Inflexions : Mon général, à la lumière de votre expérience de sous-chef opérations de l’état-major des armées, quel regard portez-vous sur le contexte géostratégique du moment ?
Didier Castres : Dès lors que nous cherchons à décrire le contexte géostratégique pour en tirer des conclusions de nature opérationnelle, nous devons éviter trois « ornières » idéologiques : la première est celle qui consiste à continuer de le regarder avec les « yeux » d’avant et à l’aune des critères d’avant ; la deuxième est celle qui nous enferme dans l’utopie anesthésiante d’un monde inscrit dans une marche inexorable vers la paix perpétuelle – fin de l’histoire pour les uns, noosphère du révérend père Teilhard de Chardin pour les autres – ; la troisième enfin, est celle qui interprète chacune de ses inflexions comme un changement de monde.
Nous n’avons pas changé de monde. Mais il m’apparaît que la conjugaison de la mondialisation, de la révolution numérique et de la disparition de l’ordre bipolaire issu de la guerre froide, auquel rien n’a encore succédé, a fait émerger des tendances géostratégiques qui doivent nourrir et structurer nos réflexions politico-militaires. J’en retiens trois, majeures.
Depuis une dizaine d’années, nous voyons le cycle des crises, voire des surprises stratégiques, s’accélérer au point d’en faire non plus un état d’exception mais un état permanent : subprimes en 2007, crise de l’euro en 2010, printemps arabes en 2011, Daech en 2013, flux massifs de migrants depuis 2014, Brexit en 2016… Ceci doit nous conduire à vivre, à penser et à nous préparer avec cette épée de Damoclès d’incertitude stratégique, loin du confort de mondes dangereux mais prévisibles.
La soudaineté avec laquelle ces crises se déclenchent, l’onde de choc mondiale qu’elles provoquent ainsi que la difficulté à identifier rapidement leurs acteurs et leurs « principes actifs » font de la force armée le régulateur premier de l’ordre international.
Enfin, le corollaire du point précédent est une forte désinhibition politique et diplomatique vis-à-vis du recours à la force armée dans la résolution des crises associée à une aussi grande désinhibition des militaires à recourir à l’intégralité des capacités dont ils disposent, capacités dont la létalité a probablement été multipliée par trois ou quatre en moins d’une génération.
En fait, nous redécouvrons avec étonnement que le monde est tragique et que la guerre, quelle que soit sa forme, est inhérente au genre humain. C’est in fine le « soldat » qui est directement confronté à une part importante du tragique du monde. Il doit « faire avec » les normes et l’incertitude, l’ambiguïté et les circonstances, la puissance de ses armes et la violence parfois sans limites de son ennemi. Aujourd’hui, probablement plus que pour les officiers de ma génération, un discernement, une exigence éthique et déontologique accrus s’imposent aux chefs militaires de tous les niveaux.
Inflexions : Comment appréhendez-vous les crises auxquelles nous faisons face aujourd’hui sur la scène internationale ?
Didier Castres : Je voudrais évoquer cinq erreurs que nous commettons communément. La première d’entre elles est de vouloir appliquer aux crises, quelles qu’elles soient, des solutions toutes faites héritées de crises passées, qu’elles aient été résolues ou non par ce truchement. Nous avons tendance à vouloir agir en Irak comme en Afghanistan, en Centrafrique comme au Mali, au Soudan comme au Darfour. C’est vouloir croire que les crises seraient des modèles mathématiques orthonormés. Or chacune est spécifique, chacune a des racines et un écosystème qui lui est propre. Et nous devons leur appliquer du « sur-mesure », pas du « prêt-à-porter » ou du « prêt-à-penser ». Ceci suppose que nous prenions le temps de comprendre chaque crise et de l’apprendre dans sa complexité historique, politique et sociétale avant de chercher à lui appliquer un « protocole médical » importé.
