D’un point de vue physique, on ne connaît rien de plus violent que les réactions nucléaires. En effet, ces réactions, de fission (éclatement du noyau d’un atome de matière) et plus encore de fusion (création d’un noyau unique à partir de deux noyaux différents), produisent en un temps infime une énergie bien supérieure à celle créée par tous les phénomènes chimiques ou mécaniques connus. C’est l’énergie nucléaire décrite par Albert Einstein dans une lettre au président des États-Unis d’Amérique Franklin Delano Roosevelt, le 2 août 1939, de la manière suivante : « Il est devenu possible d’envisager une réaction nucléaire en chaîne dans une grande quantité d’uranium, laquelle permettrait de générer beaucoup d’énergie et de très nombreux éléments de type radium. […] Ce fait nouveau pourrait aussi conduire à la réalisation de bombes, et l’on peut concevoir – même si ici il y a moins de certitudes – que des bombes d’un genre nouveau et d’une extrême puissance pourraient être construites. » Dans ce courrier, Einstein alertait le président sur le risque que les Allemands, alors sous le régime nazi, puissent parvenir à développer de telles bombes dans un délai de quelques années. Roosevelt prit cette menace très au sérieux et mit en place l’organisation qui allait permettre aux Américains de se doter les premiers d’une arme atomique.
Utilisée dans des armes, l’énergie nucléaire leur procure, à masse constante, un pouvoir de destruction inégalé qui se caractérise par des effets différents selon que l’explosion a lieu hors de l’atmosphère ou en son sein. Ces effets sont classés traditionnellement en trois catégories : mécaniques, thermiques et radioactifs.
Hors de l’atmosphère, les rayonnements émis par l’arme se propagent à des distances considérables et créent des effets essentiellement radioactifs dont le plus connu est l’impulsion électromagnétique nucléaire. Ces effets peuvent bouleverser la vie quotidienne des personnes vivant à plusieurs milliers de kilomètres de l’explosion en empêchant le fonctionnement de la quasi-totalité des équipements électroniques.
Si l’explosion nucléaire se produit dans l’atmosphère, sa portée est plus réduite mais, outre un effet d’impulsion électromagnétique de basse altitude similaire à celui décrit ci-dessus, elle produit au contact de l’air des effets tristement célèbres depuis Hiroshima et Nagasaki : lumière, souffle, chaleur, rayonnement. Les trois premiers provoquent des destructions massives et des incendies comme lors de l’utilisation de bombes conventionnelles, mais cela de façon instantanée et extraordinairement plus puissante. Les rayonnements affectent aussi les êtres vivants et les équipements instantanément, et dans la durée. En effet, l’explosion terminée, les produits résiduels dégagent encore de l’énergie, certains pendant plusieurs décennies voire plusieurs siècles, et il faut éliminer ces déchets pour rendre la vie à nouveau possible sur les sites dévastés. On parle alors d’opérations de décontamination.
Lors des bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki, ce qui frappe les imaginations, ce qui apparaît extraordinaire aux contemporains, ce n’est pas l’ampleur des destructions (quatre-vingt mille victimes immédiatement à Hiroshima) – on a déjà vu pire au Japon lors des bombardements de Tokyo, Nagoya, Osaka et Kobé ou en Allemagne à Dresde, Berlin et Hambourg –, c’est le fait que chacun de ces bombardements ait été réalisé par un seul avion, par une seule bombe. Ainsi, à Hiroshima, il aurait fallu rassembler plus de mille cinq cents Superforteresses ou B-29 pour produire de telles destructions avec des bombes classiques, explosives ou incendiaires. D’ailleurs, les Américains avaient décidé d’épargner Hiroshima et Nagasaki avant les bombardements nucléaires afin que la démonstration de puissance soit flagrante.
Il apparaît aussi lors de ces explosions que, comme les armes chimiques, les gaz de combat, les armes nucléaires continuent à tuer après l’explosion elle-même du fait des rayonnements émanant des produits de fission ou de fusion. Avec le décès des blessés graves et les victimes des radiations, on compte soixante mille morts supplémentaires à Hiroshima dans l’année qui suit le bombardement.
