Depuis 1095, la croisade est à la fois un pèlerinage à Jérusalem, qui vaut rémission des péchés, et une guerre juste contre les ennemis de l’Église. Elle est également devenue une arme politique entre les mains des différents papes qui ont imposé leur prééminence sur toute la Chrétienté. La première croisade, marquée par la prise de Jérusalem en 1099, aboutit à l’établissement des États latins en Orient, mais, à partir du milieu du xiie siècle, les musulmans se rassemblent et reprennent la lutte pour défendre l’islam. Saladin, à la tête de l’Égypte et de la Syrie, se fait le chantre du djihad : il écrase les armées chrétiennes à Hattîn en 1187 et reconquiert Jérusalem. La reprise de la Cité sainte devient, dès lors, une obsession pour une partie des chrétiens : d’autres expéditions sont organisées, mais Jérusalem demeure aux mains des infidèles. Après le sac de Constantinople par les Latins en 1204, il est difficile de renouveler l’appel à la guerre sainte. Les ambitions de deux hommes, Jean de Brienne et le pape Innocent III, font évoluer la situation. Le premier épouse Marie de Montferrat, héritière d’Amaury de Lusignan, roi de Jérusalem, et entend prendre possession des terres qui lui reviennent. Le second, en 1213, adresse à la Chrétienté un manifeste solennel dans lequel il incite les chrétiens à aller protéger la cité d’Acre. La croisade – la cinquième – est fortement attendue. Or son déroulement est rapidement très critiqué, en particulier par le poète Huon de Saint-Quentin, dont la dénonciation du comportement des prélats à l’égard de la croisade comme l’encouragement des guerriers à se croiser ont été appréciés et recopiés tout au long du xiiie siècle.
- Des croisés en Égypte
Le 11 novembre 1215, durant le quatrième concile du Latran, la prédication de la croisade est reprise. L’expédition est organisée, mais elle s’avère être, après des débuts prometteurs, un échec retentissant.
- Victoire sur les bords du Nil
Jean de Brienne rassemble ses troupes et file vers Damiette. L’objectif est d’affaiblir la puissance ayyubide en la privant des ressources essentielles que lui livre l’Égypte pour pouvoir, ainsi, reprendre Jérusalem. Les clefs de la Ville sainte seraient au Caire ou à Damiette. La flotte qu’il a réunie arrive dans le delta du Nil le 27 mai 1218. La mission qui attend les croisés est difficile. Damiette, en effet, avait été puissamment fortifiée par Saladin et, construite sur la rive droite de la branche orientale du Nil, était naturellement protégée par le fleuve. De plus, une tour bâtie au milieu du Nil fermait le passage aux vaisseaux par une chaîne de fer reliée à la ville. Au bout de trois mois, les chrétiens s’emparent de cette tour, mais préfèrent se retirer dans leur campement sur l’île de Djeziret Demyat pour y attendre les renforts d’Occident. De fait, des contingents composés de combattants originaires de la Frise et des bords du Rhin se dirigent vers l’Égypte, menés par Pélage, cardinal de Sainte-Lucie et légat pontifical. Ce dernier, farouche partisan de la guerre sainte, entend mener ses projets de conquête et, arguant de sa légation, revendique la direction de la croisade pour lui seul.
Avec l’arrivée de Pélage et, surtout, en février 1219, le départ du sultan du Caire al-Kamil qui, installé à al-Adiliya, protégeait Damiette, le siège de la cité peut véritablement commencer. Al-Kamil, conscient de l’importance de contrôler les ports du delta, propose à Jean de Brienne de lui céder la Palestine en échange de la levée du siège. Son projet séduit Jean et les Francs, désireux de reprendre le contrôle de Jérusalem, mais il est refusé par le légat, les troupes italiennes et les frères des ordres militaires. Pour Pélage, la prise de Damiette n’est pas une fin en soi. Elle n’est qu’une étape dans la conquête de l’Égypte. Le siège de la ville se poursuit donc, mais reste sans succès jusqu’en août 1219. Les musulmans réitèrent alors leur proposition d’échange, mais le représentant du pape refuse toujours toute négociation. Les troupes croisées profitent de l’arrivée de renforts et prennent finalement Damiette le 5 novembre.
