Un pied devant l’autre, gauche, droite, gauche, droite… La marche debout est l’une des caractéristiques fondamentales de notre humanité. Elle marque le passage du bébé au jeune enfant ; elle est le prolongement de notre station debout. Elle structure une part importante de notre pensée et de notre représentation du monde, signifiant le mouvement, l’avancée, l’avenir, la progression, jusqu’à entrer dans le vocabulaire politique. Elle se différencie de la station debout en ce qu’elle procède d’un déséquilibre fondamental : pour marcher, l’humain projette une jambe devant lui, ce qui l’installe dans un mouvement de balancier qui implique de projeter son autre jambe devant lui et ainsi de suite.
Les anthropologues relient l’augmentation de la taille du cerveau des hominidés et les bouleversements cognitifs qui en découlent au passage à la station debout et à son corollaire, la marche. Libérant leurs membres supérieurs et leur permettant ainsi de manipuler des outils en même temps qu’ils se déplacent, celle-ci a facilité leur installation sur des territoires de plus en plus vastes. Par la suite, et pendant des millénaires, elle a été le seul moyen de déplacement de l’immense majorité des populations, rares étant les personnes assez fortunées pour posséder une monture. Ce n’est qu’à partir du xixe et surtout au xxe siècle, avec l’avènement du transport individuel et collectif de masse, que la marche a pu devenir une activité choisie et non plus seulement subie. Chemin de fer, automobile, autocar, vélo, moto, avion ont profondément modifié le rapport de l’homme à cette pratique.
Pourtant, les raisons qui nous lancent aujourd’hui sur les routes et les chemins, voire hors des chemins, n’ont pas fondamentalement changé. Quelle que soit sa motivation, la marche est une rupture d’avec le quotidien. Elle nécessite de la légèreté (plus ou moins selon les conditions), convoque à la fois une certaine technicité et un grand dépouillement. C’est le mode de déplacement le plus simple et le plus exigeant physiquement, qui permet, plus que toute autre méthode de locomotion, l’improvisation, les changements, l’adaptation au milieu. La marche n’est pas une promenade ; elle est plus longue, plus lointaine, plus radicale.
D’hier à aujourd’hui, et malgré les évolutions technologiques dans le domaine des transports, il est possible de retenir trois motivations principales qui jettent les humains sur les routes, sans qu’il ne soit vraiment possible ni pertinent de chercher à les hiérarchiser. La marche peut être utilitaire, mais elle est aussi un besoin de se transformer intérieurement, et un moyen d’exploration.
Si, dans les pays industrialisés et pourvus de nombreux transports individuels et collectifs, la marche est essentiellement devenue un loisir, elle reste une contrainte utilitaire et un moyen de transport nécessaire pour accéder à des ressources matérielles (eau ou nourriture par exemple) ou immatérielles (école ou lieu de culte) dans de nombreux pays moins développés. Le marcheur qui se rend dans ceux-ci pour randonner y est vu comme un original, qui a le temps et les moyens de transformer une corvée en loisir. Une réaction que l’on trouve aussi dans des endroits où le transport automobile est courant, mais où la population n’a jamais eu l’occasion ou les moyens de prendre du temps pour arpenter son propre territoire pour le plaisir. Le randonneur se voit alors continuellement proposer d’être pris en stop jusqu’à sa destination finale par des habitants perplexes devant son désir de marcher. Venir de si loin pour arpenter nos pires chemins ? Quelle drôle d’idée… C’est à ces réactions que l’on mesure le changement fondamental de statut du marcheur, pauvre lorsqu’il n’a pas accès à d’autres moyens de transport mécaniques, riche lorsqu’il peut faire le choix de s’en dépouiller.
Mais il reste, dans les pays industrialisés, une population qui garde un rapport particulier à la marche : les militaires. Pour eux, elle conserve son antique fonction de mode de déplacement fonctionnel et quotidien, tout en étant dans le même temps un entraînement qui forme et entretient corps et esprit, y compris sur le plan collectif au sein d’une unité. Peu nombreux sont ceux qui la pratiquent en loisir pendant leurs années de service. Elle reste le dernier moyen d’accéder à un espace de conflit, d’exercer une emprise et une forme de contrôle sur un territoire : on atteint puis on quadrille une zone, on la traverse, on y effectue des rondes… On ne s’y rend pas sans but défini. Marcher sur un territoire, lorsqu’on est militaire, c’est y exercer une forme de souveraineté. Elle matérialise une volonté politique, déclinée en action militaire. Elle engage les soldats dans une chaîne de décisions et de responsabilités qui se traduisent, sur le terrain, par cette action de marche en groupe. Elle est héritière de siècles de déplacements de troupes, glorieuses ou défaites, qui ont traversé les continents au rythme des conflits. Elle est collective, grave, parfois douloureuse.
