Pour les armées françaises, la guerre d’Indochine est marquée par deux défaites majeures. La première, celle de Cao Bang au mois d’octobre 19501, provoque le sursaut d’une classe dirigeante qui n’est pas encore prête à « lâcher » ses intérêts en Extrême-Orient ; l’envoi sur place du général de Lattre de Tassigny, nommé haut-commissaire de France et commandant en chef en Indochine, et les missions qui lui sont données témoignent de cette volonté. La seconde, celle de Diên Biên Phu en mai 1954, s’inscrit dans un tout autre contexte, celui d’une volonté de sortir du conflit, et facilite la conclusion du cessez-le-feu en Indochine2.
Toutes deux ont en commun la constitution de commissions d’enquête chargées d’établir les causes, et donc les responsabilités, du « désastre » qu’elles ont provoqué, mais qui ne répondent pas à la même logique. Dans le premier cas, si le gouvernement Pleven3 accepte l’institution d’un tel organisme le 22 novembre 1950 (plus d’un mois après les événements), c’est d’abord pour répondre aux attaques de l’opposition, principalement celles du Mouvement républicain populaire (mrp) et des partis de droite, mais aussi pour la rassurer, notamment après la première prise de parole de Pierre Mendès France sur l’Indochine à l’Assemblée nationale, le 19 octobre 19504. Dans le second cas, l’initiative vient du général Navarre, ancien commandant en chef et responsable des décisions d’occuper la plaine de Diên Biên Phu et d’y accepter la confrontation avec le corps de bataille adverse. Relevé de son commandement en juin 1954, il n’entend pas devenir le seul bouc émissaire pour les erreurs et les fautes commises avant et au cours des combats. À force d’insistance, mais surtout afin d’éviter un scandale qui entacherait classe politique et haut-commandement, il obtient l’instauration d’une commission chargée d’examiner les responsabilités de la défaite. Si, par une certaine ironie, c’est Mendès France lui-même qui autorise (contraint) cette création, il revient à son successeur de la mettre officiellement sur pied, le 31 mars 1955.
Différentes par leur origine, ces deux commissions partagent cependant le constat que les hommes politiques alors au pouvoir comme les plus hautes instances militaires, notamment le général (puis maréchal) Juin, souhaitent éviter qu’elles ne se transforment en un « procès » de la guerre d’Indochine, du régime et de ses dirigeants, civils et militaires. Face au danger que représente l’action que souhaite engager Navarre, Juin écrit le 27 novembre 1954 au ministre de la Défense pour lui « demander de la façon la plus insistante qu’aucun des chefs ayant eu des postes à responsabilité en Indochine ne soit actuellement autorisé à déposer devant une commission parlementaire ou autre. Il faut laisser les passions s’éteindre et le temps faire son œuvre »5…
Aussi, dans le cas de la commission d’enquête chargée d’étudier les événements qui se sont déroulés en septembre et octobre 1950 dans la Zone frontière Nord-Est du Tonkin6 comme dans celui de la commission d’enquête militaire sur la bataille de Diên Biên Phu7, il s’agit d’éviter la constitution d’un conseil d’enquête, organisme à caractère disciplinaire, institué uniquement pour fautes graves. Celui-ci pourrait donner lieu à une défense des accusés qui ne manquerait pas de provoquer une certaine publicité et un écho dans l’opinion publique, ce dont ne veut précisément pas le pouvoir politique8. Dans cette perspective, en 1950 comme en 1954-19559, les discussions préliminaires à l’instauration des commissions portent sur la nature de l’instance à créer – commission ou conseil ? –, sachant que le seul précédent, auquel les documents d’archives se réfèrent d’ailleurs, est la commission d’enquête dirigée par le général Brugère après l’échec de l’offensive Nivelle à l’automne 1917. Au mois de mars 1955, au sein du cabinet du ministre de la Défense nationale, certains proposent même « d’éviter l’emploi du mot “commission” et de se limiter à celui de “mission” », ceci afin de donner à l’organisme le caractère d’une simple « mission d’information » et d’éviter qu’une « commission » ne se transformât en « juridiction »10.