Notre deuxième erreur est, en général, de n’observer et de n’envisager l’évolution et la résolution d’une crise qu’au travers du seul prisme de l’action militaire. Or si le recours à la force armée permet de rééquilibrer les rapports de force, de retarder l’acmé, d’affaiblir les protagonistes, elle ne permet jamais, seule, de résoudre le conflit. Nous devons agir simultanément sur l’ensemble des facteurs qui ont déclenché et alimentent la crise sans se laisser fasciner par l’unique action militaire et sans juger de son évolution sur la base des seuls indicateurs de nature sécuritaire, toujours insuffisants et parcellaires.
La troisième erreur est de prendre insuffisamment en compte les délais qu’exige la résolution d’une crise dès lors que la violence s’y est installée. Ils ne se mesurent pas avec un chronomètre, ni même avec un calendrier des saisons, mais presque à coups de décades : plus de dix ans au Kosovo, quinze ans pour l’Irak, quinze ans pour l’Afghanistan. Quand nous nous engageons, nous devons donc intégrer cette dimension temporelle et élaborer une stratégie de moyen ou long terme, constante et résiliente.
La quatrième erreur est de considérer les crises comme des phénomènes cloisonnés et séparés géographiquement. Or celles que nous connaissons aujourd’hui, et plus particulièrement celles liées au terrorisme djihadiste, ne peuvent être réglées séparément ou successivement : chacune interagit avec une autre, son centre de gravité est susceptible de migrer géographiquement et de muter génétiquement. À ce système de crises, nous devons apporter une réponse « système », globale et englobante.
La cinquième et dernière erreur que nous avons tendance à commettre est d’agir sous le coup de l’émotion, sous la pression des médias et dans la précipitation. Les exemples, hélas, ne manquent pas où la réaction et l’engagement de moyens militaires « valent » stratégie.
Inflexions : Quelles sont, selon vous, les conséquences de cette nouvelle conjoncture ?
Didier Castres : Les cinq erreurs que je viens d’évoquer sont d’autant plus difficiles à éviter que nous assistons à une transformation de l’environnement géopolitique des crises. La question se pose en effet de savoir si on assiste aujourd’hui à une simple évolution ou à une rupture plus radicale du contexte des crises et guerres passées. J’en suis venu à considérer que l’évolution du cadre géopolitique actuel s’apparente à celle qui définit les standards des logiciels. On dit qu’un logiciel informatique passe du « standard 2.0 » au « standard 3.0 » : il n’y a pas vraiment de rupture, mais il évolue profondément. Ainsi, je crois effectivement que notre environnement géopolitique a évolué vers le « standard 3.0 » sous l’effet conjugué de cinq paramètres qui devraient être pérennes dans les dix à quinze années qui viennent.
Le premier paramètre, même s’il peut être considéré comme un truisme, c’est la mondialisation. Les crises actuelles ne sont pas mondiales, mais elles se sont indiscutablement mondialisées depuis le début des années 2000. La mondialisation, qui est une évidence dans les domaines de l’économie, des finances, des communications ainsi que des flux des personnes et des biens, a brusquement fait irruption dans celui des crises. Nous observons très clairement ce phénomène, que certains commentateurs ont appelé « glocal », à travers le cas syro-irakien. Ce conflit était initialement et dans sa dimension sécuritaire très précisément localisé, mais il est alimenté par des flux financiers internationaux, des flux de combattants provenant d’une centaine de pays, des technologies qui elles aussi viennent du monde entier.
Cette brutale mondialisation rend inopérante aujourd’hui la notion de « théâtre d’opérations ». Il convient ainsi d’agir sur tout ce qui alimente la crise et pas uniquement sur la seule problématique sécuritaire dans son foyer d’origine. D’une certaine façon, la mondialisation a supprimé la règle de la tragédie grecque : unité de lieu, d’action et de temps. On observe une démultiplication et une interaction croissantes des causes et des acteurs, dans le temps et dans l’espace, de tous les foyers où naissent et s’entretiennent les crises, et il faut pouvoir agir simultanément sur tous et sur chacun de ces foyers.
