L’aviation légère de l’armée de terre (alat) occupe une place singulière dans l’armée française, à la croisée de différents mondes marqués par des logiques qui peuvent être bien souvent contraires. Elle appartient à l’armée de terre, dont elle épouse la mentalité faite d’esprit guerrier, de combativité et de rusticité. Une armée qui doit tenir le terrain, même s’il faut le faire en encaissant des coups, voire en partageant le sort des populations ; une armée qui doit parfois agir dans l’urgence pour ravir à l’ennemi l’initiative et s’installer dans la durée pour maintenir une présence favorable. Ses déploiements sont souvent très précaires : les troupes s’installent promptement là où les circonstances l’ont décidé, malheureusement bien souvent loin du confort de la planification. Ces contraintes pèsent lourdement sur l’alat, qui doit mettre en œuvre ses aéronefs à proximité des troupes déployées au sol, en recréant a minima l’indispensable environnement aéronautique. Si un hélicoptère est un appareil aux capacités tactiques merveilleuses, il restera toujours l’une des machines les plus complexes à soutenir, ne serait-ce que du fait de la somme des paradoxes physiques qu’il possède en lui-même.
Ces exigences initiales de déploiement ont construit une arme singulière, faite d’« aviateurs de l’armée de terre », capables de comprendre et d’unir deux mondes que l’histoire et la façon de conduire la guerre ont partiellement séparés. En se risquant à un raccourci probablement caricatural, on peut constater que le destin des armées terrestres est souvent lié à un lieu déterminé et à un moment non reportable, alors que les armées aériennes ou navales peuvent profiter d’un très large espace de manœuvre pour agir où elles le veulent et forcer la décision en détruisant le potentiel de combat de l’ennemi. Les forces aériennes et navales répondent à une logique de flotte, caractérisée par deux éléments : d’une part, l’espace maximal fait partie intégrante de la manœuvre et, d’autre part, il est possible de reporter un affrontement incertain pour préserver ses matériels, car celui qui les perd disparaît totalement du combat. Pour les armées terrestres, le report est rarement possible et le terrain perdu ne se reconquiert que très difficilement. Armées terrestre et aérienne ont parfois bien du mal à se comprendre, notamment sous la tyrannie de l’immédiat. L’alat se situe à la croisée des milieux. Elle gère en permanence sa prise de risques pour répondre aux exigences du combat terrestre, tout en poursuivant une logique d’économie des moyens pour faire durer ses parcs aériens. Difficile équilibre, car peut-on entendre une logique de long terme quand seule une intervention immédiate risquée peut sauver des vies et rétablir l’avantage sur le terrain ? Ainsi bien souvent renonce-t-elle à ses capacités d’esquive pour partager le destin des unités déployées au sol.
L’histoire et les mentalités façonnent ainsi la perception que l’on peut avoir des espaces. Espaces de manœuvre, d’action, de liberté, ou espaces de contraintes susceptibles à eux seuls de vaincre une armée, comme le fit l’immensité russe pour la Grande Armée ? Le maréchal Montgomery l’illustre dans ses Mémoires lorsqu’il évoque la Campagne de France. Le corps de bataille français a été « acculé à la mer » à Dunkerque, alors que les Anglais avait atteint au même endroit et au même moment la « route universelle ». Deux expressions qui montrent qu’à la guerre les espaces sont ce que l’on en fait, en fonction de son esprit et des capacités que l’on a su développer.
C’est certainement sur ces deux plans que l’alat peut apporter une pierre irremplaçable aux combats de l’armée française. Consommatrice d’espaces de manœuvre aussi bien aéroterrestres qu’aéromaritimes, elle sait agir loin de ses bases de départ, d’un bout à l’autre de la France. Dix kilomètres sont pour elle pratiquement comme cinq cents ; et s’il faut aller plus loin, elle sait déployer des plots intermédiaires permettant de nouveaux bonds de cinq cents kilomètres. Elle sait également agir dans les espaces immatériels, comme celui des perceptions. Enfin, elle sait s’intégrer dans les espaces de combat complexes, offrant à l’armée de terre des capacités tactiques et stratégiques indéniables, capables de changer le cours des choses. Ce sont ces différents éléments que nous allons examiner successivement.