L’arme nucléaire est réellement effrayante. Tellement effrayante qu’elle va donner une efficacité nouvelle à une fonction stratégique jusqu’alors peu utilisée à l’échelle mondiale : la dissuasion.
Le processus n’est pas immédiat et la relation entre puissances nucléaires, et entre puissances nucléaires et non nucléaires, va évoluer au fil du temps. Considérée au départ comme une super-munition, l’arme nucléaire devient, entre 1945 et 1963, une arme politique dont la décision d’emploi échappe aux militaires, si tant est qu’elle leur ait appartenu un jour. Pendant la guerre de Corée, le refus du président Truman d’engager l’arme nucléaire en avril 1951 pour stopper la progression des armées chinoises et nord-coréennes provoque le limogeage du général MacArthur. Cette période se termine en 1963, après la crise de Cuba (octobre 1962) qui marque l’avènement de la dissuasion : la logique de dissuasion réciproque entre les forces américaine et soviétique débouche sur le non-engagement des armes nucléaires et évite même l’affrontement des forces conventionnelles.
Dès 1957, le professeur Henry Kissinger définit ainsi le concept de dissuasion : « La dissuasion est la tentative faite pour empêcher un adversaire d’adopter une certaine ligne d’action en lui opposant des risques qui lui paraissent sans commune mesure avec aucun des gains escomptés. » En 1977, dans Stratégies nucléaires, le général français Poirier précise que « l’art de dissuader n’est pas celui de contraindre – comme la guerre –, mais celui de convaincre ». Revenons en 1959 : le 14 janvier, lors d’une conférence de presse, le général de Gaulle déclare : « Nous sommes à l’ère atomique et nous sommes un pays qui peut être détruit à tout instant, à moins que l’agresseur ne soit détourné de l’entreprise par la certitude de destructions épouvantables. » C’est le pouvoir égalisateur de l’atome. Un petit pays comme la France peut dissuader une puissance mondiale comme l’Union soviétique. La dissuasion du faible au fort permet aussi de s’affranchir de la tutelle d’une grande puissance alliée, en l’occurrence les États-Unis d’Amérique, et de pratiquer une politique internationale indépendante.
Cette prise de conscience progressive du rôle politique de l’arme nucléaire est renforcée par le développement d’armes de seconde frappe qui rend illusoire toute tentative de destruction préventive de la totalité des forces nucléaires d’un pays. Systèmes d’armes stratégiques dédiés à la seule mission de dissuasion, les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (snle) et leurs missiles intercontinentaux présentent des caractéristiques uniques : ils sont pratiquement invulnérables, cachés dans les profondeurs de l’océan, ils peuvent frapper tous les points du globe en déplaçant la base de lancement qu’ils constituent, et ils sont en permanence aux ordres du pouvoir politique. Dans son discours sur la dissuasion nucléaire, à Istres, le 19 février 2015, le président de la République François Hollande a d’ailleurs rappelé que « la composante océanique, par la permanence à la mer de nos sous-marins, leur invulnérabilité, la portée des missiles, constitue un élément clé de la manœuvre dissuasive. Puisqu’un agresseur potentiel, tenté d’exercer un chantage contre la France, doit avoir la certitude qu’une capacité de riposte sera toujours opérationnelle et qu’il ne pourra ni la détecter ni la détruire. C’est l’intérêt, l’utilité de la composante océanique ».
Depuis 1972, date de la première patrouille opérationnelle du Redoutable, au moins un snle assure une permanence à la mer. Geste politique très fort, cette permanence fut assurée par trois snle de 1982 à 1992, à l’initiative du président François Mitterrand. Depuis 1992 et la fin de la guerre froide, la posture a été progressivement ramenée à un bâtiment en permanence à la mer, dilué dans l’espace océanique.