- Des divisions à la défaite
Porté par l’élan de la victoire, Pélage décide de marcher vers le nord. Jean de Brienne est plus circonspect, car il sait que les mois d’inactivité ont permis à leurs adversaires de s’organiser et de demander de l’aide aux autres parties de l’empire ayyubide, notamment à la Syrie. L’avis du légat l’emporte pourtant cette fois encore. Les tensions entre le roi de Jérusalem et le cardinal, sensibles dès l’arrivée de ce dernier, croissent encore quand le pape Honorius III écrit aux croisés, le 24 février, et investit son représentant des pleins pouvoirs dans les affaires temporelles aussi bien que spirituelles. Jean de Brienne, furieux de se voir désavoué, préfère alors quitter l’Égypte.
S’il sait profiter des plaisirs qu’offre Damiette, Pélage repousse dans le courant de l’été 1221 une nouvelle offre de négociation venue des musulmans : al-Kamil proposait de rendre Jérusalem aux chrétiens en échange de Damiette et de l’évacuation de l’Égypte. Le légat refuse catégoriquement et, bénéficiant de l’arrivée de nouveaux soldats, ordonne à ses troupes de se mettre en route vers Le Caire. Jean de Brienne, averti, décide de revenir pour prendre la tête des contingents chrétiens. Il rejoint Pélage en juillet quand al-Kamil tente une quatrième conciliation en promettant, contre la restitution de Damiette, Jérusalem, mais aussi trois cent mille pièces d’or pour la réfection des remparts des cités de Palestine détruits par les musulmans. Le légat s’oppose de nouveau à ce projet, car il ne s’agit, pour lui, que de fourberies et de mensonges. Son objectif est d’anéantir l’Islam.
Les musulmans, acculés, décident alors de faire remonter le fleuve à une flotte venue de Syrie, juste derrière les vaisseaux francs qui se retrouvent, ainsi, coupés de Damiette. Les croisés établissent un camp près de Mansouraf pendant que, plus au sud, se met en place le « piège du Bar al-Saghir » : le 24 juillet 1221, les Francs sont pris en tenaille. Les digues du Nil sont détruites, les eaux se répandent, transformant la région en un immense océan de boue. Pour les combattants chrétiens, le seul choix est la retraite : ils s’enfuient, en désordre, harcelés par leurs adversaires. L’avance victorieuse tourne à la débâcle et les croisés sont obligés de rendre Damiette pour sauver leurs vies. Une trêve est signée le 30 août pour huit ans, des otages échangés, dont Pélage, Jean de Brienne, le duc de Bavière et les maîtres des ordres militaires. L’échec choque d’autant plus en Occident qu’après la prise de Damiette, les chrétiens ont semblé près de renverser l’ordre des choses. On impute, surtout du côté français, ce revers inattendu à Pélage, considéré, ici comme ailleurs, du fait de son entêtement et de ses intérêts propres, comme plus responsable de la défaite que les ennemis qui ont mis les croisés en déroute.
- La Complainte d’un ardent défenseur de la croisade
L’échec de la cinquième croisade suscite les critiques les plus vives. Au sein de ces détractions, une œuvre écrite au lendemain même de l’expédition, probablement dès 1221, retient l’attention : la Complainte de Jérusalem contre Rome. Composée par Huon de Saint-Quentin, un trouvère dont la vie est mal connue, elle reprend à grands traits les reproches adressés au cardinal-légat Pélage. L’auteur va cependant plus loin puisqu’il ne voit dans l’action de celui-ci qu’un symbole de l’attitude générale de l’Église à l’égard de la croisade : c’est la politique romaine dans son ensemble, et la pratique du rachat des vœux de croisade en particulier, que dénonce Huon.
- Une critique originale du rachat des vœux de croisade
Le rachat permet à ceux qui se sont engagés à partir en croisade de s’acquitter de leur vœu, théoriquement irrévocable, au moyen d’une compensation financière. Il s’est peu à peu instauré comme une pratique commune à partir de la fin du xiie siècle. Sa dénonciation par Huon vers 1221 témoigne de la multiplication de cette pratique dans le cadre plus large des « commutations de vœux de croisade », qui peuvent se faire par des compensations autres que pécuniaires. Elle est surtout particulièrement précoce et exceptionnelle, à une époque où les rachats sont relativement bien acceptés et où aucun autre texte ne les remet encore en question.
