« You will be a minister of death praying for war »
sergent instructeur Hartman (Full Metal Jacket)
C’était pratiquement devenu un rituel le mercredi après-midi, alors que je me retrouvais seul à la maison parce que je n’avais pas cours au lycée. Je choisissais l’une des cassettes vhs dont l’étiquette était parsemée de titres de programmes rayés, mais dont le seul encore lisible était celui de l’un de mes films préférés, et je me plongeais dans des images et des dialogues connus par cœur. Dans ma collection ne figuraient pratiquement que des œuvres pacifistes sur la guerre du Vietnam : Full Metal Jacket, Good Morning Vietnam, Né un 4 juillet, Apocalyse Now et surtout Platoon. Ce dernier restera toujours mon favori et a sans doute joué un rôle particulier dans la découverte de ma vocation militaire. Bien sûr, je connaissais et j’avais vu d’autres films de guerre, notamment les grands sur la Seconde Guerre mondiale. Mais ils ne me parlaient pas de la même façon, je n’y étais pas attaché pareil, sans doute parce que j’arrivais moins à m’identifier aux personnages. Celui de Chris Taylor, héros principal de Platoon, avait en revanche toutes les caractéristiques pour être adopté d’emblée par l’adolescent que j’étais : ni trop niais ni trop sûr de lui, épris d’idéaux humanistes, à l’histoire et au physique simples. Il était aisé de s’imaginer dans la peau d’un Taylor, débarquant fraîchement et innocemment dans l’enfer de la guerre. Et sa métamorphose, au centre du film, me semblait avoir quelque chose de prophétique.
Je n’avais pas trop conscience à l’époque de la nature profondément pacifiste de ces films sur le Vietnam, je n’y voyais que des scènes de guerre ou de vie militaire, tantôt exaltantes, tantôt violentes et cruelles, et ces projections nourrissaient peu à peu mon désir de porter l’uniforme. Mais je me demande aujourd’hui pourquoi ce sont justement les réalisateurs qui dénoncent la guerre et sa violence extrême qui ont le plus révélé ma vocation. En quoi le pacifisme affiché de ces films entraînerait paradoxalement la naissance d’une vocation militaire ?
Après une vague timide d’œuvres cinématographiques sur le Vietnam dans les années 1970 fondées sur les codes du western ou du film de guerre traditionnel, les années 1980 furent l’occasion pour des réalisateurs et des scénaristes qui avaient vécu personnellement le conflit d’aborder le sujet par le prisme du ressenti du combattant1. Le caractère pacifique de ces films était assumé, et certains réalisateurs en ont payé les frais : Oliver Stone s’est vu refuser le financement de Platoon par le Pentagone, qui jugeait le scénario incompatible avec l’image de l’armée (les scènes de meurtre et de viol de villageois, de meurtre de soldats américains entre eux et d’usage de drogues ont été les motifs de refus)2, tout comme Stanley Kubrick pour Full Metal Jacket et Francis Ford Coppola pour Apocalypse Now – le matériel militaire nécessaire au tournage a dû être déniché par voies détournées. Du point de vue institutionnel, ces films n’étaient donc pas considérés comme des opportunités pour gonfler les chiffres du recrutement. Pourtant, les vétérans marquèrent à la sortie de ces films leur contentement de voir enfin leur guerre être filmée comme ils l’avaient vécue3. Et Samuel Fuller, écrivain et réalisateur américain, s’exclama lors de la projection de Full Metal Jacket que c’était « un de ces damnés films de recrutement ! » et expliqua sa crainte qu’il encourage des adolescents à s’engager pour les guerres du futur4.
