Inflexions : Gabriel Le Bomin, vous avez réalisé deux films et de nombreux documentaires ayant trait à la guerre. Comment est né votre intérêt pour le phénomène guerrier ?
Gabriel Le Bomin : Mon parcours de réalisateur m’a fait aborder tantôt directement tantôt de façon connexe les bas-côtés de la guerre. J’ai fait des courts métrages, dont un sur une fraternisation en 1914-1918, des longs métrages, comme Les Fragments d’Antonin (2006) sur la prise en compte des blessés psychiques après le premier conflit mondial et plus récemment Nos Patriotes (2017) sur l’engagement dans la Résistance d’Addi Bâ, un tirailleur sénégalais. J’ai également abordé cette thématique dans plusieurs documentaires, notamment la série Une histoire de l’armée française, mais aussi La Déchirure (2012) sur la guerre d’Algérie, Collaborations (2013) sur la Collaboration, et enfin Oublier la guerre, qui s’intéresse à l’immédiat après-guerre et qui sera diffusé en novembre 2019.
La matrice de toutes ces interrogations est Allez où l’humanité vous appelle1, un film réalisé pour le Service de santé des armées (ssa) sur l’histoire de la médecine militaire. En travaillant pendant un an avec les médecins, en cherchant dans les archives et en visionnant des milliers d’images, j’ai été impressionné par la tension, par le paradoxe qui existe dans « l’armée » : d’un côté une capacité à imaginer des systèmes de destruction sophistiqués et performants, et de l’autre une capacité à réfléchir et à agir de façon tout aussi efficace pour soigner, pour sauver, bref pour réparer des hommes. C’est extraordinaire. C’est très émouvant, très humain.
Inflexions : Donc l’armée pour vous c’est… ?
Gabriel Le Bomin : L’armée, l’histoire militaire et les soldats sont au centre de ce qui fait un homme, c’est-à-dire la vie, la mort, l’engagement, la foi dans ce qui nécessite le combat et tout ce qui en découle. Le conflit en tant que bataille ne m’intéresse pas plus que ça. Certains réalisateurs sont attirés par cet aspect ; ils recherchent et analysent la « baston » elle-même, l’affrontement, le corps à corps, la stratégie. Moi ce qui m’intéresse, ce sont les entrées et les sorties de guerre.
Inflexions : C’est-à-dire ?
Gabriel Le Bomin : Comment se met-on en situation, parce que les événements l’exigent, parce que le pouvoir politique donne l’ordre de mobiliser tous ses moyens et tout son être pour le combat ? Or le combat nécessite d’inverser certaines valeurs, dont la première est le « Tu ne tueras point » qui nous permet de vivre les uns avec les autres. Brusquement, il est demandé à des gens de déstructurer cette construction sociale et d’aller frontalement détruire celui qui est désigné comme l’ennemi. Il est tout aussi intéressant de regarder comment à l’issue de la guerre, tant collective qu’individuelle, le guerrier peut remettre sa peau d’être civilisé, est capable de vivre en paix, de tolérer la contestation, de savoir que l’ennemi d’hier n’est pas l’ennemi de demain et même de construire des relations avec celui qui fut l’ennemi, tout en se reconstruisant soi-même, après avoir touché le fin fond de sa propre personnalité. Comment, dans ces conditions, redevenir ami avec soi-même ?
Inflexions : C’est un peu ce que les soldats vivent aujourd’hui, ce qu’essayent de décrire ceux qui arrivent à parler de leurs combats.
Gabriel Le Bomin : Oui. En préparant Les Fragments d’Antonin, j’avais lu ce qu’écrivait le général Lecointre dans la revue Inflexions. Des avant-premières du film ont été organisées dans chaque région militaire. À cette occasion, des débats ont émergé sur le syndrome post traumatique, qui à l’époque ne faisait pas encore l’actualité. Le fait de passer par la fiction, c’est-à-dire par la représentation du passé avec cette mise à distance par rapport aux événements, rendait la chose plus aisée. « Je » peux parler du passé parce que ce n’est pas moi. Le passé est un autre passé et les personnages de l’histoire sont joués par des acteurs autres que moi, mais « je » sais que « je » projette beaucoup de moi-même dans cette histoire. C’est beaucoup plus facile que si les événements décrits étaient extrêmement documentés et très contemporains. La fiction protège et permet aux affects liés à l’imaginaire de trouver un débouché pour les gens impliqués, en créant un phénomène d’empathie. On vit avec les personnages, mais la fiction met à distance ; « je » peux donc me libérer.
