La notion d’espace a fait l’objet de bien des débats et études depuis l’Antiquité, dans des domaines aussi vastes que la philosophie, les mathématiques et la géométrie, la géographie ou la sociologie plus récemment. Des débats qui ne sont pas clos et qui sont toujours très vifs. La socio-psychologie, elle, est une discipline récente, dont les travaux sont focalisés sur certains lieux (travail) ou sur certaines situations (domination/obéissance), conçus comme des « espaces » singuliers, générateurs de relations sociales et de comportements psychologiques particuliers. Imaginer la place de l’homme, celle de ses relations psychologiques et sociales, dans les espaces du futur semble donc bien aventureux… Or s’interroger sur les possibles est une exigence aiguë au moment où notre humanité vit des changements majeurs. Après la nécessaire délimitation du sujet, il sera brièvement évoqué quelques-uns des concepts issus de la géométrie, des mathématiques, de la philosophie ou de la sociologie, qu’il sera ensuite proposé d’utiliser sommairement pour tenter d’approcher une lecture socio-psychologique des espaces de demain.
- À la recherche des espaces du futur
Il est toujours salutaire de débuter une réflexion par une définition. Retenons celle qui indique qu’un espace est une étendue, abstraite ou non, ou la perception de cette étendue. L’espace est alors envisagé comme une structure englobante rassemblant choses et lieux. Par exemple, l’espace de travail appréhende dans un même ensemble le travailleur, l’homme, les relations entre collègues, le lieu de travail proprement dit, les objets qui s’y trouvent, les relations avec l’extérieur de cet ensemble… Cet espace/ensemble, aux contours variés selon les disciplines, est corrélé au temps comme unité de mesure, et ce depuis l’Antiquité : Spatium désignait à la fois le lieu (le cirque, l’arène, le stade) et la durée. Cette notion d’espace comme unité temporelle a persisté jusqu’à nos jours dans le traditionnel concept d’espace-temps cher aux tacticiens.
La notion d’espace est née de la géométrie, qui l’a baptisée sous le vocable d’espace euclidien dont les trois dimensions sont le point, la ligne et le plan. Cet espace tridimensionnel a été celui de générations d’écoliers qui, jusqu’à peu, ont conçu le cosmos selon ce triptyque. De leur côté, les mathématiques ont produit de nombreux concepts, envisageant l’espace tantôt comme topologie, tantôt comme unité de mesure (espace métrique), ou comme repère (espace uniforme), quand la statistique a inventé la notion d’espace comme somme des événements élémentaires d’une probabilité. La mécanique quantique a tout bousculé en invitant une quatrième dimension, que pour simplifier nous nommerons vectorielle. Ce rapport nouveau entre l’espace, le temps et le mouvement a donné naissance au célèbre principe d’incertitude d’Heisenberg1, qui renverse la doxa scientifique en affirmant que position et mouvement ne peuvent être connus simultanément avec précision, ce qui rend impossible de prédire une trajectoire. Ce principe est cité ici, car il sera réutilisé, dans une finalité extrapolée à la sociologie, dans la suite du propos.
Il demeure également nécessaire de se remémorer les travaux des philosophes. Depuis Aristote jusque Descartes2, l’espace est conçu comme un contenant, un réservoir tridimensionnel (Euclide) mais vide. Descartes décape cette approche en affirmant au contraire que l’espace est un ensemble de « pleins » : tout sauf vide, c’est une somme de lieux occupés par des « corps ». Kant, lui, énonce que l’espace entre dans le champ de ce qu’il nomme les sensibilités : « L’espace comme le temps est une représentation et plus particulièrement une forme de notre sensibilité. » Cette idée sera l’un des fondements de la phénoménologie de Merleau-Ponty, qui considère l’espace comme une perception phénoménologique subjective.
La sociologie, naissante au milieu du xixe siècle et influencée par la révolution industrielle, s’est focalisée sur l’usine, les systèmes de production, les nouveaux lieux de travail et de vie des ouvriers. Marx posait ainsi que l’espace n’était qu’une variable dépendante des transformations des systèmes productifs. L’industrie (capitalistique) transforme la ville, le territoire, fragmente la société (en classes), crée des enclaves, des ghettos (cités ouvrières, corons, quartiers bourgeois…).