À bord de ces sous-marins vivent plus d’une centaine de marins qui mettent en œuvre l’outil le plus complexe que l’homme ait jamais conçu. Un sous-marin nucléaire lanceur d’engins a la hauteur d’un immeuble de six étages et plus de cent mètres de long. D’un déplacement de seize mille tonnes, il abrite une centrale nucléaire qui lui permet de se rendre sans ravitailler en tout point de l’espace maritime. C’est aussi une base de lancement de seize fusées intercontinentales. Chaque fusée emporte jusqu’à six armes nucléaires, chacune dix fois plus puissante que la bombe d’Hiroshima. Le lancement d’une salve provoquerait donc des effets d’une violence inouïe.
La particularité de la mission est connue et acceptée de tous : les équipages sont composés de volontaires. Le commandant et le commandant en second partagent la responsabilité de donner à bord l’ordre de lancement : pour des raisons de sûreté, cet ordre, qui ne peut provenir que du président de la République, doit être exécuté simultanément par chacun des deux hommes, postés alors en un endroit différent du sous-marin.
Cette responsabilité est très particulière. Le processus de déroulement de l’ordre de tir est en effet très automatisé, afin de s’assurer que cet ordre sera bien exécuté dès lors que le président de la République l’aura donné. Très peu d’hommes interviennent dans le déroulement du tir, le commandant et le second du sous-marin sont de ceux-là. C’est pourquoi le 28 juin 1973 le président Pompidou reçut à l’Élysée les commandants des équipages du Terrible et du Foudroyant. Il voulait rencontrer ceux qui auraient peut-être un jour à exécuter l’ordre de tir, un ordre « redoutable », affirme-t-il lors de l’entretien, évoquant l’autre sous-marin nucléaire lanceur d’engins, Le Redoutable, alors en patrouille. Il voulait s’assurer personnellement de leur résolution à exécuter cet ordre. Ses successeurs ont suivi son exemple et ont tous tenu à visiter les snle et à rencontrer leurs équipages, même brièvement.
Exécuter l’ordre de tir est une responsabilité exceptionnelle et, comme le dit fort bien dans un reportage de l’époque l’un de mes anciens, alors commandant : « Heureusement on n’en prend pas conscience tous les jours, parce que finalement on a notre vie quotidienne qui nous occupe beaucoup, je crois qu’il arrive de temps en temps de réaliser que l’on appartient à une force exceptionnelle et je crois que la résolution du problème est dans le choix qu’on a fait, à un moment de notre vie, de faire partie de ces forces et de servir les armes qu’on nous a confiées1. »
J’ai fait ce choix en 1995 lorsque j’ai rallié pour la première fois la Force océanique stratégique comme commandant en second du snle Le Tonnant, puis à nouveau en 1999 en devenant commandant du Téméraire. Je croyais et je crois toujours fermement en l’efficacité du concept de dissuasion tel qu’il est porté par la France : « L’emploi normal du nucléaire est la menace d’emploi, cela doit suffire. » C’est le concept que développe Lucien Poirier dans Des stratégies nucléaires : « En bref, et c’est sa spécificité, la dissuasion est une stratégie de non-guerre, de non-emploi réel des forces armées. L’effet inhibiteur se fonde sur un “emploi virtuel” des forces ; emploi réduit à la formulation d’une menace de réaction efficace. Pour l’information des décideurs adverses, cette menace affiche ostensiblement, d’une part, les capacités de réaction des forces de représailles et, d’autre part, le ferme propos d’actualiser ces “virtualités” si l’agresseur passait à l’action qu’on lui interdit. Il importe de distinguer rigoureusement la stratégie de dissuasion et celle de défense active qui suivrait son échec, d’éviter le glissement qui, trop souvent, intègre la seconde dans la première. »
La dissuasion nucléaire pratiquée au sein de la Force océanique stratégique, telle que je l’ai vécue au début de ce siècle, en responsabilité, est cette dissuasion, une dissuasion du faible au fort, fondée sur le non-emploi. Je l’ai acceptée car j’étais convaincu et le suis toujours que la France ne saurait s’engager dans une guerre qui pourrait menacer son existence même en l’absence d’une juste cause. Nous vivons en effet dans une démocratie où la liberté d’expression est préservée et j’ai confiance dans les institutions de la République. Son président, choisi par le peuple au suffrage universel, est légitime dans son rôle de chef des armées. Je n’aurais pas accepté et je n’accepterais pas de servir dans cette force de dissuasion en cas de doute sur la cause d’un conflit ou sur la légitimité du chef de l’État. Que l’on ne se trompe pas pour autant : désirer ne pas avoir à employer des armes nucléaires nécessite d’avoir la ferme résolution de s’en servir s’il le faut. Le citoyen que je suis ne voterait pas pour un candidat à la présidence qui refuserait la dissuasion.
