La route… Que d’images vous viennent à l’esprit à l’énoncé de ce seul mot ! Route de la soie, route 66, route des vins, nationale 7… L’une, simple et peut-être plus prosaïque, s’impose cependant, bien sûr, celle de la voie de communication qui relie deux points dans l’espace. Et puis apparaît le chemin comme un but : celui de Compostelle, la Voie sacrée, les pérégrinations des Hébreux dans le désert, et Abraham qui doit tout quitter pour un ailleurs que l’Éternel lui indiquera, que le Chemin lui fera découvrir. Et si la route était l’ultime nom divin, celui qui nous force à nous mettre en mouvement, à nous dépasser, à enfin sortir de notre Égypte intérieure pour être celui ou celle que notre Créateur rêve que nous soyons ? La route comme notre moteur.
J’aime l’idée de Dubito ergo Deus est, selon Descartes, résumé de Dubito ergo cogito, cogito ergo sum, sum ergo Deus est, car c’est de notre doute que vient l’idée de Dieu. Or la route, tracée depuis toujours, nous libère du doute. Mais pas du doute de savoir si c’est le bon chemin ou non. En fait, il existe toujours un doute fondamental dans les décisions des hommes qui laisse toujours une place à Dieu. Une incertitude, un hasard, quelque chose qui nous offre de pouvoir nous tourner vers Celui qui sait. La route diminue le doute, mais elle ne peut pas l’éteindre.
Quand on prend la route, on quitte un endroit. Et d’ailleurs, « endroit », en hébreu Makom, est l’un des noms de Dieu, car Il est l’endroit du monde. Un chemin nous fait toujours quitter quelque chose, quelqu’un ; on chemine et on se dirige vers autre chose, vers un ailleurs, fait d’espérance, de curiosité, de promesse. Ce sera peut-être de la détresse, mais nous ne le savons pas encore… Prendre la route, c’est donc partir, quitter la quiétude d’un foyer, la chaleur d’une famille, d’une patrie parfois, pour un ailleurs incertain, peut-être dangereux : quitter la France pour le Mali, pour l’Afghanistan, pour tous les théâtres d’opérations… C’est aussi, souvent, laisser derrière soi la désolation, la servitude et la déréliction pour avancer vers une terre d’accueil, une terre promise, une espérance de renouveau : ainsi les Hébreux fuyant l’Égypte derrière Moïse, ou toutes ces populations dévastées par la guerre ou la famine, par le malheur, la pauvreté, cherchant ailleurs un avenir meilleur.
Derrière cette idée de fuite d’Égypte, que l’imagerie populaire a conservée, il y a les commentaires rabbiniques qui refusent d’envisager un abandon, une débâcle ou même une évasion. C’est lors de la sortie d’Égypte qu’il est dit dans le texte biblique que « pas un chien n’éleva la voix », comme si même les animaux percevaient le côté miraculeux de ce qu’il se passait. Car c’est avec l’accord de Pharaon et avec les richesses que les Égyptiens leur devaient que les Hébreux s’en vont. Il ne s’agit pas d’une dé-route, mais d’un passage. Et c’est justement le nom hébreu de la fête de Pâque, Pessah, « le passage », que l’on peut décomposer en Pé, « la bouche », et Sah, « qui raconte ». Nous découvrons alors une nouvelle interprétation de la route, celle de dégager du sens par le récit. Une route, un chemin et un périple ne valent que par le récit que nous transmettons à nos enfants et aux enfants de nos enfants. Elie Wiesel affirmait que « vivre une expérience et ne pas la transmettre, c’est la trahir ». Ne trahissons-nous pas nos routes et nos chemins, nos itinéraires et nos destins en ne les chantant pas aux générations suivantes ?