De plus, Huon décrie non pas le simple commandement de l’Église dans l’expédition orientale, mais la gestion même des croisés. Selon lui, les clercs ne font pas qu’accepter les rachats, mais les encourageraient au point de détourner de leur mission des croisés pourtant capables de se rendre outre-mer. Huon y voit le signe de la convoitise d’un clergé sans scrupule dont la tête, Rome, qui « livre son corps pour de l’argent », prend sous sa plume des traits qui ressemblent à s’y méprendre à ceux de la prostituée de Babylone brossés dans l’Apocalypse.
Cette dénonciation de la cupidité du clergé n’aurait rien d’original si elle ne faisait que remettre en question les valeurs de l’Église dans une perspective moralisatrice. Huon ne s’inscrit pas dans cette logique. Il n’a aucune ambition réformatrice. Ce qui le choque, ce n’est pas tant le trafic des indulgences liées aux rachats de vœux de croisade, que leur conséquence : la perte de guerriers prêts à partir en Terre sainte.
Selon lui, la papauté, jusqu’ici véritable moteur des croisades dont elle avait l’initiative, et qu’elle faisait prêcher pour en assurer le recrutement, en devient le principal frein. La croisade idéale serait ainsi, pour Huon, moins l’affaire de la papauté que celle des combattants, dans un jeu de dissociation qui oppose à la rapacité du clergé, à la fourberie du cardinal-légat et au déclin de Rome, nouvelle Babylone, la valeur des guerriers, celle de leur chef, Jean de Brienne, et de leur destination, Jérusalem.
L’exaltation du combattant s’accompagne cependant d’une sévère réprimande à l’endroit de ceux qui renoncent à accomplir leur promesse de « prendre la croix » et préfèrent « se décroiser ». Huon de Saint-Quentin est le premier auteur chez qui l’on trouve ce terme par lequel ceux qui rachètent leurs vœux ne sont plus considérés comme des croisés, quand bien même leur rachat est supposé valoir autant que la réalisation de ce vœu. Le verbe « se décroiser » manifeste le refus de s’engager plus avant dans la croisade et traduit le retour sur la parole jurée.
- Un discours d’exaltation de la croisade
À la différence des autres détracteurs de la cinquième croisade qui rejettent le principe même de ces campagnes militaires, Huon exprime un attachement prononcé à celles-ci. Il critique sévèrement l’expédition menée par Pélage pour proposer une nouvelle définition de la croisade, au lendemain du désastre égyptien. Il offre aux représentants de l’aristocratie laïque, vivier de troupes potentielles, moins une dénonciation des vices de l’Église qu’une exhortation à la prise de croix.
Huon rappelle d’abord aux guerriers les héros marquants de la lutte contre l’Islam, Charles Martel voire Roland qu’il évoque dans une autre chanson aux mêmes accents, Jérusalem se plaint et li païs. Il les invite à se mesurer à ces modèles et à en reproduire les exploits, les encourageant à se battre plus encore qu’à vaincre l’ennemi. Le combat vaut, pour Huon, plus que la victoire, c’est pourquoi il refuse catégoriquement tout « décroisement » – que celui-ci soit fait par rachat de vœu ou par fuite pendant le combat –, car il faut venger les hommes pris par l’ennemi. Dans le même esprit de représailles, il faut également reprendre les cités tombées aux mains des musulmans, y compris Damiette, pourtant relativement extérieure à la Terre sainte. Il incite, dès lors, à une guerre de reconquête plus territoriale et politique que strictement religieuse.
Dans la Complainte, Huon présente Jérusalem comme la véritable victime de l’échec de la croisade et, surtout, du détournement de celle-ci du fait de la convoitise cléricale. Alors que beaucoup, après 1187, ont rappelé que la Ville sainte était d’abord le lieu de la Passion, il souligne que Jérusalem est, surtout, la cité où Dieu « revint de mort a vie / Par cui cil siecles sera saus ». Jérusalem, redevenue le lieu, glorieux, de la résurrection du Christ, crie au secours. C’est la Terre sainte qui « mendie » aide et soutien auprès d’un Occident dont Jérusalem attend sa « guérison ».