Le deuxième paramètre, c’est la continuité entre les crises extérieures, les crises internationales et la sécurité intérieure. J’observe qu’y compris dans les « années noires », il y a vingt ou trente ans, du temps du terrorisme d’inspiration iranienne, algérienne ou libyenne, les conséquences des crises internationales sur la sécurité du territoire national restaient, somme toute, assez limitées. Désormais, cette continuité est avérée. La France en a malheureusement souffert dans sa chair à plusieurs reprises. Notre pays n’est évidemment plus à l’abri – et, probablement, ne le sera plus – d’un nouvel attentat de la part de ceux qui les fomentent en Irak, en Syrie, en Libye ou ailleurs.
Cette situation nouvelle a des conséquences importantes sur la façon dont la réponse de l’État et, notamment, les opérations militaires doivent être conçues. Il s’agit tout d’abord de beaucoup mieux coordonner que nous ne le faisions jusqu’à présent ce que l’on appelle la « bataille de l’avant », à savoir l’emploi des forces armées sur les théâtres d’opérations extérieures, et la « sécurité de l’arrière », c’est-à-dire la mission des forces de sécurité intérieure sur le territoire national. Auparavant, il existait une séparation assez nette : les armées à l’extérieur des frontières, les forces de sécurité intérieure sur le territoire national. Cette distinction est moins pertinente et il est impératif d’assurer la continuité entre l’extérieur et l’intérieur de nos frontières, et d’en améliorer la coordination. Ceci impose d’entrer de plain-pied dans la logique de l’« inter » : interservices, interministériel, international. Plus aucune des crises auxquelles nous sommes confrontés au plan international n’est gérable par un seul ministère ou par un seul pays. Il convient donc de développer une véritable approche globale et de mieux coordonner les services dans notre propre pays, mais également tous les acteurs impliqués dans la résolution d’une crise : les organisations internationales, les pays tiers, les ong, les entreprises et, probablement, les sociétés de sécurité privée.
La mutation de nos adversaires constitue le troisième paramètre que je retiens de l’évolution du contexte géopolitique. Nos adversaires actuels ou potentiels sont en effet en train de muer. Ils muent en se servant du droit existant, en exploitant les zones de non-droit ou les failles de ce droit, en profitant de sa faiblesse et de celle des États. Certains groupes terroristes veulent aujourd’hui s’arroger les pouvoirs régaliens d’un État, en contradiction et en opposition avec le droit international, à l’image de ce que tente Daech en Syrie, en Irak et en Libye, ou Boko Haram dans la partie nord du Nigeria. Mais il existe également des organisations mafieuses de trafiquants de drogue qui, en Amérique latine, disposent quasiment des pouvoirs d’un État. Nous sommes donc confrontés d’un côté à des bandes qui se battent comme des États et, de l’autre, à des États qui se comportent et combattent comme des bandes, à l’exemple de ce qu’a fait la Russie dans le Donbass ukrainien. Dans le second cas, nous avons à faire face à un adversaire qui se présente comme un État, mais qui ne dispose d’aucune légitimité et avec lequel on ne peut pas négocier diplomatiquement ; dans le second cas, nous sommes confrontés à des acteurs étatiques qui refusent d’assumer leurs responsabilités et de négocier au niveau diplomatique. Cette nouvelle situation pose des questions cruciales car elle remet en cause la formule de Clausewitz, « la guerre est le prolongement de la politique par d’autres moyens ». En effet, face à Daech, comment pourra-t-on trouver une issue politique à la crise ? Quelle politique est-elle possible s’il n’y a pas d’interlocuteur légitime ? Par conséquent, de quoi la guerre et l’emploi de la force sont-ils désormais le prolongement ?
