’avant, où la situation est par nature mouvante et la géographie du réseau le plus souvent inadaptée, et toute modification de la ligne de contact entre armées ennemies pose à l’arrière des problèmes d’adaptation de la chaîne logistique. Le général Joffre, qui va activement soutenir le développement du Service automobile, en résume les limites : « La difficulté de la concentration est l’emploi des chemins de fer. Une fois que la concentration est commencée, il est impossible de prendre des troupes au sud pour les porter au nord. […] Si l’on veut faire un mouvement de flanc, on cisaille toutes les lignes de transport. Ce n’est pas possible, ou bien il faut revenir en arrière jusqu’à Paris3. » L’automobile et le camion vont permettre de résoudre ces difficultés, et dans ce domaine la France va être pionnière.
C’est donc pendant la Grande Guerre que naissent les règles qui vont régir jusqu’à nos jours les transports terrestres opérationnels militaires. Au cours des deux premières semaines d’août 1914, c’est à la parfaite planification des mouvements ferroviaires militarisés que la France doit la réussite de sa mobilisation, tandis que, grâce à la qualité et à la densité de son réseau ferré intérieur, l’Allemagne va pouvoir, jusqu’à la Révolution russe, basculer ses divisions d’ouest en est et d’est en ouest en fonction des nécessités opérationnelles. Mais depuis plusieurs années déjà, des expérimentations sont conduites avec des véhicules à moteur, notamment à l’occasion des grandes manœuvres. Quelques officiers, dont les capitaines Girard et Doumenc, affectés au 4e bureau de l’état-major général, préparent la montée en puissance du Service automobile des armées. Les bases de l’encadrement juridique et doctrinal sont progressivement mises en place, avec notamment l’instruction ministérielle de mars 1909, qui organise en détail « la réquisition des véhicules automobiles de poids lourd pour le service des armées », selon le principe ancien des réquisitions de chevaux, l’importante instruction provisoire signée du général Joffre d’avril 1913 sur « l’utilisation en temps de guerre des véhicules automobiles » et la note ministérielle de décembre de la même année sur la réquisition des véhicules privés.
Le 31 décembre 1913 est officiellement créé sous ce nom le Service automobile des armées, dont la responsabilité est confiée à l’artillerie, arme savante qui dispose déjà de nombreux véhicules à moteur. Dans le même temps, les premiers projets concrets sont engagés : mise en place d’un service de ravitaillement des troupes par automobiles au Maroc en mars 1913, motorisation des services de transport de la place de Toulon en mai, substitution de la traction automobile à la traction animale au 4e régiment d’artillerie en novembre. Théoriquement, une section automobile est prévue dans chaque escadron du train, mais le manque de moyens en retarde la mise sur pied.
Le cadre général est donc en place à l’été 1914 ; toutefois l’armée française ne dispose encore en propre que de cent soixante-dix véhicules automobiles4 et d’une cinquantaine de tracteurs pour l’artillerie lourde, l’essentiel de ses moyens devant provenir de la réquisition (six mille véhicules attendus). La mission assignée reste modeste : relayer, pour ce qui concerne les approvisionnements, les munitions et les évacuations sanitaires, l’action des chemins de fer. On prévoit pourtant d’affecter au Service automobile cinq cents officiers et vingt mille gradés et soldats issus des réserves.
Aux premiers jours d’août 1914, Girard et Doumenc rejoignent la Direction de l’arrière du Grand Quartier général (gqg), où ils sont affectés à la Direction des services automobiles des armées (dsa). En travaillant en étroite collaboration avec les 2e et 3e bureaux, ils vont y démontrer que les convois automobiles peuvent jouer un rôle essentiel au niveau tactique comme au niveau opératif. Weygand l’écrira dans sa préface au tome xi des Armées françaises dans la Grande Guerre : « Direction de l’arrière ! L’appellation n’était certainement pas appropriée à un organisme dont la collaboration avec le “commandement de l’avant” doit être intime et continue. »
Contrairement à une légende tenace, les célèbres taxis ne constituent qu’un épiphénomène accessoire de la bataille de la Marne, ultérieurement valorisé pour mettre en relief la contribution de la population parisienne à la défense de la capitale menacée. En revanche, dès le mois d’août, quatre sections d’autobus parisiens réquisitionnés de la Compagnie générale des omnibus assurent l’entrée en Belgique des fantassins du 45e ri. Pendant ce temps, les réquisitions sont activement menées et les armées passent de cent soixante-dix véhicules à moteur de tous types fin juillet à deux mille cinq cents voitures, mille cinquante autobus et six mille camions fin août. Parallèlement, il faut mettre sur pied les unités presque exclusivement constituées de réservistes, ce qui exige un lourd effort de formation technique.