Cet appel personnel d’une Jérusalem qui tend à la personnification contribue à faire de sa libération une demande formulée par la ville elle-même, légitimant ainsi plus encore la guerre à laquelle Huon aspire. Ce dernier n’invoque pas le droit des Latins sur la Ville sainte, droit d’« héritage » divin et patrimonial pourtant tant évoqué dans les autres sources du temps pour justifier la nécessité de la croisade. Il ne semble même pas considérer la libération de Jérusalem comme une re-prise. Il s’agit d’une simple « conquête », nouvelle et dépourvue de précédent.
La croisade se passe donc de motivation juridique ou historique. Elle semble avoir une valeur intrinsèque, le fait d’armes se justifiant de lui-même, dans un chant dont l’originalité est finalement de critiquer la croisade pour mieux la soutenir. C’est cet appel vibrant à la guerre, à l’exaltation du caractère le plus martial de la croisade qui, déjà au xiiie siècle, avait retenu l’attention des contemporains.
- La réception des propos de Huon de Saint-Quentin
La Complainte de Jérusalem est copiée à plusieurs reprises au xiiie siècle. C’est le cas, entre autres, dans le manuscrit 76F5 de la Bibliothèque nationale des Pays-Bas. Celui-ci, richement enluminé, permet d’apprécier la réception du texte et les raisons qui conduisent à le relire quand, à la fin du xiiie siècle, s’étiole l’engouement pour la croisade.
- Des textes et des images
Le manuscrit 76F5 de La Haye a été copié et décoré dans le scriptorium de l’abbaye de Saint-Bertin, à Saint-Omer, vers 1190-1200. Il réunit les fragments d’un psautier et des prières à diverses figures du sanctoral. Une iconographie importante – quarante-cinq enluminures en pleine page – accompagne l’ensemble. Elle fait référence à des épisodes de l’Ancien Testament, comme les mésaventures de Joseph en Égypte ou la révélation des dix commandements à Moïse, à des scènes du Nouveau Testament inspirées de la vie du Christ et des apôtres, ainsi que de vies de saints.
L’enluminure de l’actuel folio 1 vante, dans sa partie basse, les mérites des saints guerriers Georges et Démétrius. Ces derniers, loin d’avoir été dotés d’attributs permettant simplement de rappeler leurs exploits militaires ou leurs martyrs, sont représentés en action. Montés sur des destriers et équipés comme les combattants de la seconde moitié du xiie siècle, ils poursuivent des cavaliers et les contraignent à la fuite. La séparation entre les deux registres n’étant pas stricte, il est légitime de penser que les troupes, probablement musulmanes, abandonnent la ville dont le plan occupe la partie supérieure de l’enluminure : Jérusalem. Les quelques lignes inscrites sous l’image sont les derniers mots de la Complainte de Jérusalem copiée, avec des omissions sensibles, dans les années 1290-1300. Le texte débute au folio 45v° et se poursuit sur le feuillet 1 qui, à l’origine, clôturait l’ensemble.
Certains chroniqueurs tels Johannus Codagnellus, Jean de Tulbia ou encore Albertus Miliolus affirment que saint Georges, accompagné de combattants innombrables, aurait traversé le campement d’al-Adiliya et provoqué le départ des troupes d’al-Kamil en annonçant la mort de tous ceux qui ne quitteraient pas les lieux. Peinte dans les années qui suivent la prise de Jérusalem par Saladin en 1187, l’enluminure qui orne le feuillet est antérieure au départ de Jean de Brienne pour Damiette d’au moins vingt ans. On pourrait alors envisager que la représentation de Georges poursuivant les combattants musulmans ait été récupérée pour « illustrer » des épisodes plus récents et faire allusion, en l’occurrence, à l’intervention du guerrier martyr en Égypte en février 1219.
L’hypothèse serait séduisante, mais elle ne tient pas. En effet, si le texte de Huon de Saint-Quentin a été copié, il ne l’a été que partiellement, les références à la cinquième croisade comptant précisément au rang des éléments écartés. Il ne s’agit donc pas ici de se souvenir des heurs et malheurs des croisés sur les bords du Nil, mais plutôt du soutien apporté aux guerriers chrétiens par Georges, Démétrius et leurs compagnons, lors de la première croisade : l’enluminure rappelle l’aide reçue du ciel qui permit aux croisés d’obtenir la victoire à Antioche en juillet 1098 et d’ouvrir la voie vers la Terre sainte, vers Jérusalem et le Saint Sépulcre, conquis l’été suivant. Elle entre alors en résonance parfaite avec le propos, partiel ici, de Huon de Saint-Quentin et contribue à l’élaboration d’un discours original.