- Espaces physiques
L’alat a besoin de plusieurs espaces. Tout d’abord des espaces terrestres importants afin de pouvoir déployer ses moyens : ateliers, tours de contrôle, radars, postes de commandement et zones de vie. Sans cette lourde empreinte au sol, aucune manœuvre d’aérocombat n’est possible. C’est pourquoi ses unités disposent d’un grand nombre de véhicules, capables de récréer rapidement des conditions aéronautiques minimales et d’assurer les flux logistiques.
L’espace aéroterrestre est quant à lui indissociable de la manœuvre d’aérocombat. L’hélicoptère a pendant longtemps dû miser sur la surprise, car il était incapable d’encaisser des chocs violents – ce n’est pas un char de combat, construit pour percer un front. Il devait donc manœuvrer avec agilité pour s’extraire des coups et trouver le maillon faible de la défense adverse. Une manœuvre bien souvent enveloppante permettait aux aéronefs de changer totalement de compartiment de terrain pour contourner la partie forte du dispositif ennemi afin d’attaquer par le meilleur endroit.
Durant la guerre froide, il était admis que les hélicoptères agissaient « ailleurs ou à un autre moment » pour ne pas risquer inutilement d’être perdus par la « ferraille du champ de bataille ». Ils excellaient dans les intervalles des forces, garantissant la cohérence des dispositifs déployés. Ceci reste partiellement vrai de nos jours, mais l’arrivée des appareils de nouvelle génération couplée à une solide doctrine d’aérocombat a partiellement changé la donne. Progressivement, l’alat est devenue l’« arme des cinq cents kilomètres et des cinquante derniers mètres », capable de porter le combat bien au-delà de la ligne de front et d’assumer la brutalité de l’empoignade finale. Par les capacités des combattants qu’elle transporte dans ses soutes, elle peut agir sur le terrain au plus loin, avec les sapeurs du génie pour détruire des ponts ou avec les artilleurs pour appliquer des feux de mortiers sur des objectifs, quand bien même cela se ferait après une mise en place des pièces par raid aéromobile à plusieurs centaines de kilomètres du point de départ.
Mais avoir besoin d’espaces est une chose, pouvoir les utiliser en est une autre, car leur usage est toujours très réglementé, et ce dès le temps de paix. Lorsqu’une personne regarde voler un avion, elle se dit qu’il est libre comme un oiseau. Elle ne se doute pas qu’il est en réalité le plus souvent dans une cage invisible, sous le regard constant de contrôleurs aériens prêts à sanctionner le moindre écart. À la guerre, tout inconnu sera intercepté, voire détruit a priori. L’utilisation d’espace exige donc de répondre à un certain nombre de prérequis : équipements nécessaires pour être identifié, qualifications requises et inclusion dans un système de planification. Ces autorisations résultent d’un travail en amont, bien souvent invisible, mais incontournable. Ainsi, si l’on veut orienter les procédures dans un sens compatible avec notre style de combat, il faut être présent dans la réglementation, surtout lors de son élaboration. Il est alors logique que la coordination des intervenants dans la troisième dimension soit devenue un sujet majeur, tant cet espace proche du sol sera occupé au combat par tout ce qui vole, avions, hélicoptères, drones et projectiles. Là encore, l’alat, avec ses radars et ses spécialistes du contrôle aérien, possède des capacités non négligeables permettant d’accroître la liberté d’action de l’armée de terre dans ce monde très particulier.
