Les attentats de janvier 2015, qui ne sont en rien une surprise stratégique, ont fait plus que confirmer l’existence d’une menace terroriste qui plane sur la France depuis déjà plusieurs années. Ces attaques ont en fait dévoilé le visage d’un ennemi plus global dont les buts de guerre dépassent le cadre traditionnel auquel l’Histoire nous a communément habitués. Elles modifient la portée des dangers qui pèsent dorénavant, et probablement pour longtemps, sur l’intégrité de la France. Elles changent la perception que notre pays a de sa défense. Face à la menace directe exercée par un ennemi découvert à l’intérieur, l’engagement plus marqué de l’armée de terre sur le territoire national éclaire sous un jour nouveau le sens à donner à l’action militaire, au service de la protection des Français.
Notre pays vit depuis plusieurs décennies sous la menace terroriste. Aux attentats liés à la guerre d’Algérie ont succédé un terrorisme régionaliste, puis d’inspiration politique pratiqué par les groupuscules armés révolutionnaires. Plus tard, celui importé du Moyen-Orient fit déborder en France les conflits israélo-palestinien et libanais, puis la guerre civile algérienne. Mais les attaques qui ont frappé Paris en janvier 2015, précédées par celle de Toulouse en 2012 ainsi que par les tentatives avortées de Mehdi Nemmouche et de Sid Ahmed Ghlam, désignent à la France, et au monde, un ennemi d’une toute autre nature.
Les desseins qu’il poursuit et les procédés qu’il utilise le distinguent de ce qui menaçait dans le passé la sécurité internationale. Ils produisent un changement de paradigme. Car cet ennemi ne lutte pas pour un territoire sous des prétextes historiques ou ethniques. Il ne convoite pas de ressources naturelles. Il ne pratique pas la guerre comme mode « classique » de résolution d’un conflit. Ses visées sont totalitaires. Il se bat pour imposer au monde sa conception politique d’un islam radical dans son messianisme et fondamentaliste dans sa pratique. Il fait son lit du rejet de notre modèle de société. Il exploite, jusqu’au cœur de nos villes, la profondeur stratégique que lui confèrent les régions du monde à l’abri desquelles il prospère, utilisant sans aucune barrière morale tous les moyens matériels et immatériels accessibles pour parvenir à ses fins. Pratiquant un terrorisme aux ramifications transnationales, il se taille des sanctuaires et revendique un proto-État, fort d’un outil militaire assez robuste pour assouvir ses ambitions. Sans atteindre le niveau d’atrocités commises par les totalitarismes au xxe siècle, il en partage les méthodes barbares et les objectifs hégémoniques. Son but consiste à soumettre nos sociétés à la dictature d’un modèle diamétralement opposé à nos valeurs les plus essentielles.
La France n’est donc pas seulement visée pour ce qu’elle fait, mais surtout pour ce qu’elle est. La détestation dont elle fait l’objet s’enracine dans son histoire, dans ses choix diplomatiques et militaires ainsi que dans son modèle social et laïque. Le développement, y compris sur son territoire, d’une hostilité au mode de vie qu’elle promeut illustre l’aversion qu’elle inspire. Au bilan, c’est contre l’idée que la France se fait de l’homme et de la démocratie que l’agressivité à son encontre se développe. Ce sont les principes fondateurs de la république qui cristallisent le rejet et déchaînent la violence. Quand celle-ci est revendiquée par certains de nos concitoyens, c’est notre identité collective qui risque la fragmentation.
Cette situation inédite par sa nature et ses pics de violence doit inciter à ne pas fragiliser les équilibres qui fondent la politique de défense de notre pays. Le fait que la fonction de protection s’affirme de façon plus prégnante ne doit pas évincer les autres fonctions stratégiques ou les reléguer au second plan. Ce serait sans doute une erreur fondamentale de circonscrire notre défense à nos frontières et de rétrécir nos ambitions. L’écueil consisterait à faire des choix difficilement réversibles, sous le coup de l’émotion et de l’instant, dans une logique d’abord comptable. Dans un monde ouvert comme le nôtre, la résonance entre les menaces extérieures et intérieures constitue une réalité. Par voie de conséquence, la complémentarité entre la défense « de l’avant » et la défense « au-dedans » prend une dimension désormais plus concrète. La capacité dont dispose la France de pouvoir engager ses soldats en opérations, au contact de l’ennemi et au péril de leur vie, constitue un signal politique fort du niveau de détermination de notre pays. Il ne faut pas sous-estimer la portée politique du courage dont notre nation fait collectivement preuve en acceptant la mort au combat et les blessures, visibles et invisibles, de ses soldats. D’ailleurs, quel avenir se profilerait pour une société qui n’aurait plus la volonté ou la force de combattre, ici ou là-bas, ceux qui chercheraient à détruire les valeurs qui la font vivre ?
