« Plutôt que d’emprunter avec l’entendement les méandres étroits de l’investigation
philosophique et de la causalité logique, afin de gagner, quoique à peine conscient de lui-même,
des sphères où il se sent étranger et n’aperçoit aucun des objets qui lui sont déjà connus,
[notre esprit] préfère s’attarder avec la force de l’imagination dans le domaine de l’accidentel
et de la fortune. Au lieu de l’amère nécessité, il préfère se griser au royaume des possibles.
Ainsi enflammé, le courage pourvu d’ailes vole dans l’élément de l’audace et du danger, où il se précipite tel le nageur courageux dans le courant. »
Carl von Clausewitz (De la guerre)
La nature humaine est complexe pour être extrêmement riche ; elle est également aussi imprévisible que déroutante. En dépit de siècles de tentatives de normalisation et de rationalisation de la pensée, l’imaginaire règne toujours en maître, consacrant la victoire de l’irrationnel sur le rationnel, de la poésie sur les mathématiques, du mythe sur la réalité. Clausewitz l’exprime magnifiquement, tant par le fond de sa réflexion que par la forme lyrique que prend parfois son texte. Les hommes ont besoin de hasard et d’inconnu pour se sentir pleinement vivants. S’ils se sont collectivement persuadés que la certitude leur ferait accéder à la sécurité et au bonheur, ils n’ont en revanche de cesse, inconsciemment ou non, de chercher à sortir du cadre normatif construit par la société ou de s’arracher à l’ordre des choses, bravant ainsi la peur de l’incertitude.
Le courage est la qualité indispensable de ceux qui veulent accomplir leur vocation d’homme, de ceux qui veulent « désapprendre la peur »1. Révélateur de la nature humaine, sa perception à travers les époques et les civilisations et l’imaginaire auquel il est associé montrent qu’il l’est également de la condition humaine. Le courage n’est pas seulement une qualité ; il est une vertu, une valeur morale, celle des guerriers, celle des héros. À l’image de ces êtres mythiques, les hommes rêvent de dépasser leur condition sur terre ; mais ce rêve ne peut s’accomplir que par l’action et la parole dans lesquels leur courage s’incarne.
- Du guerrier au héros
Le courage est depuis l’origine des temps la valeur guerrière par excellence ; il prend chair dans les guerriers des récits mythiques, durs à la souffrance physique, craints et admirés pour cette vertu si rarement rencontrée. Elle fait d’eux des héros. Mais l’incarnation du courage dans l’esprit collectif a subi de curieuses évolutions : de nos jours, si le courage caractérise toujours le héros, celui-ci ne fait plus la guerre. Il n’est plus un « dur » ; il est un « doux » dont le courage a été « moralisé » et qui revêt dorénavant une dimension éthique non violente.
- Le courage des durs
Les guerriers de nos mythes sont des hommes que le rapport à la violence a endurcis. Le courage pour lequel ils sont admirés a pris de manière indélébile les caractéristiques de ces premiers héros : sans peur et abhorrant la ruse – indigne –, violents par nécessité et d’une virilité ostentatoire.
Dans l’histoire de la Rome antique, Tullus Hostilius, troisième roi fondateur à qui la royauté est conférée par égard pour son courage, fonde le système militaire et développe l’art de la guerre. Dans les récits des origines de Rome se lisent les mêmes thèmes mythiques qui nourrissent les cultures indo-européennes. Les travaux de mythologie comparée, dont Georges Dumézil a été le maître initiateur, ont consacré la fonction guerrière comme l’une des trois fonctions autour desquelles s’organise la vie, avec le sacré – ou souveraineté – et la production – ou reproduction. Ces études ont également mis en évidence que les vertus louées au travers de la fonction guerrière par ces sociétés comportaient de fortes similitudes.