Le quatrième paramètre qui contribue à l’évolution de ce contexte géostratégique est l’érosion du droit international alors même que nos sociétés sont, au contraire, dans une logique de judiciarisation croissante. Je constate en effet cette érosion dans tous les domaines : droits de l’homme, droits sociaux, droits économiques, droit pénal international, jus ad bellum et jus in bello... Ce droit normatif est bien sûr complètement ignoré et rejeté par les proto-États comme Daech. Mais il est aussi de plus en plus contesté – à bas bruit pour l’instant – par tous ceux qui considèrent qu’il leur a été imposé, en contradiction avec leurs cultures, leurs modèles sociaux et politiques et leurs intérêts. Il est parfois même contourné par ceux-là mêmes qui en sont à l’origine. Enfin, il ne couvre pas tous les nouveaux espaces émergents de la mondialisation. Or c’est bien le droit qui régule les conditions de l’emploi de la force par les États. C’est un point de vigilance particulier pour nos opérations. Face à des adversaires qui n’ont pas les mêmes questionnements, il nous faut éviter les deux écueils que génère cette situation : l’exaltation dans l’emploi de la force – c’est la guerre sans règles –, et l’inhibition dans l’emploi de la force – c’est la guerre avec le code pénal sous le bras…
Le cinquième paramètre que je voudrais souligner est la « fatigue » de la guerre des pays occidentaux, en particulier européens. Les raisons ne manquent pas. Les Américains, les Britanniques et un certain nombre de leurs alliés combattent presque sans discontinuer depuis plus de dix ans : depuis 2001 en Afghanistan et depuis 2003 en Irak. Pour des raisons qui sont liées à cette « fatigue », à cette usure, au coût financier de ces conflits, mais aussi pour des raisons de politique intérieure et parce que les opinions publiques sont probablement beaucoup plus sensibles qu’auparavant aux pertes, on assiste à un regain d’intérêt pour le soft power. La réticence certaine, notamment des pays européens, à des engagements dans lesquels il est probable qu’ils payent le prix du sang, pousse à développer des modes d’action plus indirects (« lead from behind », « light footprint operations »…) et à privilégier les aides financières ou les actions de formation sur les interventions directes.
Une conséquence de cette « fatigue » occidentale est que les engagements militaires ne se font plus, ou quasiment plus, dans le cadre des structures militaires traditionnelles de l’otan ou de l’Union européenne. Ils se déroulent le plus souvent dans le cadre de coalitions ad hoc, c’est-à-dire de coalitions qui se constituent en fonction des intérêts des pays participants. Se pose donc la question de l’interopérabilité. Il faut certes pouvoir s’engager avec les armées les plus modernes, mais il convient aussi d’être capable de combattre au côté de pays qui n’ont pas les mêmes standards militaires que nous, comme un certain nombre d’États d’Afrique subsaharienne ou du Moyen-Orient. En conséquence, il faut développer cette interopérabilité au plan technique, évidemment, mais aussi au plan culturel. Les processus de standardisation comme ceux de l’otan sont certes utiles, mais ils ne sont pas suffisants pour bien combattre ensemble. L’interopérabilité ne consiste pas simplement à juxtaposer des soldats pour conduire des opérations communes. Il faut que ceux-ci se connaissent, qu’ils connaissent leurs cultures respectives, qu’ils se comprennent, parce que c’est indispensable pour une action de combat vraiment efficace. En fait, il faut « apprendre les autres ».
Inflexions : À vos yeux, l’ennemi a-t-il profondément évolué ?
Didier Castres : Le contexte géopolitique a changé, entraînant de facto une transformation de l’espace de bataille. Notre adversaire le plus probable pendant les dix à quinze années qui viennent est un ennemi « asymétrique » ou « hybride ». Ses caractéristiques ont des conséquences très précises sur notre mode d’organisation et sur les capacités qui doivent être développées.
En premier lieu, cet ennemi privilégie dans ses modes d’action l’utilisation de la population comme « bouclier ». C’est pourquoi l’exigence de discrimination dont on doit faire preuve dans l’emploi de la force entre l’ennemi que l’on veut neutraliser et la population qui le protège est extrêmement délicate à respecter. Or les dommages dits « collatéraux » ne sont pas tolérables éthiquement, mais ils ne sont pas non plus acceptables au plan militaire, parce que lorsque l’on tue un non-combattant dans le cadre d’une opération, il est hautement probable que l’on fasse se soulever contre nous des dizaines de nouveaux opposants. Cette exigence éthique et opérationnelle se traduit par des impératifs de précision pour nos armes et nos munitions, d’exactitude dans nos modes d’action et, de façon générale, de maîtrise de la force.