Ces constats posent la question des moyens dont la France a besoin pour garantir sa sécurité, simultanément « à l’avant » et « au-dedans », son indépendance et la protection de sa population. C’est au nom de ces principes que le président de la République a pris la décision d’augmenter l’effort de défense, afin de prolonger la mission de protection du territoire national à son niveau actuel et de maintenir à leur meilleur standard les forces engagées en opérations extérieures.
Cette inflexion soulève pour l’armée de terre de nombreux défis. Elle les avait en partie anticipés grâce à son nouveau modèle d’armée baptisé « Au contact ». Elle n’avait cependant pas imaginé que les événements donneraient, hélas, aussi vite raison à ses premières intuitions.
Considérant les évolutions qui se dessinaient déjà sous nos yeux voilà un an, l’armée de terre a donc refait, vingt ans après la professionnalisation, le choix de la remise en question et de l’adaptation. Le nouveau modèle, qui sera mis en place progressivement dans les prochaines années, est d’abord celui d’une nouvelle offre stratégique. Avec lui, l’armée de terre met en avant ce qui la caractérise le mieux : le contact, protecteur avec les Français, agressif avec l’adversaire, pragmatique avec les réalités du monde d’aujourd’hui. « Au contact » répond aux enjeux portés simultanément par l’augmentation des dangers sur le territoire national et par l’accroissement des incertitudes géopolitiques. Avec ce modèle, l’armée de terre fait aussi le choix audacieux d’une organisation plus souple, capable de se reconfigurer au gré des besoins opérationnels et des contingences économiques. Enfin, elle exploite les atouts dont elle hérite : sa maturité acquise en opérations et au combat d’une part, la valeur et la polyvalence de ses soldats d’autre part.
De ce point de vue, la professionnalisation, en tournant une page de l’histoire de la France, a parfaitement atteint ses objectifs : mettre au service de notre pays des forces immédiatement disponibles, très entraînées et hautement qualifiées. Deux décennies ont donné raison à cette analyse. Elles ont été marquées par un engagement militaire d’une rare intensité, tant par le volume des troupes projetées que par la diversité des opérations menées. Dans les Balkans, en Côte d’Ivoire, au Liban, en Afghanistan, en Libye, en République centrafricaine ou au Mali, les soldats des forces terrestres sont intervenus au milieu et au profit des populations. Ils ont montré leur aptitude collective et individuelle à stabiliser un environnement chaotique, à réconcilier des belligérants, à poser les fondements de la reconstruction d’un État. Ils ont également appris à affronter la violence en maîtrisant l’usage de la force, à maintenir un climat sécurisé en éteignant les crises les plus aiguës. Ils ont aussi renoué avec le combat meurtrier, sous le feu d’adversaires organisés, déterminés et pour certains fanatisés. Finalement, le soldat français a conjugué, tout au long de ces dernières années, l’art de la guerre et l’imposition de la paix, avec la même efficacité.
Le sens de l’action militaire, analysé jusqu’alors sous l’angle d’un emploi essentiellement expéditionnaire, mérite d’être aujourd’hui revisité à l’aune de l’engagement durable de l’armée de terre sur le sol national.
La protection des Français constitue depuis toujours la priorité d’une armée de terre qui est par essence l’armée du territoire. Hors période de crise, elle consacre d’ailleurs à cette mission vitale, aux côtés des autres armées, des moyens importants sur un mode permanent ou occasionnel. En définitive, grâce à l’étendue de ses capacités, elle participe déjà en temps normal à un très large éventail de missions de sécurité intérieure, de sécurité civile et de service public sur notre territoire, qui reste son espace naturel et historique.
La nouvelle mission de protection que le président de la République a confiée aux armées, et plus particulièrement à l’armée de terre, ouvre à l’évidence de nombreuses questions d’ordre éthique, juridique, conceptuel et doctrinal. L’action de la force armée sur le sol national soulève instinctivement des réserves nourries par les épisodes douloureux qui marquent la mémoire nationale. Pourtant, l’enjeu justifie qu’elles soient dépassées. L’armée de terre sait pouvoir s’appuyer sur un cadre déontologique qui pose clairement les fondements de l’exercice du métier des armes. Elle sait aussi que son action est structurée par un commandement irrigué par des chefs dont la valeur est reconnue. Elle connaît, enfin, la pertinence de ses modes d’action éprouvés en opérations dans les situations les plus complexes. Tous ces atouts la prédisposent à occuper une place à part entière, aux côtés des forces de sécurité intérieure, sur le territoire national et à répondre aux défis sécuritaires actuels.