Une fois les deux commissions d’enquête instaurées, la durée de leurs travaux est d’environ six mois. Les conclusions de la première, celle de Cao Bang, sont rendues au mois de juillet 195111, quand celles relatives à la bataille de Diên Biên Phu sont arrêtées au mois de décembre 195512. Les matériaux à disposition des membres sont sensiblement identiques (instructions personnelles et secrètes, ordres d’opérations, notes de service…), ils sont disséqués et un certain nombre de responsables sont interrogés lors de convocations ou par écrit. Certains exécutants, à un échelon subordonné, sont également amenés à livrer leur témoignage. Dans le cas de la bataille de la Zone frontière du Nord-Est, ces témoignages sont limités puisqu’à l’heure des auditions beaucoup d’officiers ayant pris part aux opérations sont retenus prisonniers dans les camps vietminh.
Le reproche principal que l’on peut adresser aux résultats de ces commissions – c’est en tout cas celui que fera le général Navarre – est leur caractère partiel voire partial. De fait, dans les deux cas, les travaux ont été conduits rapidement, et beaucoup de décisions et de facteurs propres à la guerre d’Indochine n’ont pas été pris en compte, notamment ceux relevant de la conduite de la guerre, qui est l’affaire du gouvernement. En ne s’attachant qu’aux aspects purement militaires, à savoir la conduite des opérations qui, elle, relève du commandement, les commissions se privent d’éléments indispensables à la compréhension des défaites de Cao Bang et de Diên Biên Phu. Or, plus que tout autre conflit mené par la France à cette date, la guerre conduite par le corps expéditionnaire français d’Extrême-Orient (cefeo) entre 1945 et 1954 lie étroitement aspects politiques et militaires. L’interpénétration et les interactions des deux rendent l’étude des uns difficilement dissociable de celle des autres pour qui souhaite disposer d’une vision globale du conflit. Ainsi, en 1950, comme en 1955, la limitation volontaire de l’examen des responsabilités aux seuls militaires, qui ont justement à répondre de leurs actes à leur niveau, ne peut apporter une intelligibilité satisfaisante aux deux plus cinglants revers que l’armée française a subis lors d’opérations ultramarines.
Enfin, les avis rendus par les commissions d’enquête, censés rester secrets, sont rapidement connus dans les cercles politiques et militaires ; surtout, ils ne sont aucunement suivis d’effets. Les conclusions de la commission d’enquête pour Cao Bang désignent ainsi le général Alessandri13 comme « le grand responsable du désastre [qui] aurait dû avoir le courage de résilier son commandement s’il avait eu du caractère. [Dès lors] il ne mérite plus de recevoir un commandement de son grade et ne devra pas retourner en Indochine ». Pourtant, dès le mois de septembre 1952, Alessandri retourne au Vietnam, au poste d’inspecteur général des Forces armées vietnamiennes et conseiller auprès du gouvernement vietnamien, et il y reste jusqu’en juin 1955… Quant aux recommandations concernant les vaincus de Diên Biên Phu, elles restent lettre morte. Le général Navarre devait retrouver un commandement correspondant à son grade et à son rang, mais il n’en est rien et il quitte l’armée en 1956. Les conclusions sont particulièrement sévères à l’endroit du général Cogny, commandant les Forces terrestres du Nord-Vietnam et à ce titre en charge de la conduite de la bataille. Prenant en compte ses erreurs pendant la bataille, elles recommandent notamment qu’il approfondisse ses connaissances dans son grade (divisionnaire) avant de se voir confier des responsabilités supérieures. Il n’en est rien là non plus. Cogny voit sa carrière progresser régulièrement jusqu’à sa mort, en 196814.
Ainsi, les commissions d’enquête de Cao Bang et de Diên Biên Phu, instaurées toutes deux sous la contrainte, l’une politique, l’autre personnelle et médiatique15, et qui ont fait couler tant d’encre au sein du ministère de la Défense, n’ont qu’un effet limité hormis pour quelques officiers supérieurs et généraux. Elles ont en tout cas, conçues comme elles l’avaient été, évité aux gouvernants de la IVe République d’avoir, eux-aussi, des explications à fournir quant à leur gestion de la guerre d’Indochine.
1 Les opérations relatives à l’évacuation de la garnison de Cao Bang au cours de la première semaine d’octobre 1950 sont, en France, appelées « bataille de Cao Bang », quand bien même aucun engagement n’y a eu lieu, ou « bataille de la route coloniale 4 », « RC 4 » en abrégé. Pour les Vietnamiens, les combats entrant dans le cadre de la campagne Le Hong Phong II sont connus sous le nom de « bataille de la Zone frontière du Nord-Est ».