Achevons cette approche trop courte des concepts fondamentaux avec Heidegger et son fameux Dasein (« ici et être »… un nouveau hic et nunc ?), qui introduit une notion essentielle, celle des lieux (espaces) considérés non comme figés, mais comme endroits de passage, de rencontre, d’échanges. Une prémonition des espaces immatériels d’aujourd’hui, qui ne sont que des rencontres électroniques dans un cloud indéfini, d’intentions humaines numérisées.
Du côté de la sociologie, il semble fondamental de rappeler les travaux majeurs de Bourdieu3 et de Rémy4, qui posent que l’espace social, qui ne serait qu’un système de différences, se décline selon deux principes : le capital économique et le capital culturel (de l’individu et par extension du groupe). La tentation est grande d’oser y ajouter le capital technologique (numérique) et le capital biologique/génétique. Sur la base des théories consuméristes, ils ont proposé que l’espace soit reconnu comme une expérience sensible, une somme de perceptions psychologiques, visuelles, tactiles, musculaires et de mouvements (corporels) dans un lieu et une unité de temps donnés (l’usine et l’atelier… ou l’université). Ils ont permis de faire le lien entre le savoir (la connaissance et le savoir-faire ou être) et l’espace dans lequel l’individu peut prendre position. Foucault ira dans le même sens en affirmant que le savoir est le seul principe permettant au sujet d’exprimer un point de vue, de prendre, ou pas, position dans un débat, bref de jouer un rôle social.
- Imaginer demain
Ces bases posées, il devient assez clair que la notion d’espace est à la fois polymorphe et enveloppante. Elle conjugue notamment mental, psychologique, philosophique, social, physique. Par cet assemblage, elle devient un code (social) permettant à la fois de borner, de délimiter, mais aussi de décrypter l’espace (social) considéré. Le vocabulaire courant regorge de ces codes sémantiques afférents à des espaces donnés : espace de travail, espace paysagé, espace vital, espace de détente, espace fumeur, espaces verts, espace culturel….
Ce code social définissant l’espace impose de convoquer architecture, urbanisme, politique, langage, arts et traditions, us et mœurs, échanges et technologies, habitus des habitants de cet espace… Deux exemples assez triviaux. L’espace de la ville et celui de la campagne sont traditionnellement opposés car facilement identifiables selon une multitude de « codes » les définissant : les avenues face aux chemins et aux champs, les immeubles face aux fermes, les cadres et ouvriers face aux paysans, les arts sophistiqués des expositions face aux plaisirs simples et rustres de la nature et au kitch du bougnat…
Autre exemple, très facilement reconnaissable et très codifié : l’espace militaire. Il ne sera bien sûr pas abordé ici la mise en relation clausewitzienne entre temps, force et espace, fondement de la stratégie et du bien connu rapport de force. Il ne s’agit pas de considérer l’espace du champ de bataille où se déroule la confrontation de forces dans un laps de temps donné, mais d’envisager l’espace militaire comme fait social, c’est-à-dire une codification sociale structurée sur des éléments caractéristiques : une architecture particulière (camps, forts, citadelles, casernes), un urbanisme donné (au cœur ou en marge de la cité), une règle politique particulière (le citoyen soldat), un ordre social donné (commandement et discipline), un langage devenu très technicisé (la numérisation de l’espace de bataille ou neb), des arts particuliers (musique militaire, peintres aux armées) et, bien évidemment, un uniforme et des règles sociales pour chaque armée ou chaque arme, force ou service. La littérature sociologique regorge d’études posant le militaire comme « espace » social porteur de multiples codes très identifiables.