Inflexions : Dans vos films, la violence est toujours suggérée. Pourquoi passer par cette suggestion et non par la monstration probante, visible et crue ?
Gabriel Le Bomin : Il s’agit d’une véritable question de mise en scène, donc de point de vue et presque de morale. Qu’est-ce que je m’autorise, en tant que réalisateur, à imposer aux spectateurs ? J’ai été véritablement marqué par la réaction d’un spectateur à la projection des Fragments d’Antonin. Il m’a dit : « Vous avez fait un film de guerre érotique. » Imaginez ma surprise. J’étais totalement déstabilisé. « Dans le film, il n’y a aucune scène d’amour, aucune scène de lit, ou autre » ai-je répliqué. « Non, m’a-t-il répondu. Érotique dans le sens de la suggestion, de l’effleurement des sensations. Vous nous donnez une vibration de la guerre sans nous la montrer de façon pornographique, c’est-à-dire en plaçant votre caméra à un endroit qui montre tout. » Il comparaît la représentation de la guerre et la représentation d’une scène de sexe. Et effectivement, il existe deux façons de réaliser : la pornographique, qui montre tout, et l’érotique, qui suggère par le cadre, par la lumière, par le fait de plus cacher que de montrer. L’érotisme stimule l’imaginaire et crée du trouble par notre projection sur des images, ce qui donne une empathie pour construire le récit avec tout ce que l’on ne peut pas voir. Or notre époque est celle de la pornographie au sens large. Il n’y a plus beaucoup de foi dans le mystère et le non-dit. Tout doit être montré, dit, affirmé et sur-affirmé, que ce soit à propos de sa propre intimité avec les réseaux sociaux, mais aussi par le cinéma et sa capacité à tout montrer en utilisant la technologie la plus avancée. Aujourd’hui, il est possible de tout reconstituer : les monuments perdus, les planètes inexplorées, un passé inatteignable. On peut être dans l’hyper-réalisme partout.
Inflexions : Auriez-vous un ou des modèles ?
Gabriel Le Bomin : Pour moi, la plus grande leçon de mise en scène est donnée par Steven Spielberg dans Jurassic Park, entre autre car chacun de ses films est une leçon Il a tous les moyens pour montrer les dinosaures et ne se prive pas de le faire. Mais la première rencontre avec eux, c’est un gros plan sur un gobelet d’eau posé sur la plage avant d’une voiture. Le dinosaure est invisible, mais on l’entend marcher et faire trembler le sol. Un son très sourd. Et le gros plan, c’est un verre et l’eau qui tremble. Çà c’est de la mise en scène ! Moi, spectateur, j’ai compris que ça va être terrible ; je le « vois » ce monstre, je n’ai pas besoin qu’on me le montre. Spielberg avait déjà procédé ainsi dans Les Dents de la mer. C’est en contradiction avec ce qui se fait aujourd’hui, ce tout montrer, tout de suite. Spielberg décide de montrer un simple verre qui tremble. Une simplicité enfantine. Un assistant fait bouger une voiture dans laquelle un accessoiriste a placé un verre d’eau pendant qu’une caméra filme sans bouger. C’est le plan le plus économe en moyens du monde. Et pourtant, nous spectateurs, nous tremblons. Pour moi, cet effet est génial car purement cinématographique.
Inflexions : C’est ainsi que vous procédez ?
Gabriel Le Bomin : Pour Les Fragments d’Antonin, c’est un peu la même chose. D’abord, nous n’avions pas les moyens (et le talent…) de Spielberg. Il fallait donc que notre créativité soit décuplée pour faire comprendre les situations, la brutalité des combats, la guerre… Nous avions pour principal outil la conjugaison de la limite de nos moyens et la volonté de ne pas tout dire et de ne pas tout montrer. Le cinéma, c’est comme le charme dans la vie, c’est d’abord suggérer et faire confiance au sous-texte. Quand un acteur dit un texte, il peut, grâce à un sous-texte, faire comprendre biens des choses. La capacité de l’esprit humain à comprendre beaucoup de choses au même moment est très forte et bien réelle.