Du fait de la fatigue des troupes, épuisées par la longue retraite vers la Marne, les formations automobiles sont de plus en plus sollicitées pour des transports en cours d’opération (tco), et chaque nouvelle expérience fait l’objet d’un compte rendu détaillé, analysé par Doumenc, adjoint puis directeur des services automobiles. Devant les demandes toujours plus nombreuses des commandants de division et de corps d’armée, les matériels et les effectifs sont rapidement insuffisants. Au grand parc automobile de réserve : « J’ai été obligé de donner les commandements des éléments de convoi formés à des sous-officiers. […] Le nombre de conducteurs formés diminue chaque jour. […] L’habillement, l’équipement, l’armement de ces hommes sont difficiles. » À la 6e armée : « L’effectif en hommes de troupe non gradés est inférieur aux fixations réglementaires et juste suffisant pour assurer le service. » Au parc automobile de réserve de Vincennes : « J’ai un besoin pressant de nouveaux conducteurs pour les nouvelles formations. […] Je vais avoir besoin sous peu de lieutenants pour les formations futures. »
En dépit d’une croissance quasi exponentielle du service, ce contexte général de pénurie (« crises des conducteurs » successives) par rapport aux besoins va durer pendant tout le conflit. Au 1er septembre 1918, le déficit dans les unités opérationnelles de la dsa est encore estimé à plus de huit mille cinq cents hommes.
Avec les « taxis de la Marne », les transports automobiles prennent, dans la mémoire populaire, l’allure d’une épopée plus ou moins spontanée, passant de l’indifférence la plus complète à la notoriété la plus grande. Pourtant, l’effectif transporté ne dépasse pas quatre mille hommes sur une distance inférieure à cinquante kilomètres, intégrés parmi les cent cinquante mille soldats de la 6e armée autour de Paris, elle-même partie d’un ensemble s’étendant jusqu’à l’est de Verdun. Gallieni lui-même en conviendra : « Certes, on a exagéré un peu l’importance des taxis, mais enfin, c’était une bonne idée, quoique toute simple. Et ça s’est passé d’ailleurs très simplement5. »
Si l’importance de ce transport est au bilan plus psychologique que strictement opérationnelle, l’expérience est particulièrement riche d’enseignements et Doumenc en analyse tout le déroulement. En fait, il cumule tout ce qu’il ne faut pas faire en matière de transport automobile :
- la composition, l’articulation et le fractionnement des colonnes ne sont pas organisés ;
- l’encadrement, pour l’essentiel constitué des sous-officiers et officiers des unités transportées, n’a aucune notion de la circulation automobile en convoi ;
- les véhicules roulent à vide sur la moitié du trajet ;
- la discipline de marche est inexistante, les chauffeurs ne tiennent pas leur place dans les rames et ne circulent pas à la même vitesse ;
- les axes de circulation ne sont pas contrôlés et mêlent flux montant et flux descendant au milieu de la circulation ordinaire ;
- aucune police de la route n’est mise en place et le jalonnement aux carrefours n’est pas assuré ;
- les zones de stationnement, d’attente, d’embarquement et de débarquement ne sont pas reconnues ;
- le ravitaillement des chauffeurs et les compléments en carburant ne sont pas prévus.