Ce qui est intéressant dans cette notion de code, c’est qu’elle est potentiellement porteuse de créativité. En effet, un espace social donné est un grand producteur de codes spécifiques le définissant. C’est le cas chez les militaires pour une opération extérieure (opex). Passons sur tout ce qui relève des lieux ou de l’engagement, qui sont évidemment des vecteurs majeurs de sens ; la codification sociale de l’espace d’une opex intervient également ailleurs : c’est par exemple le look5, un vocabulaire spécifique et des conventions de langage données qu’adopteront les combattants pour telle ou telle mission, un espace de travail propre ou au contraire de détente fédérateur de bien des interactions sociales durant un mandat opérationnel…
Pour reprendre les théories philosophiques, l’espace est donc à la fois contrainte et ressource. « Loin de se réduire à un simple décor, l’espace est porteur d’enjeux6. » Cette affirmation est très éclairante quand on la rapporte au fait militaire (ordre) ou, à l’opposé, aux mouvements contestataires (désordre). Prenons l’exemple de l’espace urbain porteur de tant de symboliques. Il est devenu en tant que tel un espace d’enjeux de représentation. Ce processus a été la base même de mouvements sociaux comme Occupy Wall Street, Indignados, gilets jaunes ou encore ceux à l’aéroport de Hong Kong. Il en va indubitablement de même pour le militaire. La parade du 14 juillet ou l’opération Vigipirate s’appuient sur les mêmes fondements de représentation et de symbolique.
À la question « la quatrième révolution industrielle modifiera-t-elle les espaces sociaux ? », la réponse est donc évidemment « oui ». Les espaces du futur vont bénéficier de transformations majeures, toutes influencées par les technologies de l’information, sans doute également par l’informatique quantique qui arrive, et enfin par la robotisation en train de se généraliser. Du reste, la question, immense et passionnante, du robot comme individu social ne sera pas abordée ici.
- La place de l’homme dans les espaces immatériels et virtuels
Depuis Descartes, esprit et matière s’opposent. La définition même de l’immatériel, ou du virtuel, est qu’il s’agit de constructions de l’esprit, de représentations, de phénomènes. Que deviendra le rapport entre matériel et immatériel quand la technologie s’appuiera de plus en plus sur des constructions abstraites qui permettront à l’esprit de se désencombrer du fardeau du matériel, du corporel, et de se projeter avec facilité dans des espaces inconnus, innovants ou de créativité ?
Reléguer le matériel et le physique en scories d’un passé dépassé par la puissance de l’immatériel numérique et algorithmique, c’est sans doute aller vite en besogne. Il persiste un espace bien réel, celui de la matière, du biologique et de la Nature intangible. L’espace social physique, relationnel, matériel va perdurer, bien évidemment, même s’il sera profondément modifié. Enfin, il faut convenir que l’espace social de demain est, pour ces deux raisons précises, au-delà de toute étude sérieuse. Comment présider et prétendre appréhender des mouvements dont on ne connaît ni la position (cloud et systèmes logiques versus matière) ni les mouvements – qui peut s’avancer de manière sûre sur la façon dont l’humain demain interagira avec la machine ? Les spécialistes de plus en plus nombreux de l’User Experience(ux)7 le savent bien : il est très difficile de prévoir le succès ou non d’une interface et des usages qui en découleront. Le rapatriement du principe d’incertitude semble ici opportun, tant les tectoniques massives en jeu demeurent soumises à des aléas, des imprévisibles, dont la source est devenue plus sociologique qu’ergonomique.
Il convient de préciser le propos. Le point de départ de la réflexion est ici le repère initial fourni par l’espace (un lieu ou une aire donnés) à un moment donné. Ces deux points de départ, espace et temps, pivots indispensables de tout repérage, sont depuis plusieurs années balayés par l’ubiquité conférée par les techniques de communication, et l’accès universel et quasi infini à la connaissance dans tous ses aspects : topographique par les images satellitaires ou celles de logiciels comme Street View ou Google Earth ; encyclopédique grâce aux ressources de savoir, de langage de calcul de l’Internet ; biologique grâce aux logiciels de reconnaissance (faciale, empreintes) ; numérique grâce aux outils simples qui permettent de « tracer et tracker » un individu…. Les écrans sont devenus des espaces quasi vitaux pour l’individu, dans le même temps que l’incertitude génère un doute constant sur les informations qu’ils véhiculent.