Ceci est aussi valable pour l’image : il y a ce qui est visible dans le cadre, mais aussi tout ce qui est hors champs. Au montage, la jonction de séquences permet de juxtaposer ce qui est effectivement présent dans chaque image et tout ce que l’on ne peut montrer mais qui l’est par une forme d’ellipse. Au cinéma, avec l’ellipse, le hors champs, l’image que l’on ne filme pas, le sous-texte fourni par l’acteur mais qu’il ne prononce pas, il est possible de démultiplier tout ce que vous avez à dire et à montrer. Tout est suggestion. Moi, j’ai foi dans la sensibilité du public. L’humain est outillé pour accéder à des éléments qui ne sont ni montrés ni prononcés, car il est doté d’un imaginaire. Notre imaginaire se construit avec l’avancement du film.
Inflexions : Et par rapport à la violence ?
Gabriel Le Bomin : Quand on tourne un film de guerre, la violence est au cœur du système de représentation. Aujourd’hui, ces films vont très loin dans l’hyper réalisme. Prenons encore le « grand patron », Steven Spielberg. Il a redistribué les codes du film de guerre, comme il l’a fait du film de science-fiction. Toutes les scènes de bataille tournées avant Il faut sauver le soldat Ryan (1998) semblent aujourd’hui désuètes voire obsolètes. Ce film a irrigué le cinéma dans la façon de représenter la bataille pendant un peu plus de vingt ans, au point d’influencer également la représentation d’autres époques. Par exemple, quand Ridley Scott filme les croisades dans Kingdom of Heaven (2005), il emprunte à Spielberg le système de représentation de la bataille. Or, à l’époque des croisades on ne se battait pas comme lors du débarquement de 1944. Et pourtant ça fonctionne.
De mon côté, je pense qu’il faut être parfois frontal voire brutal. Mais pour gagner en efficacité, il ne faut pas que cela devienne un système. Au contraire, il faut s’autoriser la suggestion et le hors champs. Cet équilibre entre montrer et ne pas montrer fait que l’on n’affadit ni l’image ni l’histoire, car c’est bien ce à quoi conduit le « tout montrer en permanence », un assèchement du ressenti et un besoin toujours plus grand de stimulations.
A contrario, ne rien montrer jamais me semble ne pas être juste, d’autant plus que le spectateur d’aujourd’hui a besoin de voir. Il a l’habitude d’être nourri d’images les plus réelles qui soient. Si les jeunes générations ne voient pas, elles ne comprennent pas. Lors d’une avant-première de mon documentaire sur la guerre d’Algérie dans une université de Seine–Saint-Denis, la première réaction du public après le visionnage du film a été : « Ah, on comprend mieux. Si vous le montrez c’est que c’est vrai. » La compréhension devait passer par ce que l’image montrait. Ce sont les mêmes personnes qui émettront facilement des doutes sur des événements historiques ou d’actualité : si on ne les montre pas, ils ne sont peut-être pas arrivés. Souvenez-vous de la polémique au moment de la mort de Ben Laden dont personne n’a vu le corps.
Donc réaliser un documentaire à partir d’archives pose la question de savoir quoi montrer. Le « tout archive » impose ce code de notre époque qui consiste à tout montrer. Pour La Déchirure, l’ecpad2 m’a proposé de profiter du cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie pour ouvrir ses archives et me donner accès au dernier film interdit sur cette guerre. Une belle boîte à fantasmes. Qu’est-ce qu’un document interdit par l’armée ? Qu’elles images vont mettre offertes ? Ce qui est très drôle, c’est qu’à l’ouverture du coffre, il y avait très peu de bobines à l’intérieur.
Dans un documentaire, parce que vous êtes en train de dire l’histoire, vous utilisez les images pour montrer ce qu’il s’est effectivement passé, avec la limite importante des images fabriquées et de propagande. C’est pourquoi, je mets toujours en perspective leur nature et leur origine, parfois orientées, dans mes films.
Inflexions : Que découvrez-vous dans le coffre de l’ecpad ?