- Une ferme exhortation
Le message véhiculé par le manuscrit 76F5 se révèle être d’une particulière acuité dans les dernières années du xiiie siècle. En effet, au moment où l’on copie la Complainte de Jérusalem en insistant sur la nécessité d’agir pour libérer les Lieux saints, les musulmans se sont emparés d’Acre et contrôlent à nouveau l’ensemble de la Terre sainte. La chute des États latins ravive le souvenir, douloureux pour les chrétiens, de la perte de Jérusalem en 1187. Les analyses de Huon de Saint-Quentin et ses commentaires sans détour redeviennent ainsi, au moins aux yeux de certains, d’une actualité brûlante. Dégagés de leur contexte, ils soulignent le devoir, pour les chrétiens, d’être maîtres de Jérusalem. Ils alimentent ainsi volontiers les discours visant à exhorter les hommes de guerre à « prendre la croix » et à respecter strictement l’engagement pris.
Dans sa Complainte, Huon insiste sur la naissance du Christ qui fit la gloire de la Terre sainte et la résurrection qui, en permettant le salut de tous, fit celle de Jérusalem. L’image complète le discours et rend l’invitation à s’engager dans une nouvelle croisade encore plus pressante. Elle rappelle en effet que Jérusalem fut également l’endroit des plus grands outrages, ceux subis par le Fils de Dieu, mais aussi par ses fidèles. Le Golgotha et le lieu du Calvaire sont clairement identifiés, accompagnés d’une référence explicite aux rochers qui se fendirent quand Jésus rendit l’âme et d’une représentation exagérément grossie du Saint Sépulcre. Ce dernier est figuré vide pour manifester la réalité de la résurrection, mais la Ville sainte n’en apparaît pas moins comme la cité où le Fils de Dieu fut mis à mort.
La gravité de l’offense faite, par l’intermédiaire de son Fils, à Dieu lui-même est déjà évidente. Elle croît encore quand, aux souffrances du Christ, s’ajoutent les violences perpétrées à l’encontre des premiers chrétiens et, en particulier, d’Étienne, dont on va jusqu’à représenter la lapidation. Le sang du Christ comme celui du protomartyr Étienne crient donc vengeance. Ils crient même d’autant plus fort que les chrétiens occidentaux, qui vivent pourtant dans une société d’honneur, ne semblent plus se soucier du sort de la cité abandonnée aux mains des musulmans. De fait, le Saint Sépulcre est bien orné d’une croix et deux églises intra-muros présentées comme des édifices où s’exerce le culte chrétien, mais le dôme du Rocher (templum Domini) et la mosquée al-Aqsa (templum Salomonis) sont, eux, dépourvus de croix. Or, on le sait, faire déposer la croix placée par les chrétiens sur le dôme du Rocher avait été l’une des premières décisions de Saladin après 1187. Le geste visait à rendre la domination musulmane visible et patente. Il était symbolique.
Le choix retenu pour l’enluminure l’est tout autant. Il répond d’ailleurs au même objectif – montrer que la cité est aux mains des musulmans – pour satisfaire des motivations opposées. Il s’agit d’exhorter les fidèles d’Occident à vouloir, à nouveau, venger l’offense faite à Dieu par les supplices infligés à son Fils et à ses saints, et (re)prendre le contrôle de Jérusalem. Le registre inférieur de l’enluminure ferait alors figure de promesse : il assure à ceux qui renoueront avec l’« esprit de 1095 » le même soutien de la part des troupes célestes que celui reçu par les croisés devant Antioche.