Ces modifications considérables des espaces contemporains imposent de s’inspirer à nouveau de la définition de Heidegger : l’espace, c’est un point de rencontre, un passage, une itération, dans un continuum où l’homme en tant que sujet n’est plus qu’une somme d’informations disponibles et commercialisables.
La société de demain se propose encore comme un tout, global pour reprendre l’expression anglo-saxonne, qui intègre de multiples dimensions non étanches entre elles : géographie, histoire, économie, droit, affaires politiques… Ce « tout » social englobant puise son énergie et ses structures dans toutes les technologies de l’information et de la communication, dont ce qu’il est désormais convenu de nommer « réseaux sociaux », mais pas seulement bien sûr. En d’autres termes, et pour l’exemple, caricatural convenons-en, les deux grands espaces puissants vecteurs de sens du passé, l’école de la République et l’armée (de conscription), ont été balayés par la pénétration jusqu’au niveau de chacun des individus les composant (maître/écolier, chef/combattant) des flots incontrôlés générés par le nouvel espace social numérique, ubiquitaire et global. Cette effraction, ouverture béante vers le tout extérieur à ces espaces jadis clos, s’est faite par de simples outils technologiques aussi basiques que le smartphone ou la tablette numérique. Le vecteur de sens de demain sera donc ce « on » global, illimité, anonyme, véhiculé par quelque réseau social, par la « Toile », dont il sera bien difficile de déterminer l’origine concrète.
Face à cette évidence, l’acuité d’une mise en sécurité devient criante pour qui veut préserver l’authentique, le réel, le vrai, et éviter le fake ou, au-delà, l’agression pure et simple à visée destructrice. C’est toute la logique de la technologie blockchain, qui tatoue de manière indélébile toute action numérique, créant ainsi de facto un espace « de confiance » car appuyé sur une trace matérielle ineffaçable donc repérable dans le temps et l’espace.
Demain, tout espace social viable sera donc nécessairement approché dans sa dimension matérielle (qui, quoi, ou, quand) (blockchain), sa conception idéatrice (comment) (algorithme) et sa substance immatérielle (flux entrants et sortants) (datalakes et hébergeurs de données). L’espace militaire, celui des armées, de la défense, procédera plus que tout autre de cette triple approche. Prétendons même qu’il sera créateur de normes de l’espèce tant son objet conduit par nature à définir les limites, à préserver les frontières et, comme le prescrit la Constitution, à garantir la continuité des institutions, à préserver le territoire et la vie des populations.
Avançons ici qu’il existerait de facto une relation de proportionnalité entre l’immatériel s’épanouissant de manière exponentielle et, en contrepoint, le besoin de renforcer la matérialité des limites physiques et des frontières morales. Ce débat n’est pas neuf. Il paraît cependant trouver une acuité nouvelle pour le futur.
À mesure que l’immatérialité, c’est-à-dire l’intelligence artificielle, les algorithmes, les automatismes en tous genres et les assistances universelles, les lacs de données et autres datas analytics, va, avec les réseaux sociaux et les flux d’informations, générer des codes et des comportements individuels et sociaux nouveaux, se renforcera drastiquement le besoin de sécurité, espéré au départ sur un mode certes numérique mais également matériel et aussi solide qu’un mur pare-feu (fire-wall). Belle image, non ? L’espace secure ne devient tel que parce que l’espace de l’incendie ne peut y pénétrer, ou au moins est ralenti…
À ce stade, la sociologie paraît d’un grand secours. Elle permettra de mesurer les espaces du futur selon leurs attributs fondamentaux : la taille (l’échelle), la manière de mesurer cet espace (métrique), la substance de l’espace. Il sera également nécessaire de s’interroger sur les relations des espaces entre eux : interfaces, emboîtements et co-spatialités8.