De surcroît, l’armée de terre s’est aussi interrogée sur son rôle et ses responsabilités au sein de notre pays en matière de cohésion nationale. Plus que jamais, sa place dépasse le seul cadre stratégique et opérationnel de ses missions, parce qu’elle est un modèle d’intégration dépassant tous les clivages. Ses responsabilités dans ce domaine ajoutent une dimension régalienne supplémentaire à ses obligations. Son implantation sur le territoire est un gage pour la sécurité des citoyens, mais elle a aussi une portée sociale qui a du sens. Nos responsabilités vis-à-vis de la nation, et en particulier de sa jeunesse, conduiront l’armée de terre à étendre le rôle positif qu’elle joue en direction de celles et ceux qui ont besoin de retrouver des repères et qui veulent prendre un nouveau départ.
L’échelle de la menace évolue et avec elle l’ampleur des engagements opérationnels terrestres. Un nouveau front sécuritaire a été percé sur notre sol, au cœur de notre pays et de notre capitale. La défense, qui contenait la menace hors des frontières, est à nouveau indissociable de la sécurité du territoire. Celle-ci est redevenue indispensable pour protéger nos concitoyens et tout ce qui fait l’essence de la nation. C’est un nouveau sens à l’action militaire qu’il faut dorénavant construire et partager. Cette inflexion de notre action militaire constitue un défi que nous ne relèverons pas seuls. Il est lancé à la nation tout entière.
The January 2015 attacks, which were not the least bit surprising strategically, merely confirmed the existence of a terrorist threat that has hung over France for a number of years. The attacks revealed the face of a more ubiquitous enemy, one with war aims which lie outside the usual framework that history has taught us to expect. They changed the scale of the dangers hanging over the whole country now and probably for some time into the future. They changed our country’s perception of its defence. Faced with a direct threat from an enemy within, the army’s more noticeable deployment within France puts the meaning of military action to protect the French population in a new light.
France has lived with the threat of terrorism for several decades. The attacks connected with the war in Algeria were followed by regionalist terrorism, then by politically motivated terrorism by revolutionary armed cells. Later, terrorism imported from the Middle-East caused the Israeli-Palestinian and Lebanese conflicts, then the Algerian civil war, to spill over into France. But the attacks that struck Paris in January 2015, preceded by the Toulouse attacks in 2012 and the abortive attacks by Mehdi Nemmouche and Sid Ahmed Ghlam, revealed an entirely different kind of enemy to France and to the rest of the world.
Its goals and the methods used to attain them differentiate this enemy from past threats to international security. They bring about a change of paradigm. For this enemy is not fighting for territory on historical or ethnic grounds. It does not have its eye on natural resources. It is not waging war as the traditional route to resolving conflict. Its aims are totalitarian. It is fighting to impose on the world its political conception of Islam, which is radical in its messianism and fundamentalist in its practice. Its basis is the rejection of our model of society. Even in the very heart of our cities, it exploits the strategic depth given to it by the regions of the world under whose protection it prospers, using any physical and non-physical means it can access to achieve its aims, unconstrained by any moral barrier. Engaging in terrorism with transnational ramifications, it creates sanctuaries for itself and lays claim to a proto-state, the strength of which lies in a military machine mighty enough to satisfy its ambitions. Although it has not yet attained the level of atrocities committed by totalitarian régimes in the 20th century, it uses the same barbaric methods and has the same hegemonistic goals. Its aim is to make our societies submit to the dictatorship of a model diametrically opposed to our most fundamental values.
So France is not just being targeted for what it does; it is also, above all, being targeted for what it is. The loathing felt for it is rooted not only in its history and its diplomatic and military choices but also in its secular model of society. The development, including on its own soil, of hostility to the way of life it promotes illustrates the aversion it inspires. All things considered, it is against France’s idea of humanity and democracy that this antagonism to France has developed. It is around these founding principles of the republic that rejection has crystallized and violence has been unleashed. When these attitudes are held by some of our fellow citizens, it is our collective identity that risks fragmentation.
This unfamiliar situation with its peaks of violence should not persuade us to upset the balance underpinning our country’s defence policy. The fact that protection is now a more significant function should not mean that it supplants the other strategic functions or pushes them into the background. We would be making a fundamental mistake if we were to confine our defence to within our own borders and scale down our ambitions. The danger is that knee-jerk decisions that are difficult to reverse are made on the spur of the moment, primarily for economic reasons. In an open society such as ours, the resonance between external and internal threats is a reality. Because of this, the complementary aspects of “forward” defence and ‘homeland’ defence take on a more concrete dimension. France’s capability for engaging its soldiers in operations, in contact with the enemy and risking their lives, is a strong political signal of our country’s level of determination. We should not underestimate the political ramifications of the courage demonstrated by the nation collectively, by accepting the death in combat and the wounding, whether visible or hidden, of its soldiers. But what kind of future would there be for a society that no longer had the will or strength to fight those wanting to destroy the values at its heart, either at home or elsewhere?