Dans les mythes qui irriguent notre culture, les guerriers sont amenés à commettre trois types de péchés, chacun envers une des trois fonctions ; celui commis contre la fonction guerrière est la lâcheté. Ce péché du manque de courage se traduit à la fois par la peur et par le recours à la ruse : « Ruse et mensonge, au lieu de bravoure et de combat loyal, [voilà] qui constitue une faute d’autant plus grave que, guerrier, il pèche contre l’essentiel de sa fonction : il cède à la peur2. » En revanche, la violence n’est pas considérée comme un péché ; elle n’est condamnée que lorsqu’elle est injustifiée ou disproportionnée. Ainsi, les récits mythiques font intervenir la colère, l’indignation, la « furor » que le combat faisait nécessairement naître : « La légende d’Horace vainqueur, furieux, criminel et purifié a servi de mythe à la cérémonie annuelle qui marquait la fin de la saison militaire et où les guerriers de la Rome primitive […] se désacralisaient, se nettoyaient aussi des violences, non pas “involontaires”, mais du moins nécessaires, de la bataille3. » En effet, « ivres ou exaltés, ils doivent se mettre dans un état nerveux, musculaire, mental qui multiplie et amplifie leur puissance, qui les transfigure, mais aussi les défigure, les rend étranges dans le groupe qu’ils protègent ; et, surtout, consacrés à la Force, qui ne se prouve qu’en franchissant des limites, même les siennes, même celles de sa raison d’être »4. Dans les croyances archaïques, le guerrier a le don de métamorphose qui lui fait posséder une véritable nature animale. Les Männerbünde de l’ancienne civilisation germanique, les berserkir (« à enveloppe d’ours ») ou les ulfhednar (« à peau de loup ») se transformaient en surhommes en assimilant la force magico-religieuse de ces prédateurs à la suite de rites d’initiation extrêmement éprouvants. « Les thèmes initiatiques sont évidents : l’épreuve de courage, la résistance aux souffrances physiques, suivies de la transformation magique en loup. […] Le jeune guerrier […] devait transmuer son humanité par un accès de furie agressive et terrifiante, qui l’assimilait aux carnassiers enragés5. »
Le courage, la vertu par excellence du guerrier mythique, est un « courage des durs »6 associé à la virilité. Même Clélie, sauveuse des Romains, et son homologue Draupadi, la femme des Pandava de la mythologie indienne, incarnent la fonction guerrière par leur courage et leurs exploits « virils ». Les initiations militaires reproduisaient ces exploits admirés de tous. « Une carrière de guerrier n’était qu’une suite de promotions fondées sur une suite d’exploits. […] Le dernier exploit même, la mort au combat, […] s’il ne donne plus lieu, aujourd’hui, qu’à quelques discours que préparent de jeunes secrétaires faméliques et que des hommes politiques déclament en série devant des monuments standards, […] ouvrait jadis dans l’au-delà une nouvelle vie7. », conclut amèrement Georges Dumézil.
- Le courage des doux
« Le mérite militaire n’est plus à la mode », écrivait déjà Stendhal en 18308. Le courage est toujours l’une des principales vertus louées par nos sociétés modernes, mais les références auxquelles il était jadis lié ont changé ; elles ne sont plus ni guerrières ni viriles. La violence est honnie et la société cherche à faire perdre à la vertu des héros ce rapport à la violence, même nécessaire, que l’imaginaire collectif a construit.
Le terme de « vertu » lui-même est pourtant d’origine guerrière : virtus en latin désigne la force virile, et son équivalent grec αρετη′ signifie l’excellence au combat. De même, les « postures éthiques » du soldat exaltent le courage tel qu’il est aujourd’hui admis et font appel à un imaginaire ancré dans les mythes guerriers. « Se dépasser » est la posture s’incarnant dans « le mythe du combat singulier [qui] comprend une exaltation du courage comme ardeur, témérité : c’est le courage exactement de “s’exposer”. […] La guerre, rêvée à travers l’imaginaire du combat héroïque, constitue la matrice d’une morale de l’excellence et du dépassement de soi ». « Tenir bon » est la posture correspondant au combat hoplitique9, celui de « la phalange, exigeant cohésion et solidarité, permet une redéfinition importante du courage par les philosophes grecs comme capacité à endurer. […] Ce courage comme fermeté sert encore de métaphore pour définir l’éthique de la maîtrise de soi […] [et] de matrice à une morale de la fermeté d’âme et de la sollicitude. Se sacrifier enfin est la posture pour laquelle la guerre porte en elle, encore, l’idéal du sacrifice […], car c’est en dépassant sa peur immédiate de mourir, en méprisant son instinct de survie, que l’homme s’affirme comme un être moral10. »