Le message véhiculé par la réunion de l’enluminure et du poème de Huon de Saint-Quentin ne se réduit pas à un appel, aussi fort soit-il, à l’organisation d’une nouvelle croisade. Il ne peut être apprécié dans toute sa portée que si ses supports sont replacés dans leur contexte et, en l’occurrence, étudiés à la lumière des images des folios précédents. Les choix retenus pour le décor du manuscrit contribuent à célébrer le don du Christ, son sacrifice et sa résurrection, et ils alimentent un discours édifiant. Ce dernier repose sur la dénonciation de vices tels la jalousie qui animait Caïn (f° 2v°), Jacob (f° 5v°) ou les frères de Joseph (f° 3v°) et 4v°), l’amour de l’argent qui habitait ces derniers autant que le mauvais riche de la parabole (f° 16r°), ou encore Judas qui vendit le Christ au prix d’un esclave (f° 18v°), ou l’orgueil du pharisien méprisant le publicain qui priait dans le temple (f° 17v°).
S’il prend une tonalité particulière quand on reproche à certains leur « décroisement » en pointant leur préférence pour leurs intérêts et leurs biens en Occident, il se veut, par opposition, exaltation de la miséricorde, de la charité et de l’humilité. Le Christ qui pardonne à la femme adultère (f° 17v°), prête attention à Zachée (f° 13r°) ou lave les pieds de ses disciples (f° 15v°) incarne ces vertus. Les saints témoignent, après lui, de la possibilité de vivre en imitant son modèle et deviennent, ipso facto, des exemples dont la valeur croît encore quand l’existence terrestre, déjà marquée par la consécration à Dieu, s’achève par le martyre. Le propos moralisateur réunit fidèles des xiie et xiiie siècles et héros de la foi du passé dans une même histoire marquée par le péché originel et la chute. Il les inscrit, ensemble, dans la perspective de la fin des temps et du Jugement dernier évoqué aux folios 44r° et 45r°.
Considérer l’enluminure qui orne le folio 43r° permet en effet de dépasser l’instant de la séparation des élus et des damnés, et de préciser encore le sens de l’image de l’actuel folio 1. Elle évoque la mort du roi Saül, abandonné par Dieu, et de ses fils, l’onction de David par Samuel, la construction du temple par Salomon et, enfin, le geste de Judith qui, en tuant Holopherne, délivra Israël du danger assyrien. Elle est à associer aux représentations d’Abraham recevant les trois anges venus lui annoncer la naissance prochaine d’Isaac (f° 5v°), de la révélation des dix commandements à Moïse (f° 7r°) ou de l’arche de l’alliance traversant le Jourdain pour pénétrer en Canaan (f° 6v°). Elle contribue à souligner le lien unissant Dieu à son peuple, celui auquel il a donné une terre – la « terre de promission » glorifiée par Huon – et des princes destinés, s’ils demeuraient fidèles, à transmettre leur pouvoir à leurs fils jusqu’à la fin des temps. L’Église, remplaçant Israël, est désormais le peuple de Dieu, mais Jérusalem demeure. Elle est la capitale choisie par David, la cité du Temple, la ville qui chassa le Christ puisque celui-ci refusait la couronne et l’établissement d’un royaume terrestre, mais aussi celle dont il faut que les chrétiens soient maîtres pour que puisse survenir ce que ceux-ci appellent de leurs vœux : le retour glorieux du Fils de Dieu sur le mont des Oliviers et l’avènement de la Jérusalem céleste où les élus pourront éternellement contempler Dieu face à face.
Dans la Complainte de Jérusalem contre Rome, l’échec de la cinquième croisade nourrit les critiques et alimente la colère de Huon de Saint-Quentin. Ce dernier dénonce l’attitude de la papauté, pointant autant l’action du légat Pélage en Égypte que la possibilité offerte par le clergé de racheter ses vœux qui a conduit nombre de guerriers à se « décroiser ». Il appelle ainsi à l’organisation d’une nouvelle expédition militaire dirigée vers la Terre sainte, lieu de l’Incarnation, et surtout vers Jérusalem, cité de la Passion. En un temps où certains s’interrogent sur l’intérêt de la croisade, Huon insiste sur le devoir de libération de la Ville sainte qui, pour lui, relève de la vengeance. Le contrôle de Jérusalem est aussi une nécessité dans l’économie du salut. Il est en effet l’une des conditions de la Parousie : le Christ, revenant dans sa gloire, jugera tous les hommes, mais il accueillera aussi au Paradis ceux qui, imitant l’exemple de Georges et de Démétrius, auront défendu sa cause.