Tirant le bilan de cette expérience et des cas de tco lors de la « course à la mer » en octobre et en novembre 1914, est diffusée la première « Instruction provisoire au sujet des transports de troupe en automobiles », qui précise en particulier qu’« une autorité unique doit être maîtresse du transport de bout en bout, actionner les embarquements et les débarquements, faire l’itinéraire, surveiller la marche : c’est le directeur du transport ».
L’évolution se poursuit tout au long de l’année 1915, avec en particulier un effort de rationalisation du fonctionnement afin d’éviter les trajets à vide, inutiles et coûteux, et de non-spécialisation des véhicules, désormais rassemblés par modèle identique au sein d’une même section afin de faciliter l’entretien et les réparations. Toutes les unités sont progressivement constituées sur le même modèle, dotées des mêmes véhicules-ateliers et des mêmes « roulantes ». Dès mars 1915, le gqg souligne : « Si l’on tient compte de la rapidité avec laquelle ces transports peuvent s’effectuer, il est incontestable que les moyens automobiles des armées constituent à l’heure actuelle un instrument tactique de premier ordre. »
Enfin, la création d’une Réserve générale des transports, à la disposition directe et permanente du commandant en chef, mise en œuvre pour la première fois lors des offensives de mai 1915 et capable dès juillet de transporter en un seul emport dix-huit mille hommes, apporte au commandement une souplesse et une réactivité accrues. Dans le cadre de la seconde offensive de Champagne en septembre, quatre-vingts officiers, cent soixante sous-officiers et deux mille quatre cents hommes pour mille deux cents camions sont déployés dans la région de Vertus afin de transporter les réserves vers les ailes du front d’attaque et exploiter rapidement une éventuelle percée.
C’est bien sûr avec Verdun et la « Voie sacrée »6 que l’action du Service automobile marque les esprits, parmi les chefs militaires comme parmi les responsables politiques et dans le grand public. Avant l’offensive allemande, sur l’ordre du Grand Quartier général, la dsa prend des mesures de précaution. Dès le 29 janvier, une réserve de transport permettant l’emport instantané de quatre divisions est prépositionnée dans la région de Vitry-le-François ; à partir du 13 février, des sections sanitaires sont dirigées vers Bar-le-Duc ; le 18 et le 19, des sections de transport de munitions sont regroupées dans le secteur de Verdun. La question des transports est jugée cruciale, notamment « par suite de la configuration du terrain [et par le fait que] le nombre de routes à la disposition de la rfv7 n’est pas suffisant ». Le 19 février, sous l’autorité du général Herr, commandant la région de Verdun, Doumenc prend l’engagement formel d’effectuer des transports journaliers par voie routière portant sur un minimum de deux mille tonnes de fret et de douze mille hommes, sous la réserve absolue que le Service automobile soit maître de la route. Mettant en œuvre les enseignements tirés des opérations antérieures, il planifie le 20 au matin le déploiement de ses unités et « réunit, à cinq heures du soir, au lycée de Bar-le-Duc, tous les officiers auxquels il avait fait appel pour leur expliquer ce qu’il attendait d’eux »8 :
- l’ensemble des transports automobiles sur tout le territoire de la rfv sera réglé par une commission régulatrice relevant directement de la dsa, en liaison permanente avec les états-majors ;
- la route sera complètement et exclusivement réservée aux transports par automobiles ;
- un service de surveillance et de pilotage sera mis en place le long de la route, divisée en cantons de surveillance. Tout le personnel de surveillance, quelles que soient son arme et son régiment d’affectation, sera aux ordres de la commission régulatrice ;
- un officier du Service des routes sera mis à la disposition de la commission régulatrice pour assurer l’entretien de la voie ;
- l’emploi des matériels est conditionné par les besoins : les camions de trois tonnes et plus sont réservés aux munitions, ceux de deux tonnes et les autobus au transport des troupes ;
- les règles de circulation sont strictes : la marche en colonnes est réglementée, la vitesse imposée, il est interdit de doubler, de stationner, tout véhicule en panne est poussé dans le fossé.