- Espaces immatériels
L’alat est également présente dans les espaces immatériels, tout autant constitutifs de la guerre que les espaces physiques. Le premier est celui des perceptions. La façon dont est ressentie la conduite de la guerre ou les actions sur la volonté de combattre des populations sont autant de domaines clefs. Or l’hélicoptère est un objet qui génère parfois des sentiments irrationnels ; malgré lui, il devient un symbole de puissance. Et quand le symbole est atteint, le contre-message psychologique est très fort. Les images des Américains jetant à l’eau leurs hélicoptères pour fuir le Vietnam ont fait le tour du monde, tout comme celles du film La Chute du Faucon Noir ont hanté bien des esprits en opération. Il faut donc protéger l’image que porte l’hélicoptère. C’est pourquoi, dans toute action d’aérocombat, des moyens de récupération immédiate des équipages abattus et de destruction des épaves sont systématiquement engagés. Un récent combat au Niger a d’ailleurs prouvé la pertinence du concept. L’opération Harmattan a montré combien les raids de l’alat ont semé la terreur dans les rangs des troupes fidèles à Kadhafi, chaque nuit devenant celle où la mort allait frapper. Un équipage abattu et exhibé au grand public leur aurait certainement rendu espoir, et aurait pu faire fléchir le soutien des Français à l’opération. L’image fait donc partie de l’hélicoptère ; elle doit être traitée comme une composante du système d’arme.
Les perceptions renvoient également à des domaines plus techniques, liés au spectre électromagnétique ou aux informations mises à la disposition des équipages. Cet espace informationnel constitue l’un des trois domaines constitutifs d’un hélicoptère de combat, à côté du domaine de vol, qui correspond à ce que techniquement l’appareil peut faire, et de celui des armements, qui découle des performances de la panoplie défensive et offensive. Cet espace des perceptions coiffe les optiques, les senseurs, les systèmes de communication et les données tactiques. On peut même lui adjoindre les moyens de simulation, qui permettent de maîtriser le geste technique, d’affiner la tactique et de développer l’intelligence collective, indispensable au combat en meute. Cet espace des perceptions, qui permet d’acquérir l’information et de la comprendre, constitue une grande partie de la valeur d’un hélicoptère de combat.
Une fois acquises, les données doivent être partagées intelligemment au sein des espaces informationnels de combat. C’est un sujet d’actualité pour l’armée de terre avec la montée en puissance du programme Scorpion, fondé en partie sur l’info-valorisation. Pour les armes aériennes ou navales, c’est un point bien mieux maîtrisé avec les liaisons 16 ou 11. L’alat a été très proactive dans le domaine de la numérisation, à travers le sitalat1, qui constitue une solution aujourd’hui fiable et suffisamment développée pour être intéressante sur un plan opérationnel. Malheureusement, ce système ne communique que très partiellement avec les autres armes, restant un outil relativement privatif. Le partage de données nécessite encore des organisations de circonstances, laissant entrevoir toute la plus-value attendue des systèmes futurs.
- Espaces de combat
Enfin, la dernière catégorie d’espaces est celle des espaces de combat. L’alat est capable d’agir sur l’ensemble du spectre des missions, de la logistique au combat lui-même, en passant par l’appui. Elle excelle cependant lorsqu’elle peut bénéficier de grands espaces, soit en autonome, soit en coordination avec d’autres armes capables de grandes chevauchées. Son champ d’action immédiat se situe dans le domaine tactique, où ses moyens apportent un surcroît de liberté d’action à l’armée de terre. Tigre et Caïman sont devenus les deux anges gardiens des troupes, capables de rétablir une situation compromise, d’évacuer les blessés ou d’apporter les moyens manquants. Lors des combats dans l’Adrar des Ifoghas au Mali en 2013, les hélicoptères du groupement aéromobile Hombori ont, en plus des actions de feu et de renseignement, apporté quotidiennement plus de sept tonnes d’eau aux combattants de Serval qui avaient dû abandonner leurs véhicules pour traquer l’ennemi dans ses sanctuaires. Sans cette eau, aucun combat n’aurait été possible. Aujourd’hui, par l’allonge de ses moyens, l’alat peut ainsi couvrir de très grands espaces ou maintenir une présence dissuasive, à l’exemple du Tigre capable de rester plus de quatre heures en vol lors d’une séquence de combat.