D’où vient cet aveuglement, ce refus des références guerrières du courage aujourd’hui ? Au travers des films et autres jeux vidéo, la violence inonde notre société qui pourtant refuse la guerre. Notre époque valorise le statut de victime, l’offrant notamment aux soldats tombés au combat, et marginalise la geste héroïque, oubliant qu’elle est celle de ces hommes morts à la guerre. Pourtant, dans le catch, celui qui tombe est jeté en pâture à la foule ; dans cette nouvelle forme de combat mythique11, il n’y a pas de victimisation. Simples décalages entre mythe et réalité ou cette réalité de la guerre est-elle trop difficile à assumer ? « C’est ma conviction, souvent exprimée, que le soldat reste l’incarnation du tragique du monde qui se manifeste par la guerre Les valeurs auxquelles il doit adhérer – esprit de sacrifice, goût du risque, de l’effort gratuit, dépassement de soi, disponibilité totale, effacement devant l’intérêt général –, cadrent de plus en plus difficilement avec une société qui prône davantage le consumérisme que l’héroïsme12. » La société a en fait effacé les références martiales des valeurs attachées au courage tout en en gardant les caractéristiques ; elle a même réussi à transformer la notion de risque en la faisant passer pour une passion et non plus pour une nécessité. Celui-ci est désormais perçu comme un épanouissement et une ressource pour redéfinir son existence, rehausser l’estime de soi ou encore obtenir la reconnaissance des autres. Les activités à risque mettent « en œuvre des capacités de résistance, d’acceptation de la douleur ou de la blessure, la volonté d’être à la hauteur, le goût du risque, de contrôle de la peur, etc., valeurs traditionnellement associées à la virilité. […] Elles sont socialement valorisées, non seulement par les jeunes générations qui y trouvent un terrain d’émulation et de communication, mais aussi par l’ensemble de la société qui y voit une affirmation ludique de la jeunesse. Les valeurs de courage, de résistance, de vitalité y sont louées, abondamment exploitées par les campagnes de publicité ou de marketing. […] La peur ainsi surmontée induit la jubilation d’avoir réussi et de posséder une étoffe qui n’est pas le fait des autres »13.
La société a voulu « adoucir » l’image de ses héros, rendre le courage plus proche de la nouvelle morale du « temps de paix », créer un « courage des doux »14. Le guerrier moderne reste lié dans l’imaginaire à la violence ; il ne peut donc plus être un héros. Pourtant, l’imaginaire collectif ne peut accoler au « héros des temps modernes » d’autres valeurs que les antiques valeurs martiales. Curieux paradoxe et dangereuse ingratitude qui dépouillent une fonction toujours nécessaire des attributs lui permettant de s’assumer et de se reconnaître, et qui les reportent dans le royaume futile des loisirs et de l’accomplissement narcissique. Jouer avec la peur – jouer à se faire peur – n’est pas l’affronter pour la combattre.
- « Désapprendre la peur »
Combattre la peur n’est pas chose naturelle ; les hommes ont toujours tenté de s’en détourner, de la contourner. En évoluant, nos sociétés ont élaboré des stratégies complexes d’évitement : la démystification et la dévalorisation de la sphère imaginaire, remplie d’histoires effrayantes, ainsi que l’abandon de toute prise de risque face à l’incertitude, devenue insupportable, des conséquences de ses actes. Mais en refusant la peur, l’homme s’en est éloigné et se trouve désormais incapable de la gérer. Il peut jouer avec, mais ne peut plus la combattre. Il est temps de retrouver les vertus de l’imagination symbolique et de révéler le courage dans l’action et la parole, dans la prise de risque.
- Les vertus de l’imagination symbolique
Par la confrontation à la peur dans l’imaginaire, l’homme en devient familier et, même s’il ne désire pas la combattre, il en connaît les contours. Les rites initiatiques procèdent de la même logique : forcer l’individu à réagir dans des situations où la peur l’envahit. La démystification, par l’abandon de ces « piqûres de rappel », n’a fait que renforcer la difficulté déjà grande de se représenter ce qu’est le courage.