Le soldat contemporain marche chargé, dans une épreuve physique d’où la beauté de la route peut tout de même surgir par effraction, par surprise et lors de moments exceptionnels. Les récits qui en sont faits parlent de longueur, d’épreuve physique, de nuit, d’aubes dangereuses, de marches où l’attention est portée sur le danger et non sur les qualités esthétiques du territoire traversé ou sur l’introspection, même si les deux sont accessibles par moment. Le soldat de Sentinelle, qui arpente des jours durant les rues de notre pays, expérimente également une forme de marche utilitaire, qui requiert les mêmes qualités d’observation et d’anticipation du danger. Cette marche urbaine, qui semble aux yeux du profane parfois piétinante et sans ligne directrice, est pourtant le contraire d’une errance. Si les militaires ne sont certainement pas les derniers de nos régions développées à pratiquer la marche dans un but professionnel et utilitaire, ils en sont certainement le contingent le plus visible et le plus symbolique, convoquant un imaginaire partagé autour de la douleur et de l’effort collectif.
Pourtant, chaque année, des milliers de personnes prennent la route, sac au dos et bâton en main, de façon volontaire et sur leur temps libre. Pourquoi marchent-elles ? Ces hommes et ces femmes qui se mettent en mouvement par plaisir et loisir puisent souvent leur pratique dans une fonction très ancienne, celle de la marche transformatrice voire rédemptrice, celle qui change intérieurement le marcheur tout au long du chemin. Celle qui peut être un outil d’aide à la décision ; un temps de transformation personnelle. Il est fréquent de se lancer sur la route lorsque l’on a besoin de trouver de la clarté dans sa vie ou de faire des choix. Beaucoup de marcheurs rentrent de ces longues randonnées l’esprit apaisé, en capacité de prendre des décisions qui auraient été plus difficiles auparavant, parce qu’ils ont pris une hauteur de vue leur permettant un meilleur discernement.
Le balancement des pas sur le chemin, dans le silence ou les chants, la solitude ou le groupe, amène l’esprit à se détacher de cette action répétitive et quasiment automatique pour vagabonder vers d’autres pensées. La marche fait alors progresser la réflexion personnelle, intellectuelle ou spirituelle. L’esprit s’agite et passe d’une idée à l’autre, balaie les préoccupations, les soucis, les réflexions, dans une forme de tourbillon et de magma qui peut sembler très loin d’une réflexion structurée. Mais il travaille et sédimente. Sans en avoir conscience, le marcheur, au rythme régulier de ses pas, tamise son esprit : ce qui doit disparaître s’échappe dans l’air du chemin, ce qui doit rester se pose au fond du cœur et de l’esprit. Et au bout de la route, les idées importantes sont tranquillement disposées, prêtes à être structurées et utilisées.
Ainsi peut s’expliquer la fonction très ancienne du pèlerinage, que l’on retrouve déjà dans les vestiges archéologiques préhistoriques comme dans l’ensemble des religions du monde, de la Grèce antique aux religions asiatiques et à l’ensemble des civilisations bibliques. Cette marche religieuse peut être courte, vers un sanctuaire proche auquel les fidèles se rendent en procession, ou bien longue de plusieurs centaines ou milliers de kilomètres, traversant les continents. C’est une marche d’abord intérieure, porteuse d’une fonction rédemptrice et purificatrice, à la fois individuelle et collective. Le pèlerin se transforme en marchant et porte dans son cheminement les intentions de ceux qu’il a laissés derrière lui. Autrefois imposé, notamment à ceux qui devaient réparer des fautes lourdes, le pèlerinage, par son caractère expiatoire, porte cette fonction transformative.
Si la pratique du pèlerinage perdure encore aujourd’hui, le lien avec une action cultuelle classique s’est distendu et l’on trouve sur les chemins des grands pèlerinages anciens, comme celui de Compostelle par exemple, nombre de marcheurs qui ne sont pas pratiquants. Viennent y marcher des gens qui, seuls ou en groupe, cherchent un temps de retrait du rythme du monde, de quête intérieure, de méditation, de transformation spirituelle et physique. Une forme de dépouillement extérieur et intérieur ainsi que la connexion, souvent inconsciente, avec une généalogie immense de pèlerins dans laquelle chacun d’entre eux vient ajouter ses pas. La dimension patrimoniale et identitaire des grands chemins de pèlerinage, quelle que soit la religion concernée, est fondamentale.
Certains grands chemins de randonnée, qui n’ont rien de spirituel, exercent également ce type de fonction à la fois transformatrice et identitaire, parce qu’ils ont été consacrés par de nombreux marcheurs au cours des années. Celui qui s’y lance sait que les sacrifices physiques qui lui seront demandés seront récompensés par la beauté des paysages, le sentiment d’accomplissement d’un défi physique, l’inscription dans une lignée de « ceux qui l’ont fait ». Les grands sentiers trans-américains ou néo-zélandais, qui attirent des randonneurs expérimentés du monde entier, mais également des itinéraires difficiles et peu parcourus du continent européen, dans les montagnes alpines et pyrénéennes comme dans les vastes étendues isolées du Nord de l’Europe, sont des destinations privilégiées.
La dimension physique de la transformation par la marche est également importante. Une longue route est une épreuve qui modifie le corps par petites touches, qui l’assèche, le muscle, l’affûte au long des jours. La résistance à la douleur musculaire, aux intempéries ou à la fatigue en font une mécanique de plus en plus épurée et résistante.