Anthony Swofford, ancien Marine et auteur de Jarhead5 sur son expérience lors de la première guerre du Golfe, qui donna lieu à une adaptation cinématographique éponyme, confirmait dans son livre la crainte de Samuel Fuller : « Les films antiguerre ont échoué. […] Il paraît que de nombreux films sur le Vietnam sont antiguerre, que leur message est que la guerre est inhumaine. Mais dans les faits, ces films sont pro guerre, quels que soient leurs prétendus messages, quelles que soient les intentions de Kubrick, Coppola ou Stone. » Et il explique le phénomène par le fait que « les images filmées de mort et de carnage sont de la pornographie pour militaires ». Lui-même, « en tant que jeune homme nourri aux films sur le Vietnam, a envie de munitions, d’alcool et de drogue ». C’est donc par une scène de jubilation des Marines devant la célèbre charge d’hélicoptères sur fond de Wagner d’Apocalypse Now que s’ouvre Jarhead.
Sans aller jusqu’à la fascination perverse pour les images de violence guerrière exprimée par Swofford, il apparaît clairement – il suffit pour cela de lancer le sujet en discussion de popote ! – que ces films des années 1980 et 1990 sur le Vietnam ont inspiré bon nombre de militaires. Leur caractère pacifiste n’a pas joué son rôle de prévention, si tant est que le but fût de décourager les jeunes générations de porter l’uniforme.
Car en voulant montrer l’horreur de la guerre et en accuser la folie profonde, les réalisateurs pacifistes sont obligés de passer par ce qu’il y a de plus grand dans l’âme humaine : le don de soi. Chris Taylor, le personnage principal de Platoon, est volontaire pour combattre au Vietnam. Tout comme Ron Kovic dans Né un 4 juillet, dont le fervent patriotisme le pousse à s’engager dans les Marines et à partir pour le Vietnam. Tous deux sont des jeunes gens à la jeunesse dorée promis à un brillant avenir qui font le choix de renoncer à leur confort pour s’offrir aux affres du combat, à l’image de la propre expérience d’Oliver Stone. Peu importe leur revirement, peu importe leur dégoût de la guerre à la fin des films, leur geste initial demeure d’une beauté que rien ne peut ternir pour le jeune spectateur qui y est sensible.
Cette tragédie du don de soi se retrouve également dans de nombreuses scènes de combat, dans des contextes plus ou moins différents. Dans Platoon, l’anthologique scène du sergent Elias tombant à genoux en levant les bras vers les hélicoptères a hanté mon adolescence plus que de raison. La corde romantique et mélancolique du sacrifice, en l’occurrence totalement injuste, vibrait à plein. La folie du geste de l’infirmier à la fin de Full Metal Jacket résonnait également en moi de manière particulière : au mépris du tireur de précision tenant la rue et finalement au prix de sa vie, il se lance au secours d’un camarade blessé. Geste inutile, presque stupide tant l’issue est certaine, mais tellement empli de courage et d’humanité. Toutes ces situations de combat me semblaient relever d’un privilège particulier réservé à des hommes élevés de leur condition première pour devenir des héros. Je ressentais une forme de romantisme face à l’exclusion de ces soldats ayant connu le feu, ceux « qui savent », ceux qui sont incompris à leur retour au pays, ceux qui ont « le regard à l’horizon. Un Marine a ça quand il a fait du merdier trop longtemps. C’est comme… c’est comme s’il avait vu plus loin. Je l’ai. Tous ceux qui ont été au feu ont ça. Et tu l’auras »6.
Un autre aspect commun à tous ces films est le parcours individuel des personnages. Là où ceux évoquant la Seconde Guerre mondiale étaient des fresques historiques décrivant les campagnes de grandes unités, avec de multiples personnages évoluant dans chaque camp, ceux consacrés à la guerre du Vietnam dans les années 1980 descendent à l’échelle de la section ou du groupe de combat et se concentrent sur le drame vécu par le simple soldat. On sort de l’Histoire pour entrer dans la psyché. En ce sens, ces œuvres respectent quasiment toutes le même schéma narratif. Que ce soit dans Platoon, Né un 4 juillet, Full Metal Jacket ou encore Good Morning Vietnam, le héros principal perd son innocence et est livré à un combat intérieur. « J’en suis sûr maintenant que j’y repense, nous ne nous sommes pas battus contre l’ennemi, nous nous sommes battus contre nous-mêmes », livre aux spectateurs Chris Taylor lorsque l’hélicoptère l’évacue à la fin du film. L’exploration de l’intimité des soldats, de leur conscience torturée face à la cruauté des hommes et du destin, plonge le spectateur dans une expérience de guerre plus efficacement que n’importe quelle fresque historique. Et les horreurs que ces combats intérieurs sont censés révéler au grand public n’ont pas pour effet de dégoûter de la guerre les personnes dont l’appel intérieur s’est déjà fait sentir, bien au contraire. Les jeunes gens sensibles au romantisme militaire ne verront dans ces luttes psychologiques qu’un dépassement de soi, une élévation de l’être par le franchissement de limites qui n’en sont plus. Ils seront séduits par la dureté des corps et des mots, et par la richesse des cœurs.