À la puissance des moyens aériens s’est ajoutée celle de l’organisation et de la doctrine permettant de créer une structure interarmes permanente à dominante d’aérocombat (gtia-a) afin de tirer le maximum de synergies des différentes composantes. L’aérocombat permet alors de porter la puissance des troupes débarquées au plus loin, puis de se désengager tout aussi facilement, tout en assurant les manœuvres périphériques nécessaires pour conserver la supériorité locale. C’est un outil de supériorité tactique évident, qui ne demande qu’à servir les principes de l’amiral Guy Labouerie : Incertitude et Foudroyance.
Mais c’est également une capacité stratégique émergente de premier plan. L’aérocombat permet de s’emparer d’un objectif à plus de cinq cents kilomètres, de le tenir le temps nécessaire pour le fouiller ou s’emparer de ce qui est convoité. C’est faire un peu ce que font les forces spéciales, mais avec beaucoup plus de puissance, en restant probablement plus longtemps sur zone. Nous avons alors quitté le domaine tactique et avons franchi le seuil de l’opératif voire du stratégique. La trentaine de raids menés par l’alat à partir de la mer lors de l’opération Harmattan a détruit plus de quatre cents véhicules de combat, ruinant deux brigades, le moral de l’armée de Kadhafi et précipitant la rupture stratégique. L’armée de terre est donc à présent capable de choisir ses objectifs pour détruire son ennemi bien avant qu’il ne soit correctement installé en ligne de bataille, prêt au combat. Elle est capable de choisir le moment décisif sans le subir au terme d’une accumulation de puissance visant l’atteinte du rapport de force favorable. Elle peut le faire par anticipation, en s’affranchissant du mécanisme de montée aux extrêmes. C’est redonner sa chance à la manœuvre et sortir de l’enfer de la logique des guerres industrielles, qui donne la victoire à celui qui aura accumulé le plus de puissance et de matériels.
Bien sûr, cela exige une parfaite coordination avec les autres acteurs stratégiques et requiert un état d’esprit particulier, capable d’oser sortir des schémas habituels pour saisir l’opportunité, organiser au plus vite l’action et obtenir les autorisations nécessaires. Il faut savoir voir vite et loin pour cueillir cet instant éphémère où tout est encore possible, quitte à sortir de la planification en cours. L’histoire montre que la décision tactique s’obtient bien souvent par la combinaison de la rupture et de l’exploitation, deux phases tactiques complémentaires et indissociables conduisant à la victoire. Il faut rompre le dispositif ennemi et porter le fer là où il pourra briser sa capacité de combattre. Malheureusement, bien souvent obnubilés par la rupture, nous ne pouvons exploiter sans dangereusement improviser. Or l’alat est faite pour conduire cette action décisive pour agir au plus loin dans le dispositif de l’ennemi, en conservant toute la réactivité nécessaire pour ne pas se faire engluer. Capable de poursuivre jusqu’au sol ce qui fait la force du combat aérien, notamment sa foudroyance, elle pourra naturellement apporter à l’armée de terre ce surcroît nécessaire d’audace et d’agilité.
L’alat se situe réellement à la croisée des espaces. « Vite, fort et loin » a été sa première devise, caractérisant son action, à travers sa capacité à utiliser facilement les espaces de manœuvre. Elle a également été surnommée « l’arme de l’urgence et de l’initiative », idée qui reprend à la fois les capacités de ses matériels et la souplesse de son état d’esprit.
À la guerre, on fait bien souvent ce que l’on peut, avec ce que l’on a. Mais on le fait aussi avec ce que l’on est. Sur ce plan, l’aérocombat constitue une formidable opportunité pour penser la guerre autrement, refusant le rapport de force systématique global visant à détruire le maximum d’ennemis. L’important est de détruire sa volonté de combattre pour pouvoir construire ensemble un avenir meilleur. Dans ce domaine, la possibilité de s’emparer de zones sans préavis à plus de cinq cents kilomètres de la base de départ doit apporter une nouvelle carte à la façon de faire la guerre. Les moyens d’aujourd’hui doivent nous permettre de trouver une alternative à l’idée que seule la puissance absolue permet d’obtenir la victoire militaire.
1 Système d’information tactique de l’alat, qui fournit en temps réel à l’hélicoptère les données tactiques et l’intègre comme un capteur de données d’un espace numérisé.