Concomitamment ou non avec cette fonction transformatrice, la marche est également l’instrument le plus commun et le plus pertinent de l’exploration. Il peut sembler incongru aujourd’hui de parler de marche exploratoire dans un monde fini, dont les satellites ont déjà photographié chaque centimètre carré, où il n’existe quasiment plus de zones « blanches » à découvrir et à peine quelques zones « grises » où l’humain s’aventure rarement. Pourtant, marcher sur ou hors des sentiers continue d’être une activité d’exploration personnelle.
Même s’il emprunte des chemins et des itinéraires très connus, le marcheur le découvre avec ses propres sensations, ses yeux neufs, et l’explore ainsi intimement. Il n’est jamais le même, parce que la lumière change, que l’air bruisse différemment… Chacun y construit son expérience. L’exploration peut aussi démarrer au détour d’un sentier, quand le marcheur décide soudain de cesser de suivre la piste balisée pour se lancer dans une orientation et un itinéraire plus personnels, à partir de la cartographie ou d’un azimut. La nouveauté et l’inconnu pimentent alors la marche ; la route se construit au fil de l’eau, sans savoir si la trace repérée sur la carte existera toujours quand on y arrivera, ou si la tenue de l’azimut sera possible sur un terrain inconnu et changeant. Une randonnée sur le territoire français où le paysage est profondément façonné par l’activité humaine, où tout est nommé précisément, où chaque kilomètre est ponctué d’un vieux mur, d’un lavoir ou d’un calvaire, d’un village, de champs ordonnés, de troupeaux, de routes et de chemins, peut tout de même devenir une exploration si l’on y marche avec l’esprit ouvert à la découverte et à l’émerveillement.
Il existe aussi des possibilités d’exploration plus radicales, lorsque l’on se rend dans des territoires plus éloignés ou très différents de son espace quotidien. Marcher dans un paysage qui ne ressemble en rien à celui dans lequel on a grandi est une exploration. C’est le cas dans les étendues très peu peuplées des zones géographiques extrêmes de la Terre, où les populations non sédentaires ne laissent que de rares traces : sans route, sans habitat, sans aucune présence humaine à des dizaines de kilomètres à la ronde, le marcheur entre dans une forme de découverte d’une nature différente et convoque un rapport au terrain très particulier. On y cherche des traces infimes, un sentier à peine discernable dans un sol de cailloux et de mousse, la trace d’un foyer, les signes presque invisibles d’une présence humaine nomade millénaire. Ce sont alors des émotions nouvelles, le sentiment d’être le premier humain à découvrir cette terre. L’exploration est autant extérieure qu’intérieure, et peu importe que des satellites quelques kilomètres au-dessus de nos têtes soient en mesure d’en photographier chaque arpent… L’immensité vide et parcourue par les vents est un appel irrésistible à la marche.
Par son rythme nécessairement plus lent que celui offert par les transports modernes, la marche permet de redécouvrir le monde avec nos cinq sens ainsi que d’expérimenter des rencontres avec les occupants, humains ou animaux, d’un territoire. Même en solitaire, la marche est tout sauf une activité isolée. Celui qui arpente un territoire y est repéré par la faune sauvage tout comme par les animaux domestiques, qui souvent avertissent de son arrivée. Les habitants travaillant dehors, en montagne ou dans les campagnes, de même que les yeux qui suivent le randonneur traversant un village depuis les fenêtres des maisons, sont autant de rencontres potentielles et de discussions qui permettent de mieux comprendre le paysage et son histoire, ses habitants, ses particularités. Le marcheur explore son environnement tout autant qu’il est un objet d’attention. Le rythme lent de sa progression donne lieu à un apprivoisement mutuel, favorisé par les besoins du marcheur qui demande parfois de l’eau, un endroit où coucher, un renseignement.
Solitaire ou en groupe, la marche est toujours une découverte singulière et l’expérimentation d’une forme d’exploration et d’apprivoisement, par soi-même et ses sens, d’un territoire et de ses habitants. La marche permet de se laisser envahir par des sons, des odeurs, une ambiance. De se laisser habiter par l’endroit dans lequel on chemine.
Cette exploration intime se matérialise avec force lorsque l’on revient, même des années plus tard, dans un endroit où l’on a marché au long cours : le souvenir du terrain et des sensations vécues est d’une prégnance beaucoup plus grande que pour les territoires parcourus avec des moyens de locomotion plus rapides.
Utilitaires, transformatrices ou exploratrices, tous les types de marche se croisent sans forcément s’opposer frontalement. En témoignent ces cols de montagnes alpines où randonneurs, militaires et parfois migrants peuvent se croiser dans le même espace, chacun marchant sur les mêmes sentiers, portant ses objectifs propres. Chacun peut expérimenter la transformation intérieure et l’exploration d’un territoire dans la même marche.
Quels qu’en soient le but ou le sens, chaque marche est d’abord un rapport personnel entre le marcheur et le territoire dans lequel il évolue. Que ce soit pour le contrôler et le dominer, pour l’explorer ou l’arpenter dans une démarche de transformation intérieure, le terrain est indispensable à la marche et il est le partenaire premier de celui qui la pratique.