Il faut dire que l’ambiance musicale facilite le phénomène d’attachement émotionnel. Platoon marque en cela un tournant majeur à Hollywood pour les films de guerre en général et les scènes de combat en particulier. L’habitude était à la musique typée militaire, avec prédominance des percussions et des bois. Nous avons tous en tête ces airs mythiques des grands films sur la Seconde Guerre mondiale, avec tambours, caisses claires et sifflotements, qui traduisent à eux seuls les images d’élan patriotique et de joyeuse discipline avec lesquelles les troupes alliées sont censées avoir vaincu. Alexandre Desplat en a d’ailleurs brillamment imité le style dans sa bande originale de la comédie dramatique Monuments Men en 2014. Mais pour Platoon, Oliver Stone voulait une musique dramatique, profonde et lancinante, afin de traduire la souffrance des soldats face à leur destin dans la jungle vietnamienne. Il commanda au compositeur français Georges Delerue une œuvre dans le style du célèbre quatrième adagio pour cordes de Samuel Barber, qu’il utilisa provisoirement pour son montage. Georges Delerue enregistra un très beau morceau pour orchestre symphonique qui annonce déjà le magnifique Concerto de l’adieu qu’il composera pour le film Diên Biên Phu en 1992, mais Oliver Stone ne l’utilisa que partiellement, ne pouvant finalement se défaire de l’adagio pour cordes. Ces deux œuvres, lentes et mélancoliques, collent à merveille aux images terribles du film, notamment lors de l’attaque et du pillage du village vietnamien, ou encore lors de la mort du sergent Elias.
Dans Né un 4 juillet, Oliver Stone utilise également le décalage entre scène de combat et musique dramatique pour ajouter au tragique de la narration. Pour la scène de combat où Ron Kovic est blessé, le grand John Williams compose une superbe tirade dont la partition de cordes reste inlassablement en mémoire, et la musique devient quasiment omniprésente alors que l’hélicoptère s’écrase et que les soldats tombent un à un. Cette technique est devenue pratiquement un passage obligé ; tous les films de guerre ont depuis leur scène de combat où tout disparaît hormis les images et la musique afin de susciter l’émotion chez le spectateur. Car le procédé est efficace : la musique souligne la beauté inhérente au combat, sa part mélancolique et son caractère sacrificiel, alors que les mêmes scènes, crues et sans arrangement, ne renverraient que ce qu’elles sont : des images de violence. Un réalisateur voulant réellement avoir un effet pacifiste devrait se passer de musique…
Ces œuvres dites pacifistes, dans la mesure où elles condamnent les horreurs d’un conflit qui a traumatisé une génération de combattants américains, ne le seraient donc que pour ceux qui ont vécu ce conflit. Les récits des souffrances et des sacrifices des combattants semblent destinés à inspirer la relève plus qu’à la dégoûter. Cela me remet en mémoire la mésaventure d’un camarade de lycée militaire, à la fin des années 1990, qui avait assisté à une conférence d’Hélie de Saint Marc. À la fin de l’intervention de ce dernier, il s’était levé et avait exprimé son admiration, disant qu’il aimerait avoir un destin similaire au sien. Hélie de Saint Marc s’était alors énervé, lui expliquant qu’il n’avait rien compris : le récit de sa vie était censé alerter les jeunes générations et prévenir l’avènement de tragédies similaires, non susciter l’envie ; sa vie avait été un cauchemar et il ne voulait être un exemple en rien.