Le courage est une notion complexe à appréhender ; pour signifier des qualités du domaine moral ne reposant pas sur des perceptions objectives, il faut avoir recours à un symbolisme complexe. Le courage s’incarne dans le jeu des redondances mythiques, rituelles, iconographiques qui corrigent et complètent inépuisablement ce concept indicible et invisible. Cette impuissance de la pensée à concevoir de façon objective n’est que l’envers d’un immense pouvoir, celui qui permet à la conscience de percevoir du sens, de « re-présenter » les choses et les idées, de créer de nouvelles images et, par-là, d’enrichir sans cesse les concepts. Tout symbole possède trois dimensions : « cosmique » – sa figuration puise dans le monde visible qui nous entoure –, « onirique » – il s’enracine dans nos souvenirs, nos rêves – et « poétique » – il fait appel à la force de l’acte de création15. Les individus et les sociétés sont pétris d’imaginaire et de réalité, se nourrissant de l’un et de l’autre dans une dialectique créatrice de synergies – la « dialogique » d’Edgar Morin. Ainsi, la mort, réalité vécue comme horreur et traumatisme, se métamorphose dans les croyances à la survie, aux doubles, aux esprits16 ; elle est niée et acceptée à la fois. « Le mythe n’est ni un mensonge ni un aveu : c’est une inflexion17. »
Les « inflexions » données aux représentations du courage dans notre histoire traduisent la tentative de démystification de ces derniers siècles ; l’esprit critique, le rationalisme et le positivisme ont tenté de dissoudre la complexité du monde en niant ce que Teilhard de Chardin désigne par « noosphère » : le monde des idées et des mythes qui double constamment celui de l’objectivité. La notion de courage, dépossédée de sa substance subjective, des récits mythiques qui la décrivent depuis les origines de notre culture, des guerriers héroïques qui l’ont toujours incarnée, n’est plus qu’une coquille vide que s’empresse de combler l’imagination très féconde des hommes selon « l’esprit du temps ». « Aujourd’hui, cet imaginaire s’actualise aux échos de combattants subissant en Afghanistan les feux des insurgés ou à l’écoute plus ou moins distraite des nouvelles de 20 heures, qui égrènent au goutte à goutte la mort du soldat, sans qu’aucun récit ne narre ou ne donne à voir ses combats autres que défensifs et sacrificiels18. »
La désacralisation des mythes casse le tissage minutieux et fragile des liens fondateurs de nos sociétés dites « civilisées ». La « remythisation » entamée par des pionniers tels Mircea Eliade ou Gaston Bachelard est urgente et nécessaire, mais l’entreprise est extrêmement compliquée. Contrairement aux sociétés archaïques dont l’homologie entre les coutumes, les rites et les mythes est très poussée, dans nos sociétés complexes déjà se heurtent symbolismes religieux, étatiques, familiaux, sentimentaux, mythes du progrès, mythes nationalistes, utopies internationalistes, mythes socialistes ou individualistes. Retrouver les fondations de l’imaginaire collectif dans les contradictions et les antagonismes existants est un vrai défi, qui n’est pourtant pas impossible à relever : celles-ci sont conservées dans l’inconscient humain. Les jeux sont des révélateurs de la mémoire enfouie, un véritable conservatoire de symboles et de rites désaffectés. Il n’est donc pas étonnant de voir les valeurs martiales, aussi dénaturées soient-elles, survivre dans l’univers ludique des jeux vidéo, télévisés ou des jeux de rôles. « De même que la psychiatrie applique une thérapeutique de rééquilibration symbolique, on pourrait alors concevoir que la pédagogie […] devienne une véritable sociatrie. […] En un siècle d’accélération technique, une pédagogie tactique de l’imaginaire apparaît comme plus urgente que dans le lent déroulement de la société néolithique où les rééquilibrations se faisaient d’elles-mêmes, au rythme lent des générations19. »
Les vertus de l’imagination symbolique doivent être retrouvées ; la voie poétique et celle du discours mythique sont indispensables à l’appréhension de la complexité humaine. Notre pensée critique, notre imagination démystifiée doivent être compensées par l’inaliénable « pensée sauvage »20. L’incarnation du mot « courage » dans l’imaginaire des temps modernes n’attend plus qu’une nouvelle inflexion pour retrouver la noblesse de ses origines. Il n’attend, pour paraphraser Clausewitz, que la force de l’imagination pour s’enflammer et se griser dans le royaume des possibles.