Doumenc, qui raisonne en termes de flux des effectifs et d’approvisionnements opérationnels, a ainsi la haute main sur l’ensemble du dispositif, y compris la prévôté et les unités de cavalerie mises à sa disposition. Lorsque débute l’offensive allemande, le Service automobile est en place. Il dispose d’un organe de conception, de commandement et de mise en œuvre : « Le redressement de Verdun va être le triomphe de la méthode et de la volonté9. »
À compter du 22 février, des moyens supplémentaires convergent vers Bar-le-Duc. Le 27 au soir, trente-cinq groupes de transport, soit près de trois mille camions, sont aux ordres de Doumenc, chiffre porté à trois mille cinq cents en mars sur un total de neuf mille véhicules à moteur de tous types (motos, voitures, ambulances, autobus…). Au 15 mars, « l’ensemble représente cent soixante-quinze sections automobiles ; leur effectif est d’environ trois cents officiers et huit mille cinq cents hommes ».
Lorsqu’il prend le commandement de la défense de Verdun dans la nuit du 25 au 26 février, Pétain ne fait qu’entériner les mesures prises par Doumenc, en accord avec les généraux Herr et de Castelnau. Au fil des semaines, l’organisation est rationalisée pour gagner en efficacité et l’effort va être intensivement poursuivi pendant quatre mois, les chauffeurs roulant jour et nuit, y compris sous le feu de l’artillerie allemande. Le 2e bureau note son effet sur le moral des poilus : « On se montre d’ailleurs émerveillé de la façon dont a été organisé le service automobile. Là-dessus, il n’y a qu’une voix : grâce surtout à l’héroïsme du ravitaillement et à l’admirable organisation des autos qui ne nous ont laissé manquer de rien. Aussi les automobilistes bénéficient-ils d’un retour de faveur qui se traduit en termes enthousiastes10. »
À partir de juin, une partie des sections automobiles est transférée sur l’arrière-front de la Somme, en prévision de la grande offensive franco-britannique lancée le 1er juillet. Il ne s’agit plus désormais d’assurer le soutien des armées à partir d’un seul axe, de point à point, mais de prendre en compte pénétrantes et rocades pour manœuvrer au rythme des progrès de la première ligne : « Le Service automobile donne, sous Verdun, la mesure de ses possibilités ; il devient un outil indispensable de manœuvre ; il le prouve sur la Somme11. »
Grâce à ce formidable ensemble d’expériences accumulées en quelques mois et à un processus de retour d’expérience en boucle courte avant la lettre, Doumenc rédige en fin d’année les instructions « au sujet de l’organisation d’une route d’étape à circulation intensive ». En fonction de leur importance pour la dsa, les routes sont dites gardées, policées, surveillées ou libres selon le niveau de surveillance et de contrôle exercé. Adaptées jusqu’au retour de la guerre de mouvement à l’été 1918, elles sont à la base de toute la réglementation concernant le train et la circulation. Hindenburg reconnaîtra dans ses Mémoires que le camion français a battu le train allemand.
Quelques chiffres illustrent l’importance prise par le service dans l’engagement et le soutien des unités. Entre septembre 1914 et juin 1916, le nombre de camions aux armées passe de six mille à trente et un mille, le nombre de sections organiques de deux cent quarante-cinq à huit cent quarante-six12, les officiers de trois cent soixante à mille cinq cents, les sous-officiers de soldats de vingt mille à soixante-quinze mille. En septembre 1914, deux cent mille hommes et vingt-sept mille tonnes de fret sont transportés en un mois, en juillet 1918, on atteint neuf cent cinquante mille hommes et un million quarante mille tonnes de fret…
En août 1914, le Service automobile n’était que le prolongement du train sur les arrières des armées. Lorsque sonne le clairon de l’armistice, il est devenu un contributeur essentiel à la victoire, en permettant la manœuvre à l’échelle de l’ensemble du théâtre d’opérations et en donnant aux armées alliées des capacités accrues de mobilité et d’offensive. Paradoxalement, Doumenc, qui n’est toujours que commandant, a sous ses ordres près de cent mille hommes, l’équivalent de quatre corps d’armée. L’avancement ne profite guère aux logisticiens…
Les opérations de basse intensité et d’interposition de l’immédiat après-guerre permettent de compléter ce corpus réglementaire et d’expériences acquises. Lorsque la 46e division d’infanterie, déployée en Haute-Silésie entre 1920 et 1922 pour préparer et protéger un plébiscite, doit faire face simultanément à une insurrection polonaise et à l’entrée en ligne des corps francs allemands, le contrôle des routes entre les principales cités de la province devient une nécessité absolue. La comparaison d’une note de service sur la constitution d’un convoi protégé émise à Oppeln à l’été 1921 avec son homologue émise à Sarajevo au début des années 1990 est frappante : avant-garde d’ouverture d’itinéraire, véhicules radio, ambulance, place du véhicule de commandement, véhicule de dépannage, consignes aux conducteurs… À l’exception des marques et des types des engins, on pourrait croire à un copier-coller !