- L’intérêt des questionnements psychologiques
et d’une méthodologie sociale
Dans les espaces du futur, la psychologie sociale traditionnelle devra être reconsidérée. En effet, quid demain des notions d’attitude, de groupe, d’influence ou de comportement, à l’aune de la pression considérable exercée par les informations disponibles instantanément et isolément sur les moyens de communication numériques individuels ? Comment s’exprimeront les concepts de persuasion (argumentation construite dont l’archétype est la théorie du complot), de manipulation, ou encore de soumission ? Notons que cette dernière sera d’autant plus librement consentie que l’individu a l’illusion de posséder tous les pouvoirs, seul devant son écran dont il serait le seul maître. La vulgate s’égosille sur les fake news « génériques » des réseaux sociaux, mais la malveillance ne peut-elle être plus ciblée, individualisée pour provoquer des comportements attendus ? Du reste la publicité ne pratique-t-elle pas déjà ce type de ciblage au quotidien ?
De son côté, la médecine se veut prédictive, préventive, participative et surtout personnalisée. L’intention est louable, mais prédire et vouloir prévenir une maladie tout en souhaitant personnaliser risque de susciter des comportements d’autorité (si le sujet ne « participe pas »), d’évitement ou de dissimulation (ne pas faire savoir son mal, refuser un traitement ou ne pas en bénéficier en raison de son âge ou de son génome défavorable à une guérison). On n’évoquera pas les possibilités d’interférence de l’industrie pharmaceutique qui, dans une néo-philanthropie bien comprise, souhaitera sans doute faire de la prévention personnalisée à grande échelle, c’est-à-dire récolter les données médicales des patients pour leur « proposer » des traitements préventifs. De vastes questionnements éthiques versus d’immenses profits…
Pour le guerrier, la problématique va immanquablement se situer dans la relation individu/société au travers de trois aspects biens connus : les attitudes et les comportements, la personnalité du sujet/la culture du groupe, enfin les processus de socialisation et d’identité. Plus que tout autre, il conviendra d’étudier chez lui comment s’exprimeront les normes sociales, par qui et comment il sera « influencé », les normes et les rites qu’il conviendra de mettre en place, et enfin ses moyens d’expression. Deux exemples pour sortir de l’abstraction méthodologique : l’absence revendiquée de communication avec le monde extérieur pour l’équipage des sous-marins lanceurs d’engins (effacement voulu de toute influence extérieure) et l’interdiction des téléphones portables pour certaines missions opérationnelles (on parle bien ici d’élimination des contacts avec les influences extérieures outre les problèmes de géolocalisation et les possibilités de compromission).
Ces exemples montrent le périlleux de l’entreprise : jusqu’à quand le militaire de demain va-t-il accepter de se soumettre à ces normes liées à l’espace opérationnel, alors qu’en tant qu’individu social il est au contraire poussé à surconsommer ces moyens de communication et d’information ? Le priver de toute interface avec les espaces libres (extérieurs à l’espace de la force armée) sera-t-il aussi aisé qu’aujourd’hui, pour lui-même mais aussi pour ses proches ? De plus, demain plus qu’aujourd’hui, l’espace du guerrier sera soumis au phénomène des préjugés. À la vitesse de la milliseconde, une image, une vidéo, une information, authentiques ou construites, pourront durablement porter atteinte à la perception sociale de cet espace. Un comportement, un geste, même anodins, seront susceptibles de provoquer des réactions violentes générant une forme de discrimination pour des personnes appartenant à un espace déjà qualifié de « grande muette » tant il semble non pénétrable par les autres espaces sociaux. Comment va réagir l’individu-guerrier écartelé entre ces deux représentations de son univers ? Ou lorsqu’il trouvera sur les réseaux sociaux des stéréotypes qui lui sont appliqués alors qu’ils ne correspondent en rien à ses valeurs ?