2 Résumant le cynisme de cette position, Raymond Aron écrit à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la bataille et des accords de Genève : « Diên Biên Phu aida à traiter la France dont les gouvernants étaient trop faibles pour en prendre la décision sans une excuse », voir « En marge de combats douteux », Politique étrangère n° 2, 1979, pp. 193-203.
3 Le gouvernement Pleven I (12 juillet 1950-28 février 1951) est principalement formé de radicaux de gauche et de socialistes ; il comprend également quelques démocrates-chrétiens dont Jean Letourneau, ministre d’État chargé des Relations avec les États associés.
4 À cette occasion, Pierre Mendès France expose la seule alternative possible à ses yeux : consentir un effort important pour espérer remporter une victoire militaire (à laquelle il ne croit pas), ou privilégier un accord politique en traitant « évidemment avec ceux qui nous combattent », c’est-à-dire le Vietminh.
5 I. Cadeau, « Enterrer la guerre d’Indochine : l’exemple de la commission d’enquête sur Diên Biên Phu », in D. Barjot et J.-F. Klein (sd), De l’Indochine coloniale au Viêt Nam actuel, Académie des sciences d’outre-mer/Magellan & Cie, 2017, p. 518.
6 Composée du général d’armée (cr) Buisson (président), du général de corps d’armée Magnan et du général de division Dromard.
7 Composée du général d’armée Catroux (président), du gouverneur général Lebeau (vice-président) et des généraux d’armée Magnan et Valin (pour l’armée de l’air). Le général Magnan est le seul à avoir pris part aux deux commissions.
8 Pour cette même raison, l’idée, un temps caressée, de placer d’office le général Navarre en 2e section ou de le mettre « en disponibilité » est abandonnée ; elle aurait donné à ce dernier des arguments pour que lui soient expliquées les raisons d’une sanction qu’il n’a officiellement jamais reçue, Navarre étant depuis le mois de juin 1954 sans affectation.
9 La première demande du général Navarre date du 12 août 1954. Dans un courrier adressé au secrétaire d’État à la Guerre, Jacques Chevalier (le même qui lui refuse à cette époque un nouveau commandement), il demande la constitution d’une commission d’enquête habilitée à examiner les responsabilités depuis sa prise de commandement, au mois de mai 1953, jusqu’à l’arrêt des hostilités.
10 I. Cadeau, « Enterrer la guerre d’Indochine… », op. cit., p. 520.
11 La première session a lieu le 8 février 1951 et les travaux s’achèvent le 26 juin 1951.
12 La commission d’enquête ouvre ses travaux le 21 avril 1955 et s’achève au début du mois de décembre 1955, au terme de vingt-trois séances. Elle est officiellement dissoute le 10 février 1956.
13 M. Alessandri commandait au moment des faits les Forces terrestres du Nord-Vietnam (ftnv).
14 Lors de l’abîmage en mer du Caravelle assurant la liaison Ajaccio-Nice.
15 « En définitive, c’est l’entretien qu’accorde le général Navarre à l’hebdomadaire Jours de France du 20 janvier 1955 qui met le feu aux poudres. En effet, en réaction à une série d’articles de Lucien Bodard dans France-Soir, un proche du général Cogny et de qui il tient directement nombre d’informations sur Diên Biên Phu, Navarre, qui s’était jusque-là abstenu de parler à la presse, s’estime mis en cause et décide de livrer publiquement sa version des faits. L’annonce et la crainte qu’elle suscite d’un “grand déballage”, à la fin de l’article, de la parution prochaine “dans un grand quotidien” (il s’agit du Figaro) de plusieurs articles où l’ancien commandant en chef détaillerait son commandement, obligent le gouvernement à réagir. En effet, les propos tenus par Navarre dans Jours de France ont provoqué l’indignation et la réaction du général Cogny, toujours en poste en Indochine, et qui s’estime, à son tour, personnellement mis en cause par Navarre. Il décide de réagir mais reçoit toutefois l’ordre du général Ély (qui a remplacé Navarre en juin 1954) de s’abstenir de toute réponse. Cogny accepte mais réclame justice et une prise de position officielle du gouvernement », I. Cadeau, « Enterrer la guerre d’Indochine… », op. cit., pp. 518-519.