La Seconde Guerre mondiale confirme ces enseignements, tout comme les conflits de la décolonisation, en Indochine et en Algérie. La maîtrise des voies de communication est une préoccupation permanente du commandement, et l’on sait peu, par exemple, qu’en Extrême-Orient on compte au total plus de morts dans les embuscades quotidiennes que du fait de la bataille de Dien Bien Phu. Les « tringlots », comme les soldats de toutes armes en charge des ouvertures d’itinéraires, y payent un très lourd tribut. La seule attaque des soixante-dix véhicules du convoi de Dalat le 1er mars 1948 entraîne la mort de trente-six hommes. Les routes vont être définies comme interdites, à circulation réglementée, à circulation contrôlée ou à circulation normale en fonction de leur dangerosité.
Dans les opérations récentes, l’importance de la route n’est pas moindre : que l’on se souvienne de l’axe « Vermont » entre Bagram et Tora en Afghanistan ou, dans le cadre de Serval, de la montée sur Madama, expérience dont Frédéric Jordan fait le récit dans L’Armée française au Tchad et au Niger. À Madama, sur les traces de Leclerc13. Des coupures « en touches de piano » et pièges de fortune des années 1950 aux actuels Improvised Explosive Devices (ied), les différences peuvent être techniques, mais pas de nature. La maîtrise de la route reste un préalable indispensable dans toute opération militaire.
1 Les corps d’armée de Bernadotte, Marmont, Davout, Soult, Lannes et Ney, la garde impériale aux ordres de Bessières, auxquels il faut ajouter la réserve générale de cavalerie de Murat.
3 Maréchal Joffre, 1914-1915. La préparation de la guerre et la conduite des opérations, Paris, Éditions E. Chiron, 1920, pp. 13-14.
4 Dont vingt-six voitures de tourisme, douze auto-mitrailleuses, trente-deux voitures d’ambulance, quatre-vingt-onze camions et quelques véhicules spécialisés.
5 M.-A. Leblond, Gallieni parle… Entretiens du sauveur de Paris avec ses secrétaires, 2 vol., Paris, Albin Michel, 1928, vol. 1, p. 56.
6 La loi du 30 décembre 1923, publiée au Journal officiel du 1er janvier 1924, sur proposition de Maurice Barrès, classe « comme route nationale l’ensemble des chemins dits “Voie sacrée” qui relient Bar-le-Duc à Moulin-Brûlé ».
7 Région fortifiée de Verdun.
8 P. Heuze, La Voie sacrée. Le Service automobile à Verdun, Paris, La Renaissance du livre, 1919, p. 14.
9 H. Corda, La Bataille de Verdun (1916), ses enseignements et ses conséquences, Paris, Gauthier-Villard et Cie, 1921, p. 17.
10 « Note sur le moral des combattants de Verdun d’après leurs correspondances », n° sc7283, 2e armée/em/2e bureau, 29 mars 1916.
11 Les Armées françaises dans la Grande Guerre, tome XI, p. 312.
12 Il sera de mille deux cent vingt-trois sections opérationnelles en novembre 1918, soit une multiplication par cinq en quatre ans.
13 Paru aux éditions Nuvis en 2015.