Il sera sans doute utile ici de se référer à la sociologie de Maffesoli9, qui introduit le concept de tribus pour des structurations sociales souples et mobiles, bien adaptées à l’individualisme des années 1990. Le pouvoir d’ubiquité conféré par la technologie autorise désormais un super individualisme et des super tribus virtuelles. Le caractère insulaire de l’individu postmoderne replié dans sa bulle protectrice va pouvoir considérablement s’amplifier avec les possibilités technologiques, y compris occultes. Le Virtual Private Network (vpn)10 et le Darkweb11 vont ainsi permettre à l’individu de se dresser « seul » ou en tribu contre un ordre établi et de se jouer des moyens de contrôle. Le phénomène récent des « lanceurs d’alerte » en est une déclinaison explicite. Bien dangereuses illusions. Mais comment protéger le guerrier, le maître, les adolescents… ? La solution passe peut-être par la constitution pour eux d’espaces sociologiques nouveaux, sortes de super tribus secure. Ce vaste chantier social sera modelé par les pratiques, les normes qui vont se créer et, espérons-le, par le pouvoir créatif des sujets de ces espaces sociaux et de leurs chefs.
- La méthode socio-psychologique sera-t-elle utile
pour appréhender les espaces futurs ?
Dans le corpus théorique sociologique, tout espace est outil de communication, de relations, de représentations et de construction de l’individu et du groupe. Arrêtons-nous plus spécifiquement sur l’espace militaire, que nous considérerons de manière arbitraire comme un espace de travail (au sens sociologique). Cet emploi d’une méthode très éloignées de la méthode militaire traditionnelle permettrait de mettre en perspective l’influence de l’espace de travail « militaire » sur la satisfaction, l’efficacité (opérationnelle) et le bien-être des combattants. L’espace militaire doit ici être compris comme l’ensemble des relations, des interactions espace/individu, notamment les relations existant entre organisation et communication dans l’espace de travail singulier qu’est le métier des armes. On ne peut en effet se résoudre à séparer espace militaire (de la militarité) et travail (métier des armes), car les interdépendances sont majeures.
Il ne sera pris ici qu’un seul exemple, issu de l’éthologie et du comportement animal, qui montre à quel point le territoire est un besoin fondamental pour la survie. Le type d’occupation des lieux revêt une importance capitale dans l’organisation sociale qui produit les délimitations, les contraintes liées à l’espace et à ses règles, le tout en relation avec les règles plus générales et les usages du groupe. La territorialisation de l’espace est capitale et elle est déjà souvent la règle. Le combattant a un territoire personnel, souvent réduit à une couchette ou à un sac à dos, mais qui peut aussi être son poste de combat, son siège dans le blindé, son emplacement au pied de l’avion… La territorialisation de l’espace intervient également dans les interactions avec les autres espaces (espaces d’accès contrôlés, espaces numériques, espaces extérieurs…).
Cette méthodologie doit permettre de préparer l’espace militaire à se confronter, bien plus qu’aujourd’hui, aux territoires et espaces émergents des algorithmes et de l’intelligence artificielle. Faire entrer l’Autre dans « son » territoire n’est déjà pas facile, mais quand il s’agit de l’intelligence d’une machine, ou d’un processus logique que l’on ne contrôle pas, l’affaire se révèle encore moins aisée.
Cette méthodologie socio-psychologique porte une dimension très optimiste bienvenue en conclusion. En effet, abordant par principe la psyché individuelle, le comportement du groupe, et tout le faisceau de relations complexes s’entremêlant dans un espace donné, elle permet d’intégrer les nouvelles technologies, dites « disruptives », et de sacraliser la position de l’humain. Au lieu de l’aliénation prévue par les Cassandre en tous genres de l’Apocalypse numérique, cette approche replace l’humain au cœur de tout processus social ou individuel (décisionnel et de représentation). Influence et manipulation sont démasquées, l’espace social et ses structures physiques sont reconnus comme porteurs de sens très vertueux pour le sujet. Le groupe (espace social) en tant que tel, avec ses chefs, ses leaders, ses donneurs d’exemple et ses porteurs de valeurs, trouve une nouvelle légitimité face aux assauts de l’atomisation individualiste permise par le numérique. Du reste, ne parle-t-on pas désormais des « influenceurs » très recommandables ?