Gabriel Le Bomin : Nous ouvrons le coffre… Les bobines recelaient des images absolument effroyables. Elles avaient été tournées sur les lieux du massacre d’une section d’appelés par un commando du fln. Il y avait tout ce que l’on imagine, tout ce que l’on sait des exactions commises sur les cadavres, émasculation et autre. L’opérateur avait filmé la scène sans recul, d’une manière quasi chirurgicale. Ce film avait été, m’a-t-on dit, interdit de diffusion pour protéger les familles : rendre un corps dans un cercueil en disant « votre fils a été tué lors d’une attaque » c’est une chose, montrer ce qu’on a fait au corps en est une autre. D’ailleurs souvenez-vous du scandale soulevé par un article de Paris Match qui montrait des objets personnels de soldats français tués en Afghanistan. Cela raconte tout de la guerre.
Dans ces conditions, comment ces images interdites pouvaient-elles s’inscrire dans le récit documentaire de La Déchirure ? La volonté de faire un film d’histoire, c’est-à-dire un film pour apaiser les mémoires en étant le plus possible objectif, permettait-elle de les utiliser ? Nous les avons visionnées avec Benjamin Stora, co-auteur et conseiller historique, puis avec les responsables de la chaîne. J’ai expliqué que je n’étais pas partisan de leur utilisation, parce que cela revenait à montrer de la boucherie, à fabriquer un pic d’adrénaline et d’émotion inutiles. Le documentaire a pris en charge l’explication et je n’ai repris que trois ou quatre plans lointains, dans lesquels on voit ces corps couchés sur des tables d’observation avec des médecins qui referment le linceul. Je n’ai pas utilisé de gros plans. J’ai essayé de montrer dans l’image quelque chose qui, par le contexte, suggère la blessure et le massacre. Des corps entourés de médecins et de militaires, observés, autopsiés et ensuite traités avec respect après avoir été placés dans un linceul. Ces plans arrivent après que le film a abordé la question du massacre des appelés comme celui des Algériens par des militaires français, le problème de la torture… Dans La Déchirure, j’aborde tout, mais j’essaye de mettre en perspective. Diffuser un gros plan inédit avec une blessure ne m’intéressait pas tant c’est obscène. Certes la guerre est obscène, forcément, mais nous, cinéastes, qui participons à un système de représentations dans lequel les outils nous donnent la possibilité, soit par la reconstitution, soit par l’accès à des archives, de dire cette obscénité, devons être intelligents, sensibles, afin de trouver la bonne distance. La tyrannie de l’émotion, travers de notre époque, doit être mise à distance. Un film c’est certes de l’émotion, mais c’est aussi de la connaissance. Pourtant parfois l’émotion est nécessaire.
Inflexions : Comment faites-vous concrètement pour éviter cette tyrannie ?
Gabriel Le Bomin : C’est une question de point de vue. La mise en scène c’est ce truc génial qui permet de choisir la situation à montrer. Il existe des possibilités infinies pour une prise de vue. Vous placez-vous du point de vue des Algériens, des Français, des Allemands, du policier ou de l’exécutant ?
Il est vrai que j’ai été confronté à des séquences de grande violence. Je pense au Rwanda avec l’opération Turquoise. En 1993-1994, j’effectuais mon service militaire à l’ecpa en tant que jeune réalisateur. Tous les soirs, nous recevions des images en provenance du Rwanda. Quand j’arrivais à 20 heures, elles n’avaient pas encore été visionnées. J’étais donc le premier à voir… (petit silence) La monteuse n’a pas voulu continuer à monter… aucun monteur n’a voulu poursuivre. J’étais le seul à voir et à monter ces images. Les cameramen, des adjudants ou adjudants-chefs expérimentés, n’avaient aucun filtre. Ils filmaient tout ce qu’il se passait. Ils ne s’interrogeaient pas, ils filmaient ; ils devaient rapporter, témoigner. Et ils envoyaient à l’ecpa des dizaines et des dizaines d’heures de rush du Rwanda au plein cœur des événements.