- La révélation dans l’action et la parole
Par l’action et la parole, l’homme fait un pari sur l’avenir ; il prend des risques, car il ne connaît pas les conséquences de ses actes. Il dépasse sa peur de l’incertain et sort des stériles tâches quotidiennes, sûres, rassurantes mais moroses. Malheureusement, en voulant évoluer vers plus de sécurité, nos sociétés se sont enfermées dans une logique où la parole et l’action, génératrices d’aléas, n’ont plus leur place, où le courage ne s’incarne plus.
Le mot héros, à l’origine, est le nom donné aux hommes libres qui ont pris part à l’épopée troyenne contée par Homère. L’action, liée à la parole, révèle l’homme comme celui qui initie quelque chose dans le monde, comme le sujet responsable qui apparaît aux autres et naît ainsi à la collectivité. « L’idée de courage, qualité qu’aujourd’hui nous jugeons indispensable au héros, se trouve déjà en fait dans le consentement à agir et à parler, à s’insérer dans le monde et à commencer une histoire à soi. Et ce courage n’est ni nécessairement ni même principalement lié à l’acceptation des conséquences ; il y a du courage, de la hardiesse, à quitter son abri privé et à faire voir qui l’on est, à se dévoiler, à s’exposer21. » L’action, à laquelle est liée la parole, est une des catégories de la triade élaborée par Hannah Arendt afin de distinguer les traits temporels caractéristiques de la condition humaine. Les deux autres sont le travail, qui est associé à la « vie » en tant que processus vital de production, et l’œuvre, qui correspond à l’« appartenance-au-monde » en tant qu’artifice humain stable et solide, dont la vocation est de survivre à l’homme instable et mortel.
Seules l’action et la parole mettent en rapport les hommes directement entre eux. Par elles, les hommes révèlent leur individualité dans le domaine public ; ils « se distinguent » au lieu d’être simplement distincts. « Les monuments au “soldat inconnu” après la Première Guerre mondiale témoignent du besoin de glorification qui existait encore, du besoin de trouver un “qui”, quelqu’un d’identifiable que quatre années de tueries auraient dû révéler. C’est la frustration de ce vœu et le refus de se résigner au fait brutal que l’agent de la guerre n’était en réalité personne, qui fit ériger les monuments aux “inconnus”, à tous ceux que la guerre n’avait pas su faire connaître et qu’elle avait ainsi dépouillés non de leurs exploits, mais de leur dignité humaine22. » Ce besoin de « reconnaître » et « d’être reconnu » dans l’action est en déclin depuis l’avènement des temps modernes. La condition humaine de « pluralité » qui permet l’action et la parole exige le courage de s’engager, de s’exposer. Affronter la nature par le travail ou bâtir un monde artificiel, œuvre de l’homme, paraissent moins hasardeux ; l’homme est tenté de fuir la fragilité des affaires humaines pour se réfugier dans la solidité du calme et de l’ordre, de substituer à l’action le « faire », qui n’est que reproduction de gestes connus, afin d’en éliminer les risques et les dangers.
Descartes fut le premier à mettre en concept notre façon moderne de douter qui, après lui, devint l’axe de toute pensée et le moteur de l’action. La découverte de l’incertitude est décisive pour toute l’évolution de la morale moderne. Dubito ergo sum (« je doute donc je suis ») signifie que la seule certitude qui puisse exister dans ce monde est celle que le « je » doute ; la seule certitude est dans le moi. L’introspection devient alors l’unique moyen d’accéder à la vérité ; elle engendre le repli sur le moi et la perte du sens commun. Le courage réside ainsi non plus dans l’acte au profit de la collectivité, qui est celui de la fonction guerrière, mais dans l’accomplissement de soi. L’introspection a consacré la souffrance et la peur, par la certitude de la douleur ressentie, comme les seuls guides fiables de nos actions. L’homme a appris à écouter sa peur.