En second lieu, notre ennemi refuse le combat frontal, il esquive systématiquement l’affrontement direct, sauf s’il l’a décidé. De ce fait, il maîtrise parfaitement les logiques de dilution puis de concentration pour une action donnée. Un mode d’action qui rend inaccessible l’idée même d’éradication. Dans les affrontements de cette nature, la logique clausewitzienne peine à s’appliquer. On ne déclare plus la guerre, il n’y a plus de bataille décisive. Nous pouvons en conclure qu’il ne faut pas nous limiter à la destruction du capital militaire de l’ennemi, c’est-à-dire à une guerre d’attrition, mais plutôt rechercher à asphyxier notre adversaire en asséchant les flux de toutes natures qui l’alimentent. Il s’agit de le priver de combattants étrangers, de financements, d’accès aux technologies... Selon moi, la grande nouveauté des guerres contre des ennemis hybrides réside ainsi dans ce qu’elles nous imposent de passer d’une logique de « stocks » et de destruction de stocks ennemis à celle de flux et d’assèchement de ces flux.
Inflexions : Dès lors, dans quel cadre les protagonistes agissent-ils réellement ?
Didier Castres : Le champ de bataille, de façon classique, inclut la terre, l’air, la mer et le milieu sous-marin. Désormais, à ces quatre dimensions traditionnelles, il faut en ajouter deux nouvelles qu’il s’agit, a minima, d’intégrer dans nos réflexions. La première, c’est le champ des perceptions, champ qu’il convient de réinvestir, car on ne peut laisser Daech diffuser librement sa propagande mortifère. Quelques chiffres suffisent pour quantifier la propagande djihadiste : nous avons recensé deux mille sept cent soixante-six sites Internet pro-Daech en langue française (soit seulement 20 % de l’ensemble des sites de cette organisation) ; les djihadistes échangent quarante et un mille tweets par jour, qui sont suivis par trois millions de followers. Par conséquent, il nous faut pouvoir agir dans le champ des perceptions beaucoup plus puissamment et efficacement. Il convient donc d’interdire et de combattre la propagande ennemie et, simultanément, de proposer une alternative crédible aux populations.
Les autres dimensions nouvelles du champ de bataille sont l’espace extra-atmosphérique et le cyberespace, qui doivent être intégrés avec beaucoup plus d’acuité dans nos réflexions. Notre supériorité militaire tient incontestablement pour une grande part à notre utilisation de l’espace et du cyberespace. Mais c’est aussi notre talon d’Achille. Par conséquent, nous devons intégrer cette dépendance de façon beaucoup plus active, dans ses dimensions à la fois défensives et offensives, au cadre de nos opérations, et ce, ab initio, dès leur planification.
Inflexions : Comment agir efficacement face aux crises actuelles ?
Didier Castres : Pour combattre efficacement cet adversaire asymétrique qui se disperse sur des distances immenses, qui dispose d’un système de commandement extrêmement souple et qui sait très bien se protéger, trois impératifs s’imposent à nous. Tout d’abord, il faut inverser le principe d’incertitude. Aujourd’hui, c’est presque toujours notre ennemi qui a l’initiative. C’est lui qui décide où et quand poser un piège explosif, tirer des roquettes, tendre une embuscade... Or on ne peut espérer prendre l’avantage et in fine l’ascendant sur lui que si l’on reprend l’initiative. Cela passe par entretenir un état d’incertitude sur nos actions, nos intentions, nos objectifs, nos cibles... C’est difficile parce que nos forces sont des forces modernes qui ont besoin d’une logistique importante, donc qui restent relativement lourdes et prévisibles. Quand nous arrivons sur un théâtre d’opérations, nous ne pouvons pas faire comme nos adversaires qui se fondent dans l’immensité du désert ou au sein des populations ; il nous faut nous installer, déployer des entrepôts de carburant, mettre en place des convois de ravitaillement... Notre puissance technologique est de ce point de vue notre vulnérabilité tactique. Donc, il s’agit d’inverser le principe d’incertitude par la recherche permanente de la surprise, par la vitesse, par des modes d’action innovants, voire déroutants...