L’anecdote peut prêter à sourire, mais elle est révélatrice à mes yeux de cet effet de séduction des récits de guerre et de sacrifice auprès de la jeunesse. Les films ont en ce sens une place particulière dans les prises de conscience de vocations naissantes. Je n’en ai aucune preuve, je n’ai mené aucune étude sociologique sur le sujet ; je prétends pourtant que mon cas est loin d’être isolé. Avant même la littérature, le cinéma est sans doute ce qui anime le plus les discussions entre militaires ou entre jeunes rêvant de porter l’uniforme lorsqu’ils évoquent les représentations du métier des armes. Les récits de combat, qui peuvent être décrits et mis en scène au cinéma, nous servent avant tout à nous projeter mentalement dans des situations similaires pour tenter d’y questionner nos propres capacités, d’y projeter nos éventuels actes et décisions futurs.
Auprès d’une jeunesse toujours assoiffée de rêves, d’héroïsme et d’inspiration, le cinéma de guerre, même pacifiste, peut donc être un fort déclencheur de vocation ou à tout le moins un catalyseur. Parce qu’il est profondément populaire, d’abord. Et parce qu’il ne s’adresse pas au jeune public comme un spot de recrutement : il ne s’embarrasse pas de précautions, il n’a pas peur de déplaire et montre la réalité la plus cruelle qui puisse exister. C’est un peu comme si une publicité pour l’armée de terre annonçait : « Laissez tomber, c’est beaucoup trop dur. Ceux qui sont passés avant vous ont beaucoup souffert. Vous ne serez pas à la hauteur. » Paradoxalement, c’est terriblement efficace.
Chaque génération de soldats possède ainsi sa liste de films de guerre fétiches, qui ont inspiré son envie d’engagement. Si la mienne s’est nourrie des films sur le Vietnam, celle qui viendra remplir nos rangs ces prochaines années aura été alimentée par des œuvres sur l’Irak et l’Afghanistan des années 2000 et 2010, très orientées forces spéciales, comme American Sniper, Du sang et des larmes ou Horse Soldiers. Or, au-delà des traits communs à tous les films du genre, ces derniers mettent beaucoup en avant la performance individuelle de « super-combattants » gonflés d’orgueil et de testostérone. Les unités régulières sont reléguées au rang d’amateurs devant ces seigneurs de guerre dont le seul combat détermine la victoire ou la défaite de tout un pays. Les vocations futures seront-elles marquées de l’esprit seal prédominant dans le cinéma d’aujourd’hui ? Il est fort probable en tout cas que les unités de forces spéciales soient dans la tête de la grande majorité des jeunes recrues de nos écoles de formation initiale. Espérons simplement que, contrairement au soldat Swofford, ils n’y viennent pas par goût pour la « pornographie militaire » de plus en plus crue au cinéma, mais bien pour les valeurs de sacrifice et de dépassement de soi.
1 M. Boutet, « Le Vietnam et l’Amérique au cinéma et à la télévision : du traumatisme au déni », Hermès. La revue n° 52, 2008/3, pp. 75-82.
2. « There are numerous problem areas in the script. They include: the murder and rape of innocent Vietnamese villagers by us soldiers, the coldblooded murder of one us soldier by another, rampant drug abuse, the stereotyping of black soldiers and the portrayal of the majority of soldiers as illiterate delinquents. The entire script is rife with unrealistic and highly unfavorable depictions of the American soldier », memo du 28 juin 1984, colonel John Taylor, officier des affaires publiques de l’us Army.
3 J. Anderson et D. Van Atta, « Why the Pentagon didn’t like Platoon », The Washington Post, 30 août 1987.
4 J. Rosenbaum, « Two Key Moments from defining Moments in Movie », www.jonathanrosenbaum.net, 9 novembre 2018.
5 A. Swofford, Jarhead, New York, Scribner, 2003.
6 Tirade du soldat Payback dans Full Metal Jacket.