Il est certain que la dissuasion est d’autant plus robuste qu’elle est assurée par des moyens redondants, c’est pourquoi la posture actuelle avec au moins un snle à la mer en permanence est vraiment minimale. Il faut bien avoir en tête que, face à un ennemi déterminé, tout snle à sa base ou à proximité serait en cas de conflit de haute intensité une cible de choix. Il suffit pour s’en convaincre de rappeler les opérations préventives que furent l’attaque de Pearl Harbour en 1941 ou l’offensive aérienne menée par les Israéliens sur les pays voisins lors du déclenchement de la guerre des Six-Jours. En temps de crise internationale impliquant une puissance nucléaire, il vaut mieux avoir deux snle à la mer. Le président François Mitterrand l’avait bien compris. Certes, les avions des Forces aériennes stratégiques et de la Force aéronavale nucléaire complètent le dispositif et accroissent l’incertitude de l’adversaire quant au résultat d’une frappe préemptive, mais le nombre d’armes qu’ils pourraient délivrer ainsi serait très inférieur à celui d’une salve d’un sous-marin.
Afin de permettre au président de la République de marquer sa résolution sans devoir attendre que le pays soit aux abois, les stratèges ont inventé une variante au concept de dissuasion évoqué ci-dessus, celle de l’ultime avertissement : l’utilisation d’une arme nucléaire ou de quelques armes pour stopper les forces adverses, manœuvre ultime avant l’apocalypse. Cet ultime avertissement pourrait être le fait d’un missile de snle, mais le tir rendrait le sous-marin terriblement vulnérable et ne se conçoit que si d’autres bâtiments sont à la mer. Les avions des Forces aériennes stratégiques et de la Force aéronavale nucléaire avec les armes qu’ils emportent (missiles air-sol moyenne portée à tête nucléaire) trouvent ici tout leur sens.
J’ai la conviction que cette politique de dissuasion a permis d’éviter la guerre en Europe pendant la guerre froide ; je suis certain qu’elle a limité et qu’elle limite encore l’extension des conflits dans le monde, que ce soit au Proche-Orient ou en Asie.
Si l’on considère ses forces conventionnelles, la France n’est plus une puissance militaire de tout premier rang. Beaucoup d’États, développés ou émergents, parfois même en voie de développement, comme la Corée du Nord, alignent sur le papier des forces armées puissantes, aux soldats nombreux et souvent bien équipés. Même si nous pouvons être légitimement fiers des performances des forces armées conventionnelles de la France, nous savons qu’elles ne pourraient seules emporter la décision dans un conflit de haute intensité.
Le terrorisme est certes une menace permanente et considérable. Il n’a pas pour autant éliminé les conflits entre puissances. Il suffit de porter son regard vers les frontières de l’Europe. La Russie a envahi une partie de l’Ukraine malgré les assurances de sécurité que ce pays avait obtenues lors de sa décision de rendre les armes nucléaires soviétiques en sa possession. Le parapluie nucléaire que procure une puissance alliée est un atout précieux, mais il est dans la main de cette puissance alliée et il y restera tant qu’elle ne se sentira pas elle-même menacée dans son existence même. Il existe encore beaucoup trop de gouvernements totalitaires munis de forces armées aux capacités significatives pour faire l’économie des forces de dissuasion nucléaire.
L’arme nucléaire est d’une violence absolue. Elle fut et est encore un instrument de paix.
1 Les Sous-Mariniers, ina.fr