Le mythe de Sisyphe ne nous enseigne rien d’autre : d’après Homère, Sisyphe avait réussi à « enchaîner » la Mort tout simplement en évitant la guerre, aveugle meurtrière. Hadès, dieu des enfers, envoya Arès, dieu de la guerre, pour la délivrer. Sisyphe fut tué et envoyé aux enfers, condamné à rouler indéfiniment une énorme pierre jusqu’en haut d’une montagne. Ce supplice fait écho à la condition de l’homme moderne : il semble être condamné à accomplir des tâches et à les reproduire indéfiniment. Pareil au supplicié, il a voulu contourner le risque et les dangers de l’incertitude en évitant l’action ; il est condamné à subir ce à quoi son manque de courage souhaitait qu’il se contente : accomplir des tâches répétitives, connues et constamment identiques ; « faire », uniquement et indéfiniment. L’homme ne peut se révéler que dans l’action et la parole. « Il n’est que temps de reprendre ce chemin. Ce n’est pas celui des certitudes passées. Mais du risque23. »
« Désapprendre la peur », la magnifique formule de Bachelard résume à elle seule l’impasse dans laquelle l’homme s’est volontairement mis ; mais elle est surtout une formule d’espérance, car elle annonce que l’homme détient en lui la solution, la sortie de cette impasse, cachée sous un apprentissage de quelques siècles. En plongeant dans l’imaginaire nourri par les mythes, dans les rêveries vers lesquelles porte la poésie, l’esprit oublie le doute qu’on lui a inculqué et libère sa force créatrice.
Le sacrifice suprême de nos guerriers modernes témoigne de cette foi en l’être humain. « Envisager comme justifié, comme sensé de risquer sa vie pour un être ou pour des valeurs, c’est aussi, si l’on y réfléchit, se rapporter à l’au-delà du temps. C’est poser, pour un être fini, conscient de sa mortalité, que quelque chose vaut plus que la vie et est, par-là, au-delà d’elle. Paradoxe ultime de cet humanisme de l’homme-Dieu puisque c’est du dedans d’une temporalité où il est de part en part immergé qu’il se sent requis par un dehors dont il ignore tout, sinon qu’il le requiert24. » L’espoir est présent dans chaque homme qui, un jour, a eu le courage, sans en prendre forcément conscience, d’agir ou de parler.
À Pascal, Fernando et Ronan
1 Gaston Bachelard, La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, José Corti, 1945, p. 398.
2 Georges Dumézil, op. cit., p. 381.
3 Georges Dumézil, op. cit., p. 316.
4 Georges Dumézil, op. cit., pp. 320-322.
5 Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes, Paris, Gallimard, 1959, pp. 182-188.
6 André Comte-Sponville, Petit traité des grandes vertus, Paris, puf, 1995, p. 74.
7 Georges Dumézil, op. cit., pp. 475-476.
8 Cité par Henri Bentégeat dans l’éditorial du dossier « Valeurs militaires », Armée d’aujourd’hui n° 371, juin 2012.
9 Du grec υπό μένω, « tenir bon ».
10 Frédéric Gros, « Philosophie de la guerre et culture contemporaines des conflits », Masques et figures de la guerre, Paris, Parenthèses, 2012, pp. 34-37.
11 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957, pp. 13-23.
12 Jean-Louis Georgelin, « Le soldat, incarnation du tragique du monde », Inflexions n° 20, Paris, La Documentation française, 2012, p. 26.
13 David Le Breton, Sociologie du risque, Paris, puf, « Que sais-je ? », 2012, pp. 108-114.
14 André Comte-Sponville, op. cit.
15 Paul Ricœur, Philosophie de la volonté. Tome II, Finitude et culpabilité, Paris, Aubier, 1963.
16 Edgar Morin, L’Homme et la Mort, Paris, Le Seuil, 1970.
17 Roland Barthes, Mythologies, Paris, Le Seuil, 1957, p. 202.
18 André Thiéblemont, « Imaginaires du militaire chez les Français », Inflexions n° 20, Paris, La Documentation française, 2012, p. 202.
19 Gilbert Durand, L’Imagination symbolique, Paris, puf, 1964, p. 123.
20 Claude Lévi-Strauss, Anthropologie structurale, Paris, Plon, 1958, p. 255.
21 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, pp. 244-245.
22 Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, Paris, Calmann-Lévy, 1961, p. 238.
23 Alain-Gérard Slama, L’Angélisme exterminateur, Paris, Grasset, 1993, p. 272
24 Luc Ferry, L’Homme-Dieu ou le Sens de la vie, Paris, Grasset, 1996, p. 241.