Le deuxième impératif, qui est extrêmement structurant pour nos opérations étendues sur des zones si grandes, est de développer le principe d’ubiquité : nous devons pouvoir agir à tout moment en tous points de nos zones d’opération. Or déclencher une opération depuis N’Djaména pour intervenir à Tombouctou revient à décoller de Paris pour Varsovie, partir du Gabon pour sauter sur Tombouctou, c’est comme partir de Paris pour sauter sur Moscou. Telle est la réalité des distances. Par conséquent, dans notre modèle d’armée, il nous faut maintenir et développer des équipements très endurants, qui aient une grande allonge et qui nous permettent d’intervenir rapidement en tous points de nos zones d’action.
Le dernier impératif, et non le moindre, est le principe de foudroyance. Notre ennemi se protège par des mesures qui nous paraissent moyenâgeuses : il est revenu aux pigeons voyageurs, aux messagers, à la boîte aux lettres morte... Mais ces techniques sont efficaces. De plus, il reste toujours sur ses gardes et ne commet que rarement des fautes de sécurité. C’est pourquoi nous devons impérativement développer le principe de foudroyance, c’est-à-dire que quand il fait une erreur ou qu’il se dévoile, nous n’avons pas le droit de ne pas le neutraliser car l’occasion risque de ne pas se représenter avant longtemps. Cet impératif nous impose de disposer notamment de moyens de renseignement performants, avec des boucles d’exploitation resserrées, des postes de commandement réactifs, ainsi que des moyens d’intervention et de feux rapides, précis et puissants.
Incertitude, ubiquité, foudroyance, ce sont ces impératifs sur lesquels travaillent les états-majors en ce moment pour infléchir, voire pour réformer, à la fois notre réflexion tactique et nos futures capacités militaires.
Inflexions : Quelles sont les conséquences pour le soldat de cet « effet ciseaux » entre un cadre normatif de plus en plus flou au plan international et une judiciarisation accrue de l’action sur le terrain ?
Didier Castres : Dans un contexte d’engagement où les séparations deviennent floues voire caduques, c’est donc la capacité individuelle et collective à gérer l’incertitude qui servira de garde-fou pour permettre de répondre à une situation de crise tout en respectant, dans l’esprit, un cadre normatif incomplet ou défaillant. Cette aptitude repose d’abord sur celle des chefs, politiques et militaires, à clarifier des situations complexes et à donner du sens à l’action afin de permettre au soldat déployé de prendre des décisions en conscience et avec la conviction d’agir pour le bien commun. L’appréhension parfaite de la mission et du cadre de l’action demeure en effet la condition essentielle de l’efficacité opérationnelle. Mais quand les normes ne suffisent plus ou que les limites s’estompent, c’est bien le « bagage » personnel du soldat qui vient pallier le manque de repères. C’est dans ces instants que les valeurs incarnées et transmises par les armées prennent tout leur sens : volonté, ténacité, maîtrise de soi, force de caractère, loyauté, respect, courage, esprit d’équipe deviennent autant de palliatifs à des normes et à des repères qui font défaut.
Le cadre normatif n’est pas et ne sera jamais l’alpha et l’oméga de l’emploi de la force légitime. On ne gère pas le chaos, la violence aveugle, l’ambiguïté et l’incertitude avec des normes, des standards ou même des traditions. Un corpus de normes trop restrictif peut même s’avérer dangereux en créant chez le militaire une inhibition extrême qui le conduirait à la faute par omission. À l’avenir, pour faire face à la complexité grandissante et à l’effacement des normes, le soldat sera donc vraisemblablement appelé à sortir de plus en plus de son rôle de parfait exécutant pour se faire « outil pensant » et décideur à son niveau. Le « caporal stratégique » du général Krulak a encore de beaux jours devant lui…
Propos recueillis par Guillaume Roy