Je pense que j’ai pu tenir grâce à la mise à distance que procure l’écran. J’étais bien tranquille à Paris et je recevais ces images sur un écran, c’est-à-dire protégé par quelque chose. Les images perdaient alors un peu de leur réalité. Mais elles étaient dures, tellement dures. Je me souviens qu’en réalisant Allez où l’humanité vous appelle, je me suis demandé ce qu’était cette humanité. J’ai choisi de montrer frontalement, brutalement, les carotides tranchées, les membres coupés, des gens massacrés, des charniers (le ton se fait plus haché, la respiration plus haletante et il grimace imperceptiblement). Je montre des soldats français regardant les charniers. Et on voit très bien qu’ils sont en train de s’effondrer. Ils regardent des corps dans un trou dans lequel des pelleteuses poussent d’autres corps. Leur visage change. Je tenais absolument à avoir un plan court sur le charnier et un plan long sur ceux qui regardent. Parce que la caisse de résonnance est là. On voit que ce sont des mecs aguerris, mais on sent que ça les cueille là (il montre son plexus).
Inflexions : Et en matière de fiction ?
Gabriel Le Bomin : Dans Nos Patriotes, j’ai tourné une séquence inspirée d’un fait historique bien identifié par les historiens : le massacre d’une section de tirailleurs sénégalais par des soldats allemands en 1940. L’événement avait été filmé à l’époque à des fins de propagande. L’armée allemande avait été tellement surprise par la vitesse de la guerre, qu’elle n’avait pas eu le temps de faire des images de combat. Or il fallait en envoyer en Allemagne. Elle a alors pris une section de prisonniers, des tirailleurs, les a mis dans des ruines, leur a demandé de reconstituer une bataille et les ont filmés. Mais les balles utilisées par les soldats allemands étaient réelles !
J’ai fait le choix d’ouvrir Nos Patriotes avec cette scène, pour montrer… (silence) cette horreur-là. Grâce à des effets spéciaux, j’ai mis en scène clairement, frontalement, des soldats qui sont froidement exécutés. En revanche, à la fin du film, je relate l’exécution d’Addi Bâ. Mais elle, je n’ai pas pu la montrer dans toute son horrible réalité. Voilà deux séquences violentes et différentes dans leur traitement. Le massacre, l’exécution collective, le réalisme des balles, le sang sur les corps, les cascadeurs qui jouent, les effets spéciaux numériques viennent renforcer l’effet glaçant. C’est une séquence qui doit taper dans le ventre des spectateurs et marquer leur conscience. Elle est là pour cela. La mort d’Addi Bâ, elle, conclut le film ; on est en train de dire autre chose. Addi Bâ a été exécuté le 18 décembre 1943 avec son camarade de résistance. Ils ont été tués ensemble. Comment montrer cette mort ? Un peloton d’exécution c’est très violent. Pourtant, j’ai voulu terminer mon film sur le rituel de l’exécution. Addi Bâ et son camarade ont demandé à avoir les mains détachées ; le film s’achève sur une main blanche qui tient une main noire. En off on entend le peloton manipuler les armes, mais pas le tir. On avait fait un essai au montage : avec le son du tir, cela faisait un effet effroyable. Ce que l’on retenait du film c’était ça et uniquement ça. Or ce que je voulais mettre en lumière, c’était cette fraternité d’hommes, cette fraternité d’armes, cette fraternité jusqu’au bout dans la mort.
Ces scènes sont toutes deux d’une grande violence. La mise en scène nous interroge de façon très intéressante sur le système de représentation que l’on utilise pour raconter les histoires. En fait, je crois qu’il faut avoir les idées claires sur ce que l’on raconte, tout simplement. Le spectaculaire et l’émotion, c’est très facile. Le plus compliqué, mais c’est notre devoir de réalisateur (il insiste fortement sur les mots), c’est d’avoir un point de vue, de trouver la bonne distance avec le réel.
Inflexions : Cette bonne distance est-elle le fait d’un homme ou d’une équipe ?