Il y a fort à parier que le retour au réel physique, au concret palpable, sera revivifié non comme un retour désuet au passé (« c’était mieux avant »), mais au contraire comme le socle robuste d’un nouveau contrat social où l’espace numérique, celui de l’ia et du virtuel, sera individualisé et bien mieux disjoint qu’aujourd’hui de l’espace social réel. Il n’est qu’à observer le succès des jeux d’ordalie qui envahissent les chaînes de télévision, ou le succès des stages qualifiés de « commando » ou d’« aguerrissement » proposés aux jeunes cadres et dirigeants pour les « reconnecter » entre eux et avec le réel.
Les armées, une fois encore, vont ouvrir les voies de ce nouveau contrat social, car leur espace l’exige : c’est un espace avant tout humain, essentiellement humain, devenu technologique, tenu par le secret, garant de la sécurité du pays. L’arme intelligente oblige plus que l’arme traditionnelle. L’automatisme de l’algorithme impose plus que jamais la présence en amont de la « bonne » décision humaine, éthique, responsable, exemplaire… Les espaces extra-atmosphériques et cyber ont en commun l’infini et en corollaire d’immenses vulnérabilités. Comme avec les technologies émergentes jadis (télégraphe, téléphone, ordinateur…), l’espace militaire va contribuer à construire un ensemble de règles générales, y compris sociales, régissant leur emploi et leurs usages. L’espace militaire est celui des frontières, des limites et des confrontations aux bordures. Le soldat est le spécialiste incontesté du règlement de tous ces conflits de « limites » par des postures défensives, interventionnistes ou dissuasives. Avant l’action qui lui est demandée par le politique, il sait reconnaître la nature et les risques portés par une menace. Affirmons ici que son espace futur sera singulièrement plein. Avec le cyber et le spatial, il établit déjà les normes, codes et postures dont la société s’inspire pour s’approprier les codes sociaux nécessaires à la survie et la sécurité de l’espace immatériel collectif.
C’est en ce sens que l’espace social est bien un espace de créativité. Et c’est là que l’espace militaire pourra une fois encore explorer l’inconnu, borner les limites, structurer les interfaces, proposer l’innovation, établir les normes sociales de bon sens et continuer à fédérer en ses rangs des soldats, êtres humains convaincus des valeurs traditionnelles, mais également attirés et pétris par ces valeurs nouvelles nées en son sein.
1 S. Haroche, « Une exploration au cœur du monde quantique », in Y. Michaud, Qu’est-ce que l’univers ?, Paris, Odile Jacob, 2001.
3 P. Bourdieu, « Espace social et genèse des “classes” », Actes de la recherche en sciences sociales n°s 52- 53, 1984, pp. 3-14, et La Distinction. Critique sociale du jugement, Paris, Éditions de Minuit, 1979.
4 J. Rémy et L. Voyé, La Ville. Ordre et violence, Paris, puf, 1981, et J. Rémy, L’Espace, un objet central de la sociologie, Paris, Érès, 2015.
5 On se souviendra par exemple du look « trappeur » des militaires engagés en Afghanistan, « désert-brousse » de Barkhane, ou « jungle » en Guyane.
6 J. Rémy, op. cit., p. 34.
7 Spécialité des technologies de l’information focalisée sur l’interface entre l’homme et le système logique.
8 G.-N. Fischer, Psychologie sociale de l’environnement, 2011, pp. 195-219.
9 M. Maffesoli, Le Temps des tribus, Paris, La Table ronde, 1988.
10 En informatique, un réseau privé virtuel (vpn et rpv au Québec) est un système permettant de créer un lien direct entre des ordinateurs distants, qui isole leurs échanges du reste du trafic se déroulant sur des réseaux de télécommunication publics.
11 Le Darkweb, Internet clandestin, est le contenu du World Wide Web qui existe sur les Darknets, des réseaux overlay qui utilisent l’Internet public mais sont seulement accessibles à partir de logiciels, de configurations ou d’autorisations spécifiques.