Partir, c’est cheminer sur la route, rencontrer l’Autre, se confronter à l’altérité, à la différence, l’accepter, la comprendre, l’admettre, sans quoi la route deviendrait une impasse. C’est faire face aux difficultés de l’avancée, mais conserver l’intime conviction que le bout du chemin sera un accomplissement. Tant de professions considèrent que la formation de l’impétrant n’est pas achevée tant qu’il ne prend pas la route. C’est bien que celle-ci offre une forme de vérité par la rencontre. Ces mêmes rencontres que Kessel décrit de façon si lumineuse dans Les Cavaliers où son amour de l’Afghanistan et de ces contrées si différentes n’a d’égal que son verbe qui décrit les routes et les paysages, les hommes et leurs efforts de vie. Encore et encore. Encore et toujours.
C’est justement de la force de la régularité du passage des hommes que la route existe. Il y a un miracle à faire sien un chemin que d’autres ont su emprunter et donc créer, mais à malgré tout rester maître de sa destinée. C’est ce sentiment qui disparaît lorsque nous ratons une sortie d’autoroute et que nous sommes condamnés à rouler vingt kilomètres de plus avant de faire… demi-tour. Les trois cents premiers kilomètres avaient un sens, les vingt derniers non. La route n’est plus mienne. Et encore, dans mon exemple, il y a le biais de l’autoroute, qui est une route… privée. La liberté associée à la route s’estompe sur une route où il faut payer. Car la liberté ne s’achète pas.
En hébreu, la Loi se dit Halakha, « la marche ». Incroyable que ce qui semble nous enfermer, nous limiter, la règle, nous place en réalité en situation de mouvement et donc d’évolution. C’est précisément ce qu’il se passe sur la route où nous semblons enfermés par l’itinéraire alors que notre déplacement change toutes les données de notre vie. C’est ce que la sagesse populaire a conservé avec le dicton : « Celui qui change d’endroit change de destin. » La loi juive est donc une marche vers l’accomplissement et non une exégèse de textes jaunis. Ce mot est formé de halakh, « il marche », et de la lettre hé indiquant la transcendance, la direction. C’est, pour chacun de nous, le Lekh lekha, le « Va pour toi » d’Abraham. Ce dernier répond à l’appel divin de tout quitter, mais il doit réinvestir le chemin déjà accompli par son père. Oui, redéfinir le sens de cette route. Car si son père fuyait la colère du roi Nemrod, Abraham, lui, doit faire le choix de se mettre en marche, volontairement, et surtout sans destination précise, « vers une terre que Je t’indiquerai » propose Dieu. La route comme horizon, ou plutôt la promesse d’une promesse. La Route est la promesse. Et si la légende a pensé salir ou punir par son errance le « Juif errant », qui a dit qu’il erre alors qu’en fait il avance sur la Route ?
Marcher, progresser… Comment ? Prendre la route, c’est aller vers un ailleurs. La Terre promise que les Hébreux ont atteinte après quarante ans de difficile progression, c’est aussi la terre d’accueil que les migrants espèrent, c’est aussi parfois le terrain d’opérations que les soldats rejoignent pour défendre les idéaux qui forgent la sincérité et la sécurité de notre vie en commun, ici en France. La Route, au plan individuel, c’est la destinée de chacun ; nous « tombons » tous un jour du nid pour avancer dans la vie, faire la rencontre de l’Autre et nous accomplir. Et pour s’appliquer à rejoindre ce que tous les croyants savent être notre Terre promise. Et pourtant, que de fausses routes, que de tâtonnements, d’erreurs et de regrets… Il semble plus simple de demander, de suivre les rails de la vie que d’autres veulent choisir pour nous. Mais c’est là que la sagesse d’un vieux sage, rabbi Nahman de Braslav, vient nous éclairer : « Ne demande pas trop ton chemin, car tu risquerais de ne pas te perdre. » En une phrase, il nous explique que dans la vie il n’y a pas de fausse route ; il n’y a que des chemins de traverse qui nous offrent de nous retrouver. La Route nous ouvre à l’Autre et à nous-même. À celui que nous pourrions devenir, ou plutôt advenir. Et c’est peut-être le plus difficile.