Gabriel Le Bomin : Dans un premier temps, elle est le fait du réalisateur, qui demande ensuite à son équipe de mettre en œuvre les moyens de raconter. C’est lui qui donne le point de vue. C’est le principe même du cinéma. Pour la mise en forme, il est aidé par des collaborateurs artistiques et techniques qui, à l’image, à la décoration, aux effets spéciaux, aux costumes, vont lui permettre d’atteindre cet objectif. Ces situations, la réalité me les donne. Je les trouve très intéressantes par ce qu’elles montrent l’homme dans la guerre. D’un côté des hommes qui sont capables de massacrer d’autres hommes pour simplement faire des images, presque essentiellement parce que ces hommes sont noirs, de l’autre deux résistants unis jusque dans la mort.
D’autres metteurs en scène auraient tourné ces scènes autrement. Je me souviens d’une réunion avec le directeur des effets spéciaux qui était très fier de nous montrer ce qu’il avait fait sur un autre film de guerre. C’était d’un réalisme et d’une brutalité irrecevable. On peut toujours aller plus loin dans l’horreur. J’ai alors expliqué ne pas vouloir prendre ce chemin-là. Il fallait que ce soit moins béant, moins pornographique. C’est une question de curseur en fait. Les effets spéciaux, comme le reste, doivent demeurer un outil au service d’un discours.
C’est véritablement le metteur en scène qui donne le tempo et l’impulsion, ou alors il ne fait pas son travail. J’ai conscience que j’ai dans la tête un système de représentations qui s’empare d’une histoire, d’un personnage. J’ai conscience que j’ai une grande responsabilité à l’égard du spectateur. C’est encore plus vrai avec des films d’histoire. Quand votre film va être diffusé à 20 h 30 et donc vu par des millions de téléspectateurs, qu’il traite de sujets comme la collaboration ou la guerre d’Algérie, vous ne pouvez pas ne pas vous interroger sur ce que vous racontez et la façon dont vous le racontez. La problématique n’est pas l’émotion du spectateur, mais plutôt d’où dois-je montrer ce que je dois montrer.
Inflexions : Vous nous donnez un cours de maîtrise artistique et de réflexion humaine.
Gabriel Le Bomin : Je pense que l’artistique est au service de l’histoire. Pourquoi va-t-on raconter une histoire ? Pourquoi s’empare-t-on de moments tragiques ? Parce que la guerre est une tragédie puissante qui broie les individus, ou les construits, peu importe. Notons qu’il existe des personnes qui se révèlent dans la guerre. Il existe aussi le désir de guerre. Cela revient à se révéler aussi en tant qu’humain. L’art n’est pas une fin en soi. S’emparer d’une histoire, revient forcément à dire, à partager, une réflexion sur ces événements-là.
Mettre en scène n’est pas forcément un plaisir pour moi. Je me souviens du plateau lorsque nous tournions la scène du massacre des tirailleurs de Nos Patriotes. J’avais une cinquantaine de figurants tirailleurs sénégalais, et autant habillés en soldats de la Wehrmacht, dans un décor sinistre baigné de fausse brume. En arrivant le matin, j’avais froid dans le dos. Et je me disais : « Mais que suis-je en train de faire ? » Alors on joue ; c’est ce que disent les acteurs. Tout est faux : les cascadeurs tombent et se relèvent, le sang gicle grâce à une petite pompe mécanique, l’artilleur qui fait exploser les obus ne produit que du son et de la fumée. Tout cela, on le sait, est faux. Mais en arrivant sur le plateau, on a toujours une angoisse. Le plaisir vient ensuite, quand on a trouvé que la façon dont on a tourné la scène est en cohérence avec celle avec laquelle on ressent les choses.
C’est pour cela que l’institution militaire est passionnante. Selon sa personnalité, celui qui l’aborde va la respecter, ou la violer, ou y aller trop fort. Il existe des a priori. Certains réalisateurs ont l’ouverture d’esprit nécessaire pour comprendre ce qu’est le métier des armes, ce métier peu banal, différent des autres, qui pose les mêmes questions que celles que la mise en scène essaye de soulever : le rapport à la violence, le rapport à l’autre, le rapport à l’humanité, le rapport à la façon de faire la guerre aussi. Moi je ne sais pas comment on fait la guerre. Je trouve cela effrayant. Et je me tiens énormément à distance de cette réflexion. Ma question est de savoir comment la représenter. Mais je suppose que nous partageons, les militaires et moi, des cheminements comparables, même si les conséquences ne sont pas les mêmes.
Propos recueillis par Jean-Luc Cotard.