These considerations raise the question of the strategy France should pursue regarding the resources it needs to guarantee its security in ‘forward’ and ‘homeland’ contexts simultaneously and to ensure its independence and the protection of its population. On the basis of these principles, the French President has made the decision to increase France’s defence spending so that the protection of French territory can be continued at current levels and France’s forces engaged in operations elsewhere can be maintained at their best standard.
This raises a number of challenges for the French army. The army had to some extent anticipated them with its new ‘Au contact’ model. However, it did not expect that events would prove its intuition right so quickly.
Because of developments that were already happening before our very eyes a year ago, the French army, twenty years after its professionalisation, opted for a policy of review and adaptation. The new model, which will gradually be implemented over the next few years, consists primarily of a new strategy offering. With this new model, the army is focusing on its strongest characteristic—contact: protective contact with the French population and aggressive contact with its enemies, and a pragmatic approach to the realities of today’s world. ‘Au contact’ simultaneously meets the challenges posed by an increase in threats within France and an increase in geopolitical uncertainties. With this model, the army has also made the daring decision to opt for a more flexible organisation capable of reconfiguring itself in line with operational requirements and economic contingencies. Lastly, it is making the most of its inherited assets: its maturity acquired in operations and combat, and the value and versatility of its soldiers.
From this point of view, the professionalisation of the French armed forces, which turned a page in France’s history, has done exactly what it set out to achieve, giving France very well trained and highly qualified armed forces that are instantly available. Two decades have proved this analysis right. These two decades have been marked by unusually intense military engagement in terms of both the numbers of troops deployed and the diversity of the operations. In the Balkans, Côte d’Ivoire, Lebanon, Afghanistan, the Central African Republic and Mali, soldiers from the French army have intervened amidst and for the benefit of populations. They have demonstrated their collective and individual ability to bring stability to an environment in chaos, to reconcile warring parties, and to lay the foundations for the rebuilding of a state. They have also learned to confront violence by understanding the use of force, and to maintain a secure climate by settling the most acute crises. They have also had to face deadly combat under fire from organised, determined and at times fanatical adversaries. Ultimately French soldiers have, in the last few years, combined both the art of war and the imposition of peace with the same effectiveness.
The meaning of military action, which until now has been analysed from the point of view mainly of expeditionary deployment, now needs to be reviewed with the prospect of the French army’s long-term engagement within France itself.
Protecting the French population has always been the priority of the army, which by nature is the army on the ground. When it is not dealing with crises, it commits significant resources to this vital mission on a permanent or occasional basis, alongside the other forces. Its extensive capabilities mean that it already takes part in normal times in a very wide range of domestic security, civil security and public service missions within France, which remains is natural and historic base.
The new protection mission that the French President has asked the armed forces, and particularly the army, to perform obviously raises a number of ethical, legal, conceptual and doctrinal questions. Action by the armed forces on our own soil instinctively stirs up misgivings, fed by the memory of painful episodes in the country’s past. However, given the challenge at stake, we have to overcome these. The French army knows it can rely on an ethical framework that lays clear foundations for exercising the profession of soldier. It also knows that its action is structured by a command with input from highly respected leaders. Lastly, it is aware of the relevance of its modes of action, proven in operations in some of the most highly complex situations. These strengths make it worthy to take its own place within France, alongside the country’s domestic security forces, and to meet the security challenges of today.
Moreover, the army has also examined its role and responsibilities within France as regards national cohesion. More than ever it has a bigger part to play than merely a strategic and operational role in its missions, because it is a model of integration overcoming all divisions. Its responsibilities in this area add an additional sovereign dimension to its obligations. Its presence within France represents a commitment to the security of France’s citizens but it also has a meaningful social impact. Our responsibilities towards the nation, and particularly towards its young people, will prompt the French army to extend its positive role towards those needing to find their bearings again, who want to make a new start.
The scale of the threat is evolving, and with it the scale of operational engagements on the ground. A new security front has been breached on our soil, at the heart of our country and our capital. Defence, which used to mean containing threats outside our borders, has once again become indissociable from security on French soil. Once again that has become vital to protect our fellow citizens and everything that makes France the nation it is. A new meaning for military action now needs to be created and shared. This shift in our military action is a challenge we do not have to face alone. It